Chapitre 15
Alexis
On sent que l'été approche. Les jours rallongent, il fait beau. Courant juin, je refais une sortie sur le plateau et m'aventure à escalader le Mont Gerbier. De là-haut, la vue est superbe, comme si on était sur le toit du monde. Le temps est bien dégagé, la vue porte loin : je peux distinguer les sommets des Alpes et aussi le tracé des Gorges. Je tente de repérer les différentes vallées : celle de la Volane, de la Bourge, de l'Ardèche, de la Loire.
Je ne reste pas très longtemps au sommet, car bien qu'il fasse beau, le vent est encore de la partie. Je redescends de quelques mètres pour contempler la vue en étant un peu plus à l'abri. Je pense à Layla. A la journée que nous avions vécue ici et aux heures qui ont suivi. A cette nuit et cette journée que nous avions passées ensemble, à faire l'amour.
Et soudain, j'ai peur. Peur d'oublier ses traits, peur d'oublier son regard fantastique, peur d'oublier le son de sa voix, cette mélodie si douce à mon oreille quand elle me disait : "C'est bon... Viens... Viens...". Peur d'oublier ses parfums.
Elle va pourtant revenir cet été, au mois d'août. Mais est-ce que je serai encore là ? Il ne tient qu'à moi de rester. Monsieur Duras a accepté un renouvellement du bail tous les trois mois, jusqu'à la fin de l'année. Après... Cette semaine, en lui adressant un courrier, je peux l'informer que je vais demeurer jusqu'à la fin septembre. A moi de décider si je prolongerai jusqu'en décembre ou pas. Mais je n'y suis pas, loin de là.
Ma peur est totalement irrationnelle, car Layla et moi poursuivons nos échanges quotidiens. Nous ne nous téléphonons pas, y compris le week-end. Cela s'est fait ainsi, et ça me convient. Et sans doute qu'à elle aussi.
Début juillet, elle m'annonce qu'elle part au Japon, pour faire le point sur la situation de leurs magasins là-bas. Le décalage horaire rend plus compliqués nos échanges. Je parviens quand même à savoir que son voyage se passe globalement bien. Elle doit rentrer vers le 20 à Paris. Je n'ose pas lui demander à quelle date elle compte venir en Ardèche. Elle m'avait aussi parlé d'un déplacement à Bordeaux, pour voir sa famille. Peut-être ira-t-elle là-bas avant de venir ici.
**
C'est deux jours après le départ de Layla pour Tokyo que Pauline et Aglaé arrivent. Elles ont pris le train, Pauline n'ayant pas de voiture, et je suis allé les chercher à Montélimar. Nous sommes heureux de nous revoir et Aglaé me saute au cou avec un grand sourire. Elle a effectivement bien grandi.
Nous en profitons pour remonter toutes les Gorges de l'Ardèche, en nous arrêtant à de nombreux points de vue, puis nous pique-niquons au bord de l'Ibie. Je promets à Aglaé qu'elle pourra trouver des fossiles dans le lit presque à sec de la rivière et après deux petits sandwichs, elle entame ses recherches. J'ai réservé une visite en toute fin d'après-midi pour la grotte Chauvet et heureusement que je peux assurer à Aglaé de voir encore de très belles choses, sinon, elle continuerait à fouiller les cailloux. Elle repart cependant avec deux jolis fossiles. La fouille n'aura pas été vaine.
Au cours de la petite semaine qu'elles passent avec moi, je les emmène en balade dans les alentours, leur montrant des endroits que j'ai découverts seul et d'autres avec Layla. Aglaé a toujours été fascinée par les volcans aussi ai-je prévu nos balades quotidiennes dans des endroits où elle pourra en voir : Jaujac et ses coulées basaltiques, le plateau avec les différents sucs, le plateau du Coiron également. Et bien entendu, nous faisons l'ascension du volcan d'Aizac. De chaque expédition, elle ramène de minuscules cailloux "des petits pour ne pas abîmer le volcan".
A chaque retour de promenade, elle s'accroupit devant le muret de la terrasse et aligne ses petits cailloux en répétant les noms des volcans d'où ils proviennent. Ce soir-là, je la prends en photo et l'envoie à Layla. Je lui ai mentionné la venue de Pauline et de sa fille, lui disant qu'il s'agit de l'ancienne compagne de mon père. Je ne sais pas ce qu'elle pensera de la photo, mais sachant qu'elle a deux neveux, sans doute trouvera-t-elle la petite attendrissante. Elle me répond deux heures plus tard, à son lever, en me disant qu'Aglaé possède là une belle collection et en nous souhaitant une bonne soirée.
