Alexis

Je quitte Antraigues très tôt ce matin-là. Il fait encore nuit noire quand je me lance sur la route en lacets menant à Vals-les-Bains, et toujours nuit lorsque je m'engage le long de la haute vallée de l'Ardèche. C'est seulement en arrivant à Mayres, en bas de la côte de la Chavade, que j'entame la remontée vers le plateau dans le jour levant. Lorsque j'étais venu, en mars, j'étais passé par Montélimar, j'avais préféré prendre l'autoroute, pour pouvoir m'arrêter aisément. C'était aussi le trajet le plus court. Layla m'a prévenu : la côte de la Chavade, c'est quelque chose. Elle a raison et je suis bien content de l'emprunter pour la première fois en montant. La descente doit être très impressionnante. Je peux en profiter pour jeter quelques coups d'œil au paysage. Les contreforts du massif du Tanargue s'étendent sur ma gauche. A ma droite, la falaise, les forêts, les rochers couverts de genêts, de bruyères.

Arrivé à Lanarce, je marque une courte pause et m'offre un café. Cela fait une heure environ que je suis parti, mais rien que la montée, ça m'a pris beaucoup de concentration et je préfère m'arrêter dans le village. Layla m'a parlé des deux charcuteries artisanales, installées face à face. Elles sont réputées toutes les deux et proposent d'aussi bons produits. Mais à cette heure, elles sont fermées. Ce n'est pas grave : j'emporte avec moi une glacière garnie de provisions. Et hier, Florence m'a vendu une pogne toute fraîche. Celle-là, les neveux de Layla n'en auront pas une miette.

Je ne m'attarde pas cependant : il ne fait vraiment pas chaud, on dirait presque qu'on est déjà en hiver, dans ce coin-là. Lorsqu'un peu plus loin, je change de département, je ressens un petit pincement au cœur. Et je comprends ce que Layla peut éprouver à chaque retour à Paris : le douloureux arrachement à sa terre. J'ai l'impression de laisser derrière moi quelque chose de précieux, que je ne parviens pas encore à définir. C'est un sentiment confus, un petit mélange de tristesse et de nostalgie. Comme un goût de paradis perdu. Je me concentre cependant sur la route : il pleut, parfois la bruine ressemble à du brouillard. Je marque une pause un peu plus longue à Brioude où je m'arrête carrément dans un bistrot pour prendre un vrai petit déjeuner. Je repars et je ne tarde pas à m'engager sur l'autoroute qui me mènera jusqu'à Paris.

Lorsqu'en milieu de journée, après Orléans, la circulation s'intensifie fortement, j'ai l'impression d'arriver sur une autre planète. Je me demande même ce que je viens fiche ici. S'il n'y avait pas Layla, j'aurais fait demi-tour. Je comprends d'instinct que cet endroit, cette vie, ce n'est plus pour moi. Je me suis acclimaté à une autre région, à une autre façon de vivre, à une autre temporalité aussi. A d'autres réalités. Pas plus ou pas moins humaines, seulement différentes et qui, finalement, me conviennent et me correspondent mieux.

Et c'est un titi parisien qui le dit. C'est bien le pire.

Je finis par arriver à Boulogne, après m'être fait quelques frayeurs sur le périphérique. J'ai vraiment complètement oublié comment on conduisait en région parisienne, et ce, en quelques mois. Alors qu'avant, j'y circulais avec aisance. Je m'arrête devant l'entrée du parking et j'appelle Layla pour lui dire que je suis arrivé. Elle peut déclencher l'ouverture automatique et m'indique d'aller jusqu'au deuxième niveau et de me garer à la place 52. L'ascenseur est quasiment en face. Je sors les affaires du coffre, juste mon sac et la glacière. Puis direction le cinquième étage.

**

Layla m'attend sur le palier, tout sourire. Tout sourire et belle à me damner. Avec ses longs cheveux blonds qui tombent en cascade sur ses épaules, ses jolies formes que je devine sous son ensemble petit pull léger-jupe courte. Et ses yeux, de ce bleu profond qui se frange de mauve. Elle éclate de rire en me voyant, car je lui tends un pot de confiture de myrtille.

- C'est mon sésame, dis-je d'un air innocent.

- Quel cadeau ! Entre.

