Chapitre 119
Layla
En cette mi-octobre, je suis de retour à Paris. Les usines ardéchoises tournent depuis deux semaines, nous avons réalisé les premiers ajustements, tant dans le rythme des chaînes de production que pour les aménagements de quelques postes. J'y retourne en fin de semaine et pour toute la fin du mois, Laurent se chargeant du déplacement à Libourne la semaine prochaine : j'ai hésité à m'y rendre, afin d'en profiter pour voir mes parents, mais Laurent m'en a dissuadée : d'ici la fin de l'année, je vais encore faire beaucoup de déplacements, nous devrons nous rendre le mois prochain en Thaïlande et en Turquie pour entériner la vente des deux usines. Tout le dossier est prêt ou presque, la vente a été bien négociée par nos relais sur place et nous devrions en tirer un bon prix.
Et maman m'a rassurée aussi : lors de la visite chez le médecin, à leur retour d'Ardèche, toutes les constantes étaient normales. Comme l'avait soupçonné Alexis et comme papa l'a lui-même ressenti, c'était un petit malaise qui aurait pu arriver à n'importe qui : chaleur, légère déshydratation, petite hypoglycémie, sans oublier le fait qu'il était resté longtemps debout et l'émotion de voir les usines à nouveau tourner. Tout va bien de son côté et à chacun de mes appels, je sens que maman est tout à fait sereine. Et cela est un indicateur très fiable.
Laurent veille donc, lui aussi, à sa façon. Au cours des mois passés, nous avons adapté notre façon de travailler, lui demeurant à Paris, hormis quelques déplacements à Libourne et en Ardèche. Il a assuré toute la direction de l'entreprise au quotidien, me laissant ainsi du temps pour suivre le chantier et le démarrage des usines. Il en sera ainsi jusqu'à la fin de l'année. A partir du début de l'année prochaine, je reprendrai petit à petit certains dossiers.
A chacun de mes retours dans la capitale, je m'y sens de plus en plus étrangère. Pas tant au travail, car j'ai toujours veillé à garder le contact avec mon équipe, autant celle de la direction que les syndicats ou les employés. Je suis toujours restée disponible. Mais dans cette vie, ce rythme, ce quotidien. Cela ne me correspond plus. Certes, l'appartement de Boulogne est toujours agréable à vivre, Serge assure mes déplacements et Nadine s'occupe toujours du ménage, des courses et des repas.
Mais cet endroit n'est pas chez moi. Ce n'est pas là que je me sens bien, ce n'est pas là que je me repose et me détends le mieux. Et ce n'est plus du tout là que j'ai envie de vivre. Ma vraie vie est avec Alexis, j'en prends de plus en plus conscience au fil de ces semaines d'automne.
Je profite cependant de ce passage à Paris pour revoir Aurélie. Nous nous téléphonons de temps à autre, mais entre ses nombreux déplacements et les miens, cela fait presque un an que nous ne nous sommes pas vues. Nous sommes donc autant contentes l'une que l'autre de pouvoir passer une soirée ensemble. Je lui propose de dîner à la maison, ce qu'elle accepte volontiers.
Elle arrive vers 20h. Nadine a préparé le nécessaire, je l'ai croisée en rentrant du travail : elle semblait toute contente de cuisiner un vrai repas, que j'aie une invitée. Pauvre Nadine, cela fait bien longtemps que sa charge de travail pour moi a diminué. Je n'ai pas revu pour autant son contrat et son salaire à la baisse : je suis toujours susceptible de me trouver à Paris régulièrement et elle continue à passer à l'appartement chaque semaine, même durant mon absence, ne serait-ce que pour y faire les poussières comme elle le dit elle-même avec un brin d'humour. J'apprécie beaucoup car à chacun de mes retours, c'est propre, les lessives sont faites, mes draps sont changés. Je n'ai pas à me préoccuper de ces petits détails matériels, contrairement aux Auches où même si Alexis s'occupe beaucoup du quotidien, j'en prends ma part aussi.
Aurélie est comme toujours toute pimpante et pleine d'entrain. Elle apporte un joli bouquet de fleurs - que je laisserai à Nadine pour qu'elle en profite les prochains jours - et le dessert. Je l'invite à s'installer dans le canapé alors que j'apporte les petites préparations d'apéritif.