Nous avons ce jour-là réalisé l'ascension du volcan d'Aizac et Aglaé ne tarde pas à se coucher, bien fatiguée, mais ravie. Nous demeurons un moment à discuter Pauline et moi, sur la terrasse. Je lui ai proposé une tisane, je sais qu'elle évite tous les excitants - alcool compris, même léger - pour ne pas hypothéquer son sommeil : comme pour moi, la mort de papa a rompu son équilibre. Et le sien me paraît, à la voir et à l'écouter, parfois plus fragile encore que le mien. Je lui demande cependant, avec toutes les précautions d'usage, si elle se sent capable de tourner la page. Elle m'avoue que non. Qu'elle ne sait pas si elle pourra à nouveau faire confiance. Qu'elle n'a pas envie de retomber amoureuse. Et que pour le moment, ce qui compte pour elle, c'est Aglaé. Puis naturellement, nous en venons à parler de moi.
- Et toi, Alexis ? Est-ce que tu avances ?
- Je crois que oui. Ici, je retrouve vraiment une stabilité que j'avais perdue. Je commence à prendre du recul, aussi, à laisser certaines choses de côté, à réfléchir à ce qui est vraiment important.
- Et l'avenir ?
- Pour l'instant, pas grand chose en vue. Je veux dire, professionnellement parlant. Je me sens toujours incapable de retourner au CHU. J'en ai parlé avec Bruno récemment, et il m'a dit que c'était normal. Que cela ne faisait pas assez longtemps.
Elle hoche la tête, puis, elle aussi, avec précaution, me demande :
- Tu dis professionnellement, mais humainement ?
- J'ai rencontré quelqu'un, ici, Pauline. Elle s'appelle Layla, mais elle vit à Paris. Elle ne vient que pour les vacances. Normalement, elle va revenir au mois d'août. Je ne sais pas du tout ce que cela va donner. Je ne sais pas si c'est juste une jolie aventure ou si ce sera plus solide. Là non plus, je n'arrive pas à me projeter. Mais je sais que je pense beaucoup à elle. Et à travers elle, je m'attache un peu plus à ce pays.
Elle opine.
- Je comprends. C'est très beau, calme, reposant. Oui, je comprends que tu te sentes bien ici. C'était vraiment gentil à toi de nous avoir proposé de venir, toutes les deux. Aglaé est ravie. Et je n'avais pas pris de vacances depuis...
Sa phrase reste en suspens, sa main dessine un vague geste. Dans ma tête, la phrase se termine toute seule : "depuis la mort de ton père". Elle se reprend et dit :
- Ton père... Il était fier de toi, tu sais. Oui, tu le sais ! sourit-elle doucement. Il était heureux que tu aies réussi tes études. Mais si tu as craqué... C'est important de faire quelque chose qui te plaise. Tu en as les moyens, Alexis. Ne retourne pas à Créteil, ne replonge pas dans l'enfer de l'hôpital si tu ne t'en sens plus capable. Ou alors, attends, prends encore des forces, ici, et retournes-y en étant vraiment armé. Capable de garder de la distance, capable de dire non, aussi. Et peut-être que si Layla est à Paris, que votre histoire continue... Peut-être qu'elle pourra t'aider à garder cette distance. C'est plus difficile quand on est seul.
Elle se tourne alors vers moi, nos regards se croisent. Je hoche simplement la tête : je comprends très bien ce qu'elle veut dire.
**
Le dernier jour de leur séjour, j'emmène Pauline et Aglaé à Craux en voiture, mais nous empruntons le début d'un des sentiers redescendant vers Antraigues, pour les faire passer dans le pierrier. Aglaé en est très impressionnée. Pour finir notre journée, c'est baignade à Antraigues, mais je crois bien qu'Aglaé passe plus de temps à regarder les orgues basaltiques qui offrent un joli cadre à la baignade qu'à plonger dans la rivière.
Puis le lendemain, nous reprenons la route de Montélimar et je les ramène au train. Je les accompagne sur le quai et alors qu'Aglaé agite sa petite main derrière la vitre, je me demande bien quand je les reverrai. J'espère qu'elles vont avancer, encore, toutes les deux. J'espère que Pauline va tenir le coup et que cette semaine leur aura fait du bien. A Aglaé, j'en suis certain. A Pauline... rien n'est sûr.
Je passe les dernières semaines de juillet comme j'ai passé celles de juin, avant le début des vacances. La seule différence est que lorsque je pars en balade, je prévois aussi le maillot et une serviette de bain. Il ne manque pas de petits coins agréables pour la baignade, même si certains sont un peu difficiles d'accès.
Une chose est certaine : ici, j'ai appris à écouter la nature, et j'apprécie cela de plus en plus. J'ai du mal à supporter les bruits de voiture, de moteurs en tout genre. Je fuis la foule et quand, un matin, un car de touristes déverse sa marée de personnes âgées venues visiter le village et se rendre sur la tombe de Jean Ferrat, je fais aussitôt demi-tour, oubliant même de m'arrêter à l'épicerie pour ma provision de fromages. Pas grave, c'est un jeudi et le soir-même, je me rends à Bise, chez le producteur. J'y suis déjà allé trois ou quatre fois, la route est jolie, c'est une belle vallée, plus sauvage que celle de la Volane. Et dire que le jour où j'étais arrivé ici, j'avais pensé que je ne trouverais pas plus perdu qu'Antraigues ! C'était bien me tromper...