Je franchis le seuil du bel appartement dont je ne vais pas voir grand-chose dans un premier temps, car j'ai à peine posé mon sac au sol et la glacière dans un coin, que Layla s'empare du pot de confiture, le laisse sur le meuble de l'entrée, pour mieux me sauter au cou.

Notre baiser se prolonge, je savoure de l'embrasser longuement, profondément. Je savoure de laisser ma langue jouer avec la sienne, alors que ses mains glissent déjà de ma nuque à ma chemise, défaisant les premiers boutons pour s'aventurer sur mon torse. Je la serre plus fort contre moi, mes propres mains se posant sur ses fesses et commençant à les caresser, et même à s'aventurer sous sa jupe.

Elle m'entraîne un peu cahin-caha, fait tomber ma veste je ne sais où. Nos bouches se séparent pour mieux se reprendre l'instant d'après et je me retrouve couché sur son lit, elle sur moi, s'attaquant à me retirer totalement ma chemise, puis mes autres vêtements. Je tente de suivre son rythme, mais je ne parviens qu'à faire glisser sa jupe.

Alors que je me retrouve nu sous ses doigts, sous son regard, elle vient s'agenouiller sur mon bas-ventre. Sa main glisse sur ma joue, son regard plonge dans le mien. Elle me caresse lentement, dessinant le contour de ma bouche. Puis elle s'écarte, se redresse, retire d'un geste rapide son petit pull, le lance d'un côté. Son soutien-gorge de dentelles fines vole de l'autre. D'un mouvement lent et terriblement sensuel, qui met mes sens en émoi, elle fait glisser ses bas et le joli slip de coupe italienne qui s'accordait parfaitement avec son soutien-gorge.

Ses mains remontent le long de mes jambes, frôlent mon sexe qui n'en demandait pas tant, s'attardent sur mon torse, soulignant mes muscles.

- Hum... dit-elle. La récolte des châtaignes, ça t'a donné de sacrés pec' !

- J'espère que le spectacle te convient...

- Et comment ! Je vais savourer tout ça...

En fait, je ne sais pas si elle savoure. Ses caresses se font d'emblée précises et audacieuses, ses baisers me dévorent. Je ne suis pas en reste et embrasse et caresse tout ce qui passe à ma portée : cuisse, ventre, fesse, bras, sein, gorge. Je retrouve tous ses parfums, toute sa douceur, tout le velouté de sa peau avec une joie infinie. Et quand elle me recouvre de tout son corps et m'emporte au creux d'elle-même, j'en succombe avec un plaisir sans nom.

Layla

Notre première faim apaisée, je m'étends tout contre Alexis. Mes doigts parcourent maintenant lentement son torse, son cou, son épaule. Il garde les yeux fermés, avec un air de totale béatitude. Il a repris encore un peu de muscles, du moins, j'en ai l'impression. Qu'est-ce qu'il est beau, ainsi ! J'en ronronnerais presque comme une jeune chatte.

Il rouvre les yeux, sa respiration est redevenue normale. Il sourit et me regarde, avec ce voile de douceur qui m'émeut toujours profondément, au bord de ses paillettes dorées.

- Quel accueil, Miss Noury ! Wahou.

- J'étais vraiment en manque de toi, que veux-tu !

- J'espère t'avoir sustentée un petit peu. Mais tu sais, j'ai ramené quelques autres provisions...

- Je m'en doute. Tu n'as pas chargé une glacière pour rien. Mais je ne suis pas certaine d'avoir besoin de combler cette faim pour le moment.

- Oh, à ce point ? Tu as encore de l'appétit ?

- Tu vas me prendre pour une nymphomane, mais oui !

Il fronce brièvement des sourcils, son visage s'éclaire d'un sourire malicieux. Je ne l'ai pas vu faire, mais l'instant d'après, je me retrouve couchée sous lui, son corps chaud épousant déjà les courbes du mien, alors que sa bouche dévore la mienne. Je ferme les yeux, m'abandonne à ses caresses. Il cajole longuement mes seins de baisers légers, savourant chacune des pointes, rallumant déjà l'incendie dans mon ventre et me faisant gémir. J'ai l'impression qu'il est partout sur moi, qu'il n'y a pas que ses mains à me parcourir, mais qu'il me caresse de tout son corps.