- Alors, ma belle, commence-t-elle, comment vas-tu ? Depuis le temps qu'on ne s'est pas vu, tu dois en avoir des choses à me raconter !
- Peut-être moins que toi ! dis-je en souriant.
Elle éclate de rire.
- Bah, tu sais, moi, c'est toujours la même chose... Mais et toi ? Et Alexis ?
Je m'assois dans le fauteuil en face d'elle et nous trinquons. J'avais ouvert une bonne bouteille de vin rouge, sachant qu'elle est amatrice.
- Hum, ajoute Aurélie après avoir bu sa première gorgée. Heureusement que j'ai prévu un taxi pour rentrer ! Je sens que ta bouteille va y passer...
- Fais-toi plaisir ! réponds-je. Moi, je ne boirai pas trop.
- Tu travailles dur encore ?
- Oui. Je ne suis pas beaucoup sur Paris, tu sais, alors les journées que je fais ici comptent double. Je n'ai pas le choix.
- Tu as plutôt bonne mine, souligne-t-elle en plissant légèrement les yeux. Je pense que c'est le bon air ardéchois que tu respires bien plus souvent qu'avant !
- Je ne dis pas le contraire.
- Tu y retournes bientôt ?
- En fin de semaine. J'y reste deux semaines environ. Puis nous irons à Libourne pour la Toussaint. Je resterai quelques jours, pour des réunions à l'usine là-bas. Et je reviendrai à Paris ensuite, pour repartir en Ardèche pour une semaine. Puis ce seront la Thaïlande et la Turquie en un même voyage, fin novembre. Ensuite... Je vais naviguer entre les trois sites encore en décembre, pour les réunions de fin d'année.
- Et bien ! Ton planning est presque plus rempli que le mien !
- Raconte-moi, maintenant, fais-je.
- Je suis toujours sur la route. Des formations aux quatre coins de la France. Et cet hiver, je pars aux Antilles : j'ai décroché plusieurs formations à assurer là-bas, Martinique, Guadeloupe...
- Méfie-toi, les Antillais ont le sang chaud !
- Ca ne me fait pas peur ! rit-elle. Ce sont plutôt eux qui ont du souci à se faire...
Et elle m'adresse un clin d'œil en prenant une tartinette. Nous continuons à échanger ainsi à l'apéritif, avant de passer à table. Nadine a préparé des lasagnes de légumes, absolument délicieuses.
- Et Alexis, alors ? me demande-t-elle entre deux bouchées.
- Il va bien. Il est heureux comme un Ardéchois sur sa montagne.
- J'adore l'image ! rit-elle.
Je souris :
- Oui, mais c'est vraiment celle qui me vient spontanément en tête.
- Il se plaît dans ta maison, alors ?
- C'est notre maison, dis-je en insistant légèrement sur le "notre". Et oui, il s'y plaît. Même si cela lui fait un peu plus de route pour aller à Antraigues. Et le cabinet médical compte aussi une personne de plus, un jeune dentiste, Fabien, qui s'est installé le mois dernier. Enfin, il vient tout juste de commencer à exercer, mais il fallait faire quelques travaux pour équiper son cabinet dentaire.
- Ha oui ? Un jeune dentiste ? Et il est mignon ?
Je lève les yeux au plafond en me retenant de rire.
- Je n'en sais rien ! Je n'ai pas encore eu l'occasion de le croiser !
- Je ne te crois pas.
- Tu as raison, souris-je. Je voulais te faire marcher. Oui, il est pas mal, mais il a une copine.
- Pas grave, ça...
- Aurélie...
- Bon, oublie la connerie que je viens de dire. Tant pis... S'il est pris, ça ne me donne pas de raison supplémentaire pour tenter de proposer une formation quelque part dans ton coin ! Et donc Alexis et toi, ça roule toujours...
- Oui, dis-je d'un ton un peu rêveur. Et depuis un an, depuis que le chantier a été lancé, on profite beaucoup plus l'un de l'autre et notre histoire se construit et devient de plus en plus solide au fil du temps.
