Chapitre 53
Alexis
Cela fait une semaine que je suis de retour à Antraigues. Le temps est froid, mais sec. Je me trouve avec les champions cet après-midi-là pour une partie de pétanque, lorsque nous voyons François traverser la place et se diriger vers nous. Il nous salue en nous serrant la main à tous, puis me dit :
- Alexis, j'ai des nouvelles. Tu peux venir ?
- Bien sûr.
Et j'abandonne mes compagnons pour le suivre jusqu'à son bureau de la mairie. Je m'assois dans le fauteuil en face de lui. Il commence sans tarder :
- Alexis, je viens d'avoir un appel de l'ARS. Cela tombe bien que tu te sois trouvé sur la place, on va pouvoir régler cela tout de suite. Ils nous proposent un rendez-vous la semaine prochaine, mercredi. Est-ce que ça va pour toi ?
- Oui, bien sûr. Matin ou après-midi ?
- 15h.
- C'est bon de mon côté. Ils ont donné des précisions ?
- Non. Juste qu'ils veulent nous voir.
- C'est de bon augure selon toi ?
- Je pense. Bien, je vais donc leur confirmer le rendez-vous. Tout va bien, sinon ?
- Oui. Je suis prêt. J'attends juste leur aval pour lancer l'achat de matériel et la première commande en petit nécessaire médical. Pour ne pas perdre de temps.
- Il faut espérer que cela puisse se concrétiser rapidement. Ce serait une bonne chose de faite, soupire-t-il.
- Tout à fait. J'ai repris contact avec l'antenne de la sécurité sociale à Privas. Eux aussi sont prêts et attendent juste que je leur donne confirmation d'une date de début d'activité. Ils pourront venir installer le terminal pour la carte vitale rapidement, m'ont-ils assuré. Tout repose sur l'ARS maintenant.
Il hoche la tête, puis me dit :
- Bien, je ne te retarde pas. Tu es attendu sur le terrain.
- Tu parles comme un entraîneur de football ! ris-je.
- Parfois, le boulot de maire, ça y ressemble un peu, me sourit-il en réponse.
**
Selon François, c'est presque un miracle d'avoir eu le rendez-vous pour la fin du mois de janvier et même d'avoir tout simplement eu des nouvelles de l'ARS en ce premier mois de l'année. Mais les nouvelles qui nous attendent à Privas ne sont pas tout à fait celles espérées. Certes, nous obtenons leur feu vert pour mon installation, en revanche, la commune se voit refuser la subvention au prétexte qu'elle en avait déjà bénéficié pour la construction de la maison médicale. François est furieux et je partage son ressenti. Même si, personnellement, je n'ai pas besoin de cet argent, que je peux puiser dans l'héritage de mon père, je trouve cette situation injuste.
Dans l'idée des élus, cette somme aurait pu couvrir une partie de mes frais d'installation, et notamment les factures d'abonnement au réseau d'électricité et d'eau, me permettant ainsi d'avoir un peu de souplesse financière pour les premiers mois d'exercice.
Après une entrevue un peu houleuse, nous repartons de Privas. L'essentiel à mes yeux est pourtant acquis : mon installation sera effective très rapidement, je vais pouvoir lancer les commandes. D'ici un mois environ, peut-être six semaines maximum, le cabinet devrait être équipé et je pourrais commencer à travailler.
Sur le retour, je conduis car je sens François encore bien énervé. Nous discutons de la situation et je lui demande notamment si son recours a une chance d'aboutir.
- Je ne peux pas ne pas le faire, mais j'ai peu d'espoir. Même si la députée met son grain de sel dans l'histoire, ce n'est pas certain qu'elle ait assez de poids. Ce qui est fou, c'est que ce n'est pas une grosse somme ! 3000 euros... C'est dérisoire pour un budget comme le leur. En plus, en ayant une étude du dossier en début d'année, j'avais quand même bon espoir que ça passe. En fin d'année, je ne dis pas. Ils sont ric-rac, ils freinent sur la moindre demande...
