Layla

J'embrasse tout le monde, promets à ma mère de revenir pour un prochain week-end, si j'ai le temps. Mes neveux s'agrippent à moi, mon frère me glisse à l'oreille un : "Quand est-ce que je serai tonton ? Mes fils t'adorent ! Ils mériteraient bien d'avoir des cousins !" auquel je rétorque qu'il a deux sœurs et que l'autre peut aussi lui donner des neveux.

Puis je monte dans la voiture, à l'arrière pour ce début de parcours : je veux pouvoir me replonger dans mes dossiers pour une partie du trajet. La voiture est équipée pour : prise me permettant de recharger téléphone et pc portable, tablette pour ledit pc, accoudoir que je peux utiliser pour poser un crayon, un carnet sur lequel il m'arrive de prendre quelques notes.

Lisa m'a fait parvenir le compte-rendu que Laurent a préparé pour moi : lui et moi alternons toujours nos périodes de vacances afin qu'il reste un chef à la tête de la société. En cas d'urgence, de gros soucis, il m'appelle. Cet été, il n'en a pas eu besoin, je m'attends donc à reprendre ma place de PDG sans rencontrer de grosses difficultés. Je mets une bonne heure à parcourir le document. Certes, nous nous verrons dès demain matin, dès mon retour au siège, mais ce dossier me permet de gagner du temps : il y passe en revue des points que nous n'aurons pas à aborder, je sais ainsi quelles tâches seront prioritaires, à quoi je devrai porter attention.

Hier, je me suis rendue à l'usine de Libourne, comme à chacun de mes passages ici. Une visite classique : réunion avec la direction locale, discussions avec les représentants du personnel, petit tour à l'atelier et au laboratoire, échanges avec les salariés.

Serge demeure silencieux tout le temps que je travaille. Un moment, je demeure songeuse et jette un regard au bracelet qu'Alexis m'a offert. Impossible qu'il quitte mon poignet désormais, sauf exception. Nos derniers jours ensemble ont filé à la vitesse de l'éclair. Balades, baignades, une dernière excursion sur le plateau. Et beaucoup, beaucoup d'amour.

Je relaie Serge après Poitiers, puis il termine le trajet jusqu'à Boulogne. En arrivant en région parisienne, le coup de blues s'abat sur moi. Je m'y attendais : le week-end à Montussan n'a fait que repousser l'échéance.

Je m'efforce de ne pas le montrer, mais je sais que Serge n'est pas dupe. Il me connaît bien. Et il est même fort possible qu'il se doute déjà que j'ai quitté Aizac en ayant encore plus mal au cœur que d'habitude. Qu'il y a une autre raison, et pas des moindres, qui me poussera à y retourner.

En arrivant à l'appartement, je fais comme d'habitude : un petit tour des lieux, pour me réapproprier cet espace. Nadine est passée aujourd'hui, le ménage est fait, un repas m'attend comme toujours. Je lui envoie un petit message pour la remercier, puis je m'active à ranger mes affaires en commençant par la glacière avec les provisions. Maman s'était occupée de les mettre au frais à Montussan et de la regarnir ce matin. Elle y a ajouté quelques provisions du coin que j'apprécie, mais j'y découvre aussi un pot de confiture de myrtilles sur lequel une écriture qui m'est inconnue, mais que j'identifierai désormais comme étant celle d'Alexis, a gravé quelques mots : "Remède du médecin : une petite cuillère par jour, jusqu'à épuisement du pot. Peut s'étaler sur une tartine ou accompagner une boule de glace à la vanille. A apprécier en pensant uniquement au volcan et à moi."

J'en ris et pleure en même temps. Et je me saisis de mon téléphone.

- Alexis ?

- Layla ! Comment ça va ?

- Je suis triste et je ris en même temps. C'est grave, docteur ?

- Oh, ça dépend. Pourquoi ris-tu ? C'est une bonne médecine, le rire.

- Je ris parce que je viens de trouver un pot de confiture de myrtilles au milieu de mes fromages. Et je pleure aussi à cause de lui.

- Ah. La situation est plus grave et plus complexe que je ne le pensais. As-tu fait bon voyage ? Ta famille allait bien ?

- Je réponds oui aux deux questions.

- C'est déjà un point important. Cela enlève des soucis. Tu as repris contact avec le travail ?