Elle me sourit :
- J'en suis contente pour toi. Pour vous deux. Ce n'était pas gagné, avec la distance... Ca aurait pu être un boy-friend là-bas... Limite sex-friend, tu vois ? Un sex-friend ardéchois, rien que le nom m'amuse, mais non, c'est sérieux et c'est bien. Tu penses que tu vas pouvoir continuer à passer du temps là-bas, quand les usines vont tourner à plein ?
- J'y compte bien. Je commence à réfléchir à mon organisation de travail, avec Laurent aussi. Lui de toute façon va rester à Paris, sa famille est dans le nord, c'est bien plus simple. Depuis le début, on fonctionne avec une direction collégiale, une sorte de direction à deux têtes, même si les décisions finales, les choix, cela me revient. Que c'est moi qui tranche. Mais il en est tout autant capable que moi. Je pense qu'on peut continuer ainsi, lui demeurant au siège pendant que je serai en Ardèche. Mais voilà, chaque chose en son temps, finissons d'abord l'année, vendons les usines de l'étranger, voyons comment tout se met en place pour la production à Libourne, comme en Ardèche, et après...
Elle sourit à nouveau, mais cette fois plutôt amusée :
- Tu m'impressionnes toujours, Layla, dans ta façon de programmer les choses, de t'organiser.
- Il le faut. Je n'ai pas le choix. Quand tout est bien cadré, j'avance en confiance aussi et je peux relever bien des défis. Et le prochain sera de me retrouver face à toute une délégation masculine pour la vente des usines, tant en Thaïlande qu'en Turquie.
- Je te souhaite bien du courage !
- Tu ne veux pas m'accompagner pour dérider un peu ces messieurs ?
Et nous partons à rire toutes les deux.
**
Cette soirée avec Aurélie m'a fait du bien. Nous nous quittons pas trop tard quand même. Elle a beau dire, mais elle aussi travaille demain. Il me reste une soirée à passer à Paris, j'aurai le temps de préparer mon sac demain, surtout que je le remplis de moins en moins : j'ai tout ce qu'il faut comme vêtements aux Auches, que ce soit pour la détente ou pour aller travailler. Je me suis acheté quelques tailleurs et ensembles complets que je laisse là-bas. De même que j'en laisse désormais à Libourne.
Après son départ, je m'offre une petite tisane. Je n'ai pas encore sommeil. Je range rapidement la vaisselle, débarrasse la table et prépare celle de mon petit déjeuner pour demain matin. Installée dans le canapé, les jambes repliées sous moi, je savoure mon tilleul avec une cuillerée de miel de châtaignier tout en regardant la photo d'Antraigues, les yeux rivés à la maison des Auches. J'imagine Alexis profitant de sa soirée, devant le feu de cheminée ou en bas, dans le salon, le poêle allumé et un livre à la main. Peut-être écoute-t-il aussi un peu de musique.
Je ferme les yeux et je suis transportée là-bas. C'est comme si j'étais assise à ses côtés, lui lisant tranquillement et moi savourant ma tisane, la tête appuyée contre son épaule, la chaleur du feu parvenant doucement jusqu'à nous.
Alexis
L'automne est arrivé sur la pointe des pieds, presque pour s'excuser de mettre fin à l'été. La montagne est parée de couleurs flamboyantes et comme on ne nous annonce pas encore de pluie, hormis celle du week-end précédent, sans doute que cela va demeurer un peu. Cette semaine, je me retrouve tout seul à la maison. Layla est remontée sur Paris, mais revient au week-end et jusqu'à la fin du mois. Elle veut vraiment suivre la phase de démarrage et de montée en puissance des usines. Ca semble se passer plutôt bien, même si des adaptations sont nécessaires et quelques ajustements, mais rien qui remette en question les schémas adoptés tant pour Ucel que pour Labégude. Les premiers camions sont aussi partis pour Libourne, pour approvisionner l'usine en emballages. Pour l'heure, le recours au train n'est pas possible, mais je sais que Layla a confié cette question à une petite équipe et qu'elle fera tout pour y parvenir.