C'est pourtant deux jours avant la fête nationale, peu après le départ de Pauline et d'Aglaé, que je me prends un nouveau coup de massue.
Auquel j'étais bien loin de m'attendre.
Layla
Je suis claquée, crevée. J'ai le cerveau explosé par le voyage et le décalage horaire. Quelle idée mon père a-t-il eue de nous implanter au Japon ! Tant qu'il y était, il aurait dû viser l'Australie. J'aurais eu droit à l'escale à Dubaï en prime, je sens que j'aurais adoré. Bon, trêve de plaisanterie, mais je ne sais même pas à quel jour je suis, ni quelle heure il est.
Mon père m'a téléphoné trois fois lorsque j'étais à Tokyo, sans mesurer la première fois qu'il m'appelait au petit matin. Quand je lui en ai fait la remarque, il m'a dit qu'il ferait attention. La fois suivante, il m'a réveillée à minuit. Merci papa. Je t'aime.
Il est grand temps que les vacances arrivent. Je n'en peux plus. J'ai l'impression que je n'ai jamais eu autant besoin de faire un break qu'après la première année que j'avais passée à la tête de l'entreprise. Et encore. Les Japonais m'ont bouffé l'énergie qui me restait.
Car j'ai beaucoup donné auparavant. J'avais pris mon courage à deux mains et annoncé ma décision concernant le Brésil. Non, nous ne nous y implanterions pas. J'avais reconnu et souligné le formidable travail de Marc, son implication, et je comprenais la déception que ma décision lui infligeait, mais je voulais garder nos capacités d'investissement pour autre chose.
Cette décision va entraîner de nouveaux axes de réflexion. J'ai déjà lancé, depuis deux ans, des pistes de recherche en matière de produits biologiques et demandé une étude poussée sur la mise aux normes de l'usine de Libourne, pour qu'elle soit la plus écologique possible. En le faisant, j'ai commencé à modifier l'axe d'orientation de notre développement. C'est encore infime, ce n'est pas encore dans tous les esprits, loin s'en faut. La relocalisation accentuerait ce virage. Et j'entends bien m'y préparer moi aussi, le mieux possible.
**
Les premiers jours après mon retour du Japon, je navigue au radar, tentant de récupérer du décalage horaire. Je suis bien contente de revoir Serge et Lisa, de retrouver mon appartement parisien et de manger autre chose que du poisson cru ou des soupes de pâtes. J'en bénis Nadine. Je récupère comme je peux. J'ai envoyé un message à Alexis pour lui dire que j'étais bien rentrée, mais c'est seulement au bout de quarante-huit heures que je mesure qu'il ne m'a pas répondu.
Un peu intriguée et me demandant encore si c'est un effet du décalage horaire ou pas, je lui réécris en lui disant que j'arrive à Aizac le 27 juillet au soir. Pour trois semaines. Et je termine en lui demandant s'il y sera encore et si on pourra se voir.
Sa réponse est laconique, un "oui, ça va. Et toi ?" Sans plus. Nos échanges suivants sont aussi plus courts qu'avant mon départ pour le Japon et il ne m'envoie aucune photo de ses balades. D'ailleurs, il ne me dit même pas ce qu'il fait de ses journées.
Et je commence à me demander si Alexis va vraiment bien, puis l'idée qu'il aurait pu rencontrer quelqu'un au cours du mois écoulé s'impose de plus en plus à mon esprit. Cela pourrait expliquer cette distance que je ressens à travers ses mots. Je termine cette dernière semaine de travail avec le cœur en vrac, au point que Lisa s'inquiète et me demande à plusieurs reprises, elle aussi, si "ça va". Avant de souligner que les vacances me feront du bien.
Je n'ose lui répondre que je n'en sais rien et c'est avec la boule au ventre que, pour une fois, je me laisse conduire jusqu'à mon refuge.
Après une longue journée de voyage, rendue un peu pénible par la circulation importante de ce week-end de "chassé-croisé", c'est quand même avec soulagement que je vois se dessiner mes chères montagnes. Perchée sur son rocher, Antraigues est baignée par la douce lumière de la fin d'après-midi. Alors que nous nous apprêtons à franchir la Volane, je pousse un petit cri d'exclamation :
- Ah mince, alors !
Au carrefour, nul ne peut en effet ignorer la grande banderole accrochée au mur et signalant que la commune cherche un médecin. Me revient alors à l'esprit que celui qui officiait ici depuis plusieurs dizaines d'années avait annoncé son départ en retraite. C'est donc acté. Et sans remplaçant.
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