Il savait que j'allais me plonger dans mes dossiers à un moment du voyage et que je me rendais à l'usine hier.

- Oui. Et là aussi, ça va. Pas de grosses difficultés à m'attendre pour la reprise.

- Donc une autre raison de ne pas se faire du souci. Alors, d'où te vient cette tristesse ?

- De t'avoir quitté et d'être loin des Auches.

- Effectivement, là, c'est problématique. Le remède fourni ne sera peut-être pas suffisant.

- Je suis certaine que cela m'aidera. C'est gentil d'avoir pensé à ça.

- J'ai eu le temps d'enregistrer certaines informations te concernant, tu sais, répond-il et je devine qu'il sourit. Ton goût prononcé pour certains fromages - mais tu avais grandement pourvu à tes provisions -, pour la pogne, mais là aussi, tu en avais une toute fraîche dans ton panier.

- Dévorée en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire par mes neveux, soupiré-je.

- Un conseil pour la prochaine fois : ne pas déballer ses provisions en public.

- C'est vrai. Tiens, ça me fait penser...

Ma phrase reste en suspens. Ma mère a sorti et rangé les provisions. Elle ne peut ignorer le petit mot laissé par Alexis et j'imagine déjà que cela l'a laissée bien songeuse.

- Tu disais ?

- Rien, continue donc ton diagnostic. Que savez-vous de plus sur moi, docteur ?

- Que tu présentes un faible pour la myrtille. D'où ce pot de confiture.

- C'est une excellente idée. Je vais vraiment l'économiser, sois certain.

- Alors, c'est parfait. Et quand le pot donnera des signes d'épuisement, tu me le dis et je t'en renvoie par la poste.

- Mon facteur va adorer.

Il rit doucement. Je poursuis :

- Tu me tiens au courant pour demain ?

- Promis, je t'appellerai demain soir pour t'en parler.

- Envoie-moi déjà un message dans la journée.

- Serais-tu donc impatiente d'en apprendre plus ?

- Disons que je serais contente d'avoir ton premier ressenti. Avant que tu ne te mettes à cogiter comme un dingue.

- Excellente raison, soupire-t-il. Bon, promis, je t'envoie un message en fin de matinée. Je vois le maire à 9h30. Je ne sais pas combien de temps ça va durer.

- Au moins deux bonnes heures, à mon avis. Il va te faire le topo sur la situation de la commune et toi, tu as pas mal de questions à lui poser.

- Tout à fait.

Je retiens un petit soupir et lui demande :

- Tu es sur la terrasse ?

- Oui.

- Décris-moi ce que tu as sous les yeux, s'il te plaît.

- Tu veux une petite vidéo ?

- Je préfère t'entendre.

- Ok. Alors... Alors, c'est l'heure où Antraigues est la plus belle, enfin, vue d'ici. Le soleil de fin de journée est en train de la caresser, le rose des toits, les ocres des pierres ressortent comme avec une pointe de tendresse. J'entends le chant de la Volane, parfois couvert par un peu de circulation, mais c'est encore supportable. Au-dessus du village, la montagne est mauve, les verts sont très soutenus. D'ici peu, elle va se parer d'une ombre bleutée. Il n'y a pas un seul nuage dans le ciel. Sur ma droite, l'ombre du volcan est en train de s'allonger. Elle couvre déjà la vallée et ne devrait pas tarder à lécher les pieds du village. Je bénéficie encore d'un peu de soleil, mais la terrasse sera bientôt dans l'ombre elle aussi.

Je ne retiens pas mon soupir, et je dis :

- Merci.

**

Je reprends très vite mes habitudes parisiennes et notamment mon rituel du matin, dès ce mercredi. J'en ai besoin, cela m'aide aussi, au quotidien, à avancer, à régler les problèmes les uns après les autres, à prendre des décisions, à trancher. C'est ce qu'on attend de moi et c'est seulement ainsi que l'entreprise peut tourner. Même si certaines décisions ne plaisent pas toujours. Je ne suis pas là pour faire plaisir à tout le monde, d'ailleurs, c'est impossible.