- Ca va le faire de mon côté, François. Et je peux payer le loyer du cabinet dès le premier mois. Il faut être en règle aussi.
- Oui, bien sûr. Sinon, ce sont les services des impôts ou même la Cour des comptes qui vont nous tomber dessus. Mais quand même. Cela aurait permis de payer certains frais. Et tu vas te retrouver avec cela à ta charge. Cette situation est injuste.
- Le plus injuste à mon sens, c'est de savoir que si on avait fait les démarches l'année prochaine, ça passait.
- Oui, cela aurait fait plus de cinq ans que nous avions pu bénéficier d'une précédente subvention, on y aurait eu droit à nouveau. Mais je ne vais pas faire attendre encore un an à mes administrés pour avoir un médecin !
- Il n'en est pas question pour moi non plus, François, dis-je avec assurance. Tant pis. On va se débrouiller sans. Et comme me le disait Layla une fois "il faut compter sur nos propres forces". Alors, tant pis pour l'ARS et tous les guignols qui tirent les ficelles. Ce qui compte, c'est ce qui se passe dans le village, c'est la vie des habitants de la commune et des alentours. Il faut voir le positif : on a obtenu le feu vert pour l'installation. Et cette installation va concrétiser le projet de maison médicale que vous aviez lancée. J'ai alerté une amie qui est dentiste et qui accueille des stagiaires en fin d'études tous les ans. Elle est en contact avec l'école dentaire de Paris, elle va faire passer l'information concernant Antraigues. Après tout, des jeunes praticiens qui veulent connaître autre chose que la médecine en ville, ça existe. Et si quelqu'un se présente, tu pourras alors redemander la subvention pour cette personne. Et elle lui sera plus utile qu'à moi.
- Tu n'as pas tort, Alexis, soupire-t-il. C'est vrai qu'il faut voir les choses ainsi. Tu fais comment pour être positif tout le temps ?
- Je ne le suis pas forcément tout le temps. Mais ça doit être dans ma nature. Une certaine forme de résilience. Ce que j'ai vécu ces derniers mois m'y incite aussi. Si j'avais dû envisager de retourner travailler dans un service d'urgence, je n'aurais pas été moralement parlant très positif. L'opportunité de m'installer comme généraliste, c'est aussi une bouffée d'oxygène sur le plan professionnel pour moi : je vais pouvoir continuer dans le domaine de la santé, mais dans des conditions différentes, avec moins de stress. Et surtout, je vais retrouver le sentiment d'être utile. Pas que cela soit inexistant à l'hôpital, bien au contraire, mais le manque de gratification et de considération, ça pèse pour beaucoup aussi.
Il hoche la tête.
- C'est vraiment particulier, le secteur hospitalier...
- Aujourd'hui, oui. Et sincèrement, je crains pour l'avenir. Alors qu'on a des équipes compétentes, motivées, que cela demande un effort financier aussi, à toute la population, en matière de formation des médecins et de tout le personnel médical et paramédical... Tout cela est en train d'être saccagé. Et je t'avoue que je ne vois pas ce qu'on peut faire. Résister, oui. Mais comment ? Alors peut-être que mon installation, c'est une goutte d'eau contre ce mouvement de sape de la santé publique. Et si mon exemple, ça peut redonner un tout petit peu d'air...
- C'est certain que cela pourra soulager d'autres services : rien que les pompiers de Vals, si tu peux leur éviter de venir pour des interventions non vitales, ou si on peut ne pas encombrer les urgences à Vals ou à Aubenas...
- Oui. C'est ce qu'il faut voir. Dis-toi que tu ramènes quand même une bonne nouvelle à Antraigues.
- Tu as raison. Et je vais garder ton exemple en tête pour la subvention. Néanmoins, je vais en dire deux mots à la députée. Qu'elle soit au courant.
J'acquiesce :
- Bien sûr. C'est important et ça pourra l'être à l'avenir.