Mon Dieu, mais comment peut-il faire l'amour aussi divinement ?

Je me perds dans des volutes de félicité, dans des vagues de plaisir, plus belles et plus jouissives les unes que les autres, jusqu'à demander grâce. Il m'achève en plongeant entre mes cuisses, et mon corps s'arque voluptueusement avant de retomber, vaincu, sur les draps froissés.

**

Il est déjà bien tard quand nous quittons ma chambre. J'en profite pour faire visiter l'appartement à Alexis, puis il s'amuse à me faire deviner ce qu'il a rapporté. J'enveloppe la pogne dans un torchon bien épais, avant de ranger dans le réfrigérateur une bonne provision de fromages et deux saucissons, l'un qu'il a été chercher à Sainte-Eulalie, l'autre qui vient de chez l'épicier d'Antraigues. Les trois pots de confitures de myrtilles se retrouvent dans le placard. Il était temps qu'il m'en ramène : j'arrive à la fin du dernier, même en l'ayant économisé très soigneusement.

Nous dînons rapidement, de deux parts de soupe chinoise cuisinée par Nadine hier, puis je savoure avec délectation un demi-fromage de chèvre bien coulant. J'en ferme les yeux et j'ai l'impression d'être de retour aux Auches, durant quelques secondes.

Le rire léger d'Alexis me fait rouvrir les yeux, mais un grand sourire béat s'affiche sur mon visage : il peut se moquer, il ne parviendra pas à entamer la joie et le plaisir que je ressens à sa présence.

- Alors, comment est-il ?

- Divin. Vraiment délicieux. En automne, il est si doux, avec ce léger goût de noisette.

- On est loin des saveurs du mois de mai.

- Oui, en mai, le lait n'est vraiment pas bon. Enfin, à mon goût. Quand les chèvres se mettent à manger les ajoncs en fleur. Il y en a qui aiment, mais moi, je n'ai jamais réussi à en manger à cette période. Tantine me donnait toujours de la tomme de l'été précédent.

- Elle s'occupait bien de toi, ta Tantine.

- Tu sais, elle n'a pas eu d'enfants... Alors, mon père, c'était presque comme un fils pour elle. Et nous, nous étions ses petits-enfants. Nous l'aimions beaucoup, mais je crois que j'étais sa préférée. Quand nous avons commencé à grandir, à l'adolescence, j'étais la seule à vouloir encore aller à Aizac, à aller la voir. Mon frère et ma sœur préféraient rester à Bordeaux, avec leurs copains et copines.

- Tu n'avais pas d'amis, à Bordeaux ?

- Si, bien sûr ! Mais les vacances, pour moi, c'était forcément à Aizac. Je n'avais pas envie d'aller ailleurs. Et tant que les usines ont tourné, papa s'organisait pour s'y rendre à cette période et m'emmener. Parfois, il repartait avant moi et alors, c'était Serge qui venait me chercher et me ramenait à Bordeaux.

- Il travaillait déjà pour ton père ?

- Oui. Il a commencé quand j'avais dix ans.

- Il te connaît bien, alors, fait-il remarquer.

- Oui. Et c'était une évidence pour moi qu'il allait continuer à travailler pour moi, après l'AVC de papa.

- Je comprends. J'aime bien.

- Qu'est-ce que tu aimes bien ?

- La fidélité que tu accordes aux gens. J'imagine aussi que tu n'es pas arrivée à la tête de l'entreprise en voulant tout révolutionner, avec de grandes et belles idées.

- En effet. Je me suis fait modeste, au début. J'ai fait confiance aussi, j'étais bien obligée. Même si j'avais déjà presque quatre années de formation en management et gestion d'entreprise, je n'avais aucune expérience, hormis ce que mon père en disait à la maison.

- Et maintenant ?

- Comment cela ?

- Tu sens que tu as la maîtrise de ton poste ou tu te sens encore un peu fragile ?

- Je pense que j'ai la maîtrise du poste. Je ne suis pas uniquement dans la continuité de ce que mon père avait lancé. J'ai fait des choix, j'ai tranché sur des questions importantes, que ce soit pour le fonctionnement interne, le recrutement de quelques personnes à des postes-clés. Et une des dernières décisions d'envergure que j'ai prise, c'est celle de renoncer à l'implantation au Brésil. Là, je peux dire clairement que c'est un tournant, que je ne "subis" plus - le mot est fort, j'en conviens - les choix de mon père. Lui voulait poursuivre notre implantation à l'étranger, pays par pays. Moi, j'envisage plutôt de nous donner les moyens de continuer à travailler et à offrir nos produits là où nous sommes.