Après avoir salué Lisa qui a repris une semaine avant moi - mais était partie en vacances une semaine avant aussi -, je passe la matinée avec Laurent. Deux questions principales nous occupent : la négociation salariale annuelle qu'il va falloir entamer avec les représentants syndicaux dès la semaine prochaine. Il a déjà discuté de cela avec Valérie, la responsable du service financier, et a échangé avec plusieurs élus du comité d'entreprise. Les perspectives s'annoncent bonnes pour l'année prochaine, et cette année, nous avons un bilan positif, du moins à l'heure actuelle. Il me semble donc tout à fait possible d'accorder une augmentation de salaire à l'ensemble du personnel qui soit légèrement supérieure à l'inflation et de distribuer des avancements.

L'autre question concerne le marché allemand. Nous y rencontrons quelques difficultés, car les Allemands sont très pointilleux sur les normes environnementales. La solution que j'envisage, c'est de lancer une gamme de produits biologiques. Laurent est tout à fait d'accord avec cette idée qui nous permettrait de nous placer sur un marché en plein développement, de séduire une clientèle de plus en plus soucieuse de ces questions, voire de faire passer certains clients et surtout clientes vers cette gamme, même si le prix des produits est un peu plus élevé. Et pour le marché allemand, ce serait une bonne solution. Mais en attendant que notre laboratoire de Libourne mette au point les premiers produits, nous allons relancer une campagne de communication à destination de notre clientèle allemande. Dans le même temps, Laurent me propose de la décliner aussi pour les marchés d'Europe centrale, notamment la République Tchèque, la Hongrie et l'Autriche. Tout en préparant le terrain pour les produits biologiques que nous devrions pouvoir proposer dans le courant de l'année prochaine.

Nous terminons notre échange alors qu'il est 13h passées. Dès que Laurent sort de mon bureau, Lisa m'y rejoint et me dépose un plateau repas. Je la remercie et m'offre enfin une pause bienvenue.

Mais avant d'entamer mon déjeuner, je consulte mon téléphone personnel. Alexis m'a laissé un message :

Le rendez-vous s'est bien passé. Le maire est soulagé d'avoir une candidature. Demain, il me fera visiter le bâtiment que la mairie avait fait construire à côté de la pharmacie et où il espérait pouvoir installer une sorte de maison médicale. Mais les kinés et le dentiste espérés ne sont jamais venus et seule l'infirmière occupe un des locaux. Il y aurait donc de la place pour installer un cabinet. Mais je verrai cela plus en détail demain. L'échange a été constructif et j'ai bien senti qu'il était prêt à mettre le paquet pour avoir un médecin. C'est vital à ses yeux, sans mauvais jeu de mots. Pour ma part, je suis déjà content de ce premier échange. C'est bien d'être face à du concret. Et toi, ta matinée ?

Je lui réponds rapidement, tout lui disant que nous en parlerons plus longuement au téléphone ce soir.

Alexis

J'étais un peu anxieux, avant mon entretien avec François, le maire d'Antraigues. Je n'ai pas très bien dormi, d'ailleurs. Je ne doute pas des besoins criants de la population, je m'attends à ce que le maire souligne ce point, voire à ce qu'il me dise être prêt à favoriser une installation en appuyant sur tous les leviers dont il peut disposer, y compris en faisant le siège de l'ARS, l'Agence Régionale de Santé, sans laquelle rien ne peut se faire. Mais qui a tendance à serrer les budgets au maximum, ne laissant que peu d'initiatives aux directions d'hôpitaux publics, comme aux élus de terrain. Et même si la situation en région parisienne est bien différente, j'en ai déjà une idée assez précise pour Antraigues.

J'ai mis le réveil à sonner, pour ne pas me retrouver emporté dans une plage de sommeil tardive. A 9h20, je salue la secrétaire de mairie et moins de dix minutes plus tard, j'entre dans le bureau du maire. Je me présente, il se montre accueillant. Je n'ai pas eu l'occasion de le rencontrer et je ne me souviens pas l'avoir croisé depuis mon arrivée au printemps, mais lui m'assure m'avoir vu à quelques reprises, sur la place, avec les joueurs de boules.