Layla
Je termine ma journée assez fébrile. Alexis et François se rendaient cet après-midi à Privas, au siège départemental de l'ARS et j'ai hâte de connaître la teneur de leur rendez-vous. Le maire paraissait confiant, Alexis attendait de voir. Cela ne fait que quelques minutes que je suis de retour à l'appartement quand Alexis m'appelle :
- Layla, bonsoir. Ca va ?
- Oui, et toi ? Quelles sont les nouvelles ?
- Le verre à moitié plein... Le feu vert pour mon installation, mais sans subvention.
- Ah la vache ! Et pourquoi ?
- Parce que la commune en a déjà bénéficié il y a moins de cinq ans, pour l'ouverture de la maison médicale. François était furieux. On a discuté sur le retour et j'ai pu lui faire voir le positif. A commencer par le fait que le plus important était quand même de pouvoir m'installer. Je vais lancer dès demain les commandes de matériel.
- C'est quand même dégoûtant pour la subvention ! C'est une paille que François demandait ! Mais pour le budget de la commune, ce n'était pas rien...
- On va s'arranger. Et surtout, je lui ai dit qu'il pourrait toujours garder cette demande de subvention pour une autre installation. Si mon arrivée permet de faire vivre un peu la maison médicale, si ça peut encourager d'autres collègues à s'installer, comme c'était l'idée d'origine...
- ... Il pourrait refaire une demande pour une autre personne.
- Exactement. Et une personne qui serait dans une situation financière moins aisée que moi pour débuter.
- Je vois, dis-je dans un soupir. Et toi, alors ?
- Moi, je suis content. Cela se concrétise. Et ça a pris moins de temps que je ne le craignais au départ. Tu te souviens que, parfois, François trouvait que j'étais trop optimiste pour le printemps. Là, si les commandes de matériel et d'équipement se font dans les temps estimés, ça peut me permettre une installation effective en mars.
- Oui, c'est vrai. Ce serait plus rapide que les meilleures estimations de l'automne.
- Voilà. Et toi, comment vas-tu ce soir ?
- Bien ! Contente de ces nouvelles, même si je suis comme François : un peu en colère pour cette histoire de subvention. Mais tu as raison.
Je marque un petit temps de silence. Je n'ai encore jamais proposé une aide financière à Alexis, il m'avait laissé entendre qu'il aurait de quoi faire. Mais quand même. Je prends une profonde inspiration et je me lance :
- Alexis, si c'est trop juste pour toi... Tu me diras ?
- Pour le budget ? s'étonne-t-il.
- Oui.
- Ca ira, Layla. J'ai tous les devis. Cela représente une petite somme, mais je vais piocher dans l'argent que j'ai mis de côté. Autant l'héritage de papa que mes propres économies. Et je n'oublie pas que je vais vendre mon appartement de Créteil. Certes, une grosse partie de la vente servira à rembourser mon prêt bancaire, mais j'espère bien récupérer un peu quand même.
- D'accord.
- Mais je te promets qu'en cas de difficulté, je te tiendrai au courant.
Je souris. Puis je lui demande :
- Tu penses que tu pourras remonter sur Paris prochainement ?
- Je vais essayer. J'ai encore un peu de temps devant moi. Même en lançant très vite les commandes de matériel, rien n'arrivera avant au mieux deux semaines. Je peux donc envisager de revenir dès le week-end prochain. Je voyagerai plutôt par le train. Je me renseigne pour les horaires et je te redis. Est-ce qu'éventuellement je pourrais demander à Serge de me conduire à un rendez-vous dans la journée ?
- Bien sûr ! Je lui en parlerai.
- Je pourrai peut-être prendre le métro pour me rendre à certains. Je voudrais profiter de la semaine pour contacter une agence immobilière, un déménageur et le notaire qui avait géré la succession de mon père.
- Ca va te faire beaucoup d'occupation !
- Le plus réjouissant sera quand même de m'occuper de toi !
- Vraiment ?
- Bien sûr !
- Ca tombe bien, dis-je d'une voix un peu langoureuse. Parce que j'aimerais bien m'occuper de toi aussi !
- Coquine !
- Je le reconnais.
- Je t'aime.
- Moi aussi, Alexis.
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