- Tu ne veux pas faire "grossir" ton entreprise, en quelque sorte.

- On peut le dire ainsi, oui. Ce qui ne veut pas dire la faire vivoter. Il va y avoir des choix stratégiques importants à faire. Mais pour la défense de papa, les conditions aujourd'hui sont bien différentes de ce qu'il avait en tête. Même si je pense qu'il aurait su faire des choix aussi importants que les miens et qu'il aurait su tenir compte de ces nouveaux facteurs, des nouvelles conditions qui nous attendent dans les années à venir.

Alexis hoche la tête. J'ai le sentiment qu'il comprend bien ce que je veux dire et ce que j'ai en tête, ce qui n'est pas toujours aisé quand on n'est pas dans le milieu des affaires.

Il s'étire, se lève et va chercher quelque chose dans le réfrigérateur. J'ai bien noté un paquet "mystère" enveloppé, en rangeant les affaires tout à l'heure, mais je n'ai pas posé de questions. J'aime bien les petites surprises qu'Alexis s'amuse à me faire. Je me souviens avec émotion du pot de confiture de myrtilles que j'avais trouvé en rentrant de vacances, fin août.

- Tiens, dit-il. Je les ai achetés hier, à Antraigues. Avec la pogne. Ils seront moins bons que frais, mais comme je partais tôt ce matin, je n'avais pas moyen d'en avoir aujourd'hui.

Il déballe le papier et dépose dans mon assiette un gâteau à la châtaigne.

- J'ai pensé que ça te rappellerait autant l'Ardèche que les tartes aux myrtilles, or en cette saison, celles qui sont proposées sont préparées à partir de fruits congelés, donc...

- C'est très bien ! C'est bourratif au possible, mais c'est délicieux ! Je pense qu'on peut partager et garder l'autre pour demain..., dis-je en riant.

- Ok, comme tu veux. Mais il faut que tu prennes des forces.

- Et pourquoi donc ? Tu me trouves fatiguée ?

- Pas du tout. Disons que je ne suis pas certain que tu te reposes bien dans les prochaines heures.

- Vantard ! lui lançé-je en plaisantant.

- Non, insomniaque, rétorque-t-il, amusé.

- Tu ne dors pas mieux ? dis-je aussitôt d'un ton un peu inquiet.

- Si, franchement, si. Bon, j'ai encore du mal à m'endormir le soir, mais j'arrive à faire des nuits complètes, du moins, des sessions de six heures environ, donc il y a vraiment du mieux. Et l'exercice physique me fait vraiment du bien.

- Oui, comme la récolte des châtaignes, dis-je pour le taquiner un peu.

- Là, c'est l'exception. Mais j'ai retenu la leçon : si vraiment je passe plusieurs mauvaises nuits, j'irai proposer mes services aux cueilleurs. Histoire de faire le tour de l'horloge la nuit suivante.

- C'est une bonne solution. Bon, je vais savourer ma demi-part avec une tisane. Je ne te propose pas un café à cette heure...

- Non, merci. J'évite.

- Tu veux une tisane ?

- Non plus, mais je goûterai la tienne, juste par curiosité.

Je fais chauffer un peu d'eau, débarrasse la table dans le même temps. Demain, nous sommes samedi, je n'ai pas à me bousculer. Et Nadine ne viendra pas, je lui ai signifié que je ne serai pas seule au week-end et qu'elle ne doit pas être surprise si, la semaine prochaine, elle croise Alexis à l'appartement. En général, elle passe entre deux et trois heures par jour chez moi, l'après-midi, ils auront certainement l'occasion de se voir. Quand je lui en ai parlé, au téléphone, j'ai bien senti qu'elle affichait un grand sourire en me disant : "Pas de soucis pour samedi, Mademoiselle. Et Monsieur Alexis ne me dérangera pas du tout !". Ben tiens. Je suis certaine que même du haut de ses quarante-trois ans bien sonnés, Nadine saura apprécier.