Je joue cartes sur table avec lui ; ce n'est ni dans mon intérêt, ni dans le sien, de cacher quoi que ce soit. Et je pense que cela lui plaît d'emblée. Je lui explique d'abord ma situation, pourquoi je suis à Antraigues depuis bientôt six mois, pourquoi j'ai tout lâché en région parisienne et pourquoi je suis en pleine réflexion professionnelle, à la limite d'envisager une reconversion dans un autre domaine que la santé, tout en sentant bien que ce n'est pas cela que j'ai envie de faire. Je ne lui cache pas que j'ai fait un burn out, que je suis en plein doute, mais que le fait que sa commune n'ait plus de médecin généraliste a aussi été comme un coup de fouet, un révélateur, m'incitant à sortir de mon repli. Qu'il y a là, pour moi, une opportunité à envisager, même si je n'ai aucune idée des conditions d'exercice.

Il me dresse alors le topo de la situation. Une population plutôt âgée, disséminée sur plusieurs communes - et il me cite Aizac en premier lieu, mais aussi Asperjoc, Bise, Génestelle, Laviolle. Un ancien médecin qui connaissait tout le monde comme sa poche, qui avait fait naître quelques-uns des habitants, en avait vu mourir plusieurs aussi et signait chaque année plus de certificats de décès que de naissances. Mais une population qui s'accroche, qui ne veut pas baisser les bras. Quelques jeunes qui s'installent, artistes ou agriculteurs. Une saison touristique qui tourne plutôt bien, apportant son lot de résidents dans les hébergements alentours.

Pour ce qui est du cabinet médical, il me parle alors de ce projet de maison médicale qui avait avorté. La commune, avec l'aide des autres collectivités locales, avait investi dans le lieu. Il avait tenté de négocier avec l'ancien médecin pour qu'il s'y installe, mais ce dernier n'avait pas voulu quitter son cabinet, y étant habitué et ses patients aussi. Surtout à quelques années de sa retraite, je peux comprendre qu'il n'ait pas eu envie de changer. Dans l'esprit du maire, si le généraliste s'était installé là, cela aurait pu encourager d'autres praticiens et compléter ainsi l'offre de soins, comme cela se fait dans d'autres petites communes.

Je n'avais pas ces données en tête, je lui réponds que je pensais qu'il allait falloir trouver un lieu, qu'il faudrait l'aménager, l'équiper... Bref, qu'il y aurait tout un chantier à mener avant de pouvoir vraiment s'installer. Là, avec déjà un endroit dédié aux soins, c'est un plus. Certes, il faudra l'équiper, acheter le matériel, mais cela n'a rien à voir avec une construction neuve.

Il conclut l'entretien en disant qu'il n'a reçu aucune proposition depuis qu'il a lancé l'alerte au niveau de l'ARS et de l'Ordre des Médecins. Que les annonces publiées dans les revues spécialisées ou sur les sites internet n'ont rien donné. C'est pourquoi le conseil municipal avait décidé de mettre la grande banderole en bas du village et l'alerte en première page du site internet de la commune. L'ancien médecin étant parti en retraite au début de l'année et l'ayant annoncé depuis le début de l'année précédente, cela fait quand même près de deux années que la commune se mobilise autour de cette question. Question qui est devenue cruciale ces derniers mois.

Nous convenons de nous revoir le lendemain matin, pour qu'il me fasse visiter la maison médicale, que je puisse juger sur pièce.

Je quitte la mairie vers 11h, un peu tôt pour prévenir Layla de mon entrevue : je sais qu'elle passe la matinée avec son DGS. J'en profite pour faire quelques courses, puis je m'offre une bière à la terrasse de "La Montagne". Les vacances touchent à leur fin, mais il y a encore du monde et d'après Mariette, il y aura des touristes à venir en septembre. En-dehors du fait que l'école reprend, l'activité ne baisse quasiment pas pour tout le mois à venir, me dit-elle.

Je savoure ma bière tout en réfléchissant à mon entrevue avec le maire. Et je sens une légère impatience monter, à l'idée de découvrir le cabinet médical. J'en profite pour envoyer un petit topo à Layla, elle le lira quand elle aura le temps. Hier, j'ai bien senti qu'elle était encore entre deux eaux, entre deux lieux, entre deux vies. Et que ce n'est pas un moment facile à vivre, une situation confortable. Mais je suis certain qu'elle va vite reprendre les choses en main, se couler à nouveau dans la peau de la cheffe d'entreprise solide, efficace et décidée. Qu'elle va aussi très vite lancer l'étude concernant son projet de relocalisation. Cela lui tient trop à cœur.