Je suis donc seul pour quelques soirs à la maison. Hier, j'ai dîné chez Pauline, Julien était présent aussi. Lui et Pauline se voient quasiment tous les jours, ça avance entre eux et ça continue à bien se passer, ce dont je me réjouis. Aglaé s'est vite habituée au collège, même si certains comportements l'interpellent. Et je me dis que ce serait sans doute pire si elle était restée à Paris...
Layla m'a envoyé un message lors de son trajet de retour, car elle a invité Aurélie à dîner. J'étais encore en consultations et lui ai donc rapidement répondu. Nous nous appellerons plus longuement demain. Et vendredi soir, elle sera là. Tardivement, mais qu'importe. J'ai prévu d'aller la récupérer à Montélimar, Serge ne venant pas avec elle cette semaine.
Je compte bien profiter de la présence de Layla pour la fin octobre, puisqu'en novembre, elle ne sera là qu'une semaine. Je n'ai pas encore parlé de l'organisation des fêtes de fin d'année avec elle, mais j'ai déjà eu quelques échanges avec les médecins de Vals : nous continuons à nous organiser pour nous répartir les gardes. Lorsque l'un doit s'absenter pour une période de plus de deux jours, nous prenons alors le relais. C'est rare en dehors de l'été et de quelques courtes périodes de vacances, comme les fêtes de fin d'année ou les ponts du mois de mai que nous nous étions répartis. Là, ce qui se dessine, c'est que je pourrais avoir la semaine de Noël. Si c'est confirmé, j'aimerais bien que nous allions en Normandie, Layla et moi. La dernière fête de Noël que j'ai passée à Portbail remonte à avant le décès de mon père. Aglaé était encore petite et croyait toujours au Père Noël... C'était après que Pauline avait accepté de vivre avec mon père. Autant dire que cela fait un bail que je n'ai pas fêté Noël avec ma famille.
**
Il fait encore assez bon dans la journée, je n'allume pour l'instant que le poêle dans le salon, mais j'ai déjà à l'esprit de préparer un bon feu de cheminée demain soir en haut, de le relancer dès le midi, afin que la maison soit bien accueillante pour le retour de Layla. La récolte des châtaignes a commencé et je suis certain que Layla voudra en ramasser. Nous avions récolté les premières, samedi dernier, et avions savouré notre premier vrai feu de cheminée et notre premier repas de châtaignes de la saison. Et dimanche dernier, quand j'avais rejoint les champions sur la place, le début de la récolte avait été un de nos sujets de discussion.
Après mon repas, je m'installe au salon, avec un livre. J'apprécie toujours de lire un peu le soir, même si je m'endors désormais assez bien. Cela fait un moment que je n'y ai pas songé, mais les insomnies sont vraiment loin derrière moi et c'est tant mieux. Le soir cependant, je veille toujours assez tard et je profite des soirées seul pour avancer un peu de lecture. Je n'ai plus la bibliothèque de Monsieur Duras à disposition, mais les étagères de Layla sont assez bien pourvues. Actuellement, je lis un livre sur le Vivarais, l'ancien nom de l'Ardèche.
A un moment, je referme mon livre et je demeure songeur. Je me lève pour contempler la vue depuis la grande baie vitrée. La nuit est étoilée. Je sors un instant, il fait frais, mais pas encore froid. La masse sombre des montagnes m'entoure. Au loin chantent plusieurs hiboux ou chouettes - je ne sais pas encore distinguer les différences. Je suis certain qu'Aglaé pourrait me l'apprendre, car quand elle n'est pas à observer son volcan, elle passe aussi beaucoup de temps avec nos anciens, sur la place du village. Maurice la couve comme si c'était sa petite-fille et même Bernard, pourtant le plus réservé de tous, l'a prise en affection. Je suis certain qu'elle apprend beaucoup de choses à leur contact et notamment sur la nature qui nous entoure. Je ne serais pas étonné qu'elle aille ramasser des châtaignes ou des cèpes avec eux et qu'en moins d'une année, elle devienne une vraie petite Ardéchoise. Elle commence d'ailleurs à prendre l'accent...
Je ne reste pas longtemps à contempler le ciel et regagne l'intérieur de la maison. Un petit tour rapide à l'étage pour vérifier que tout est fermé - même si Layla en rirait en me faisant sans doute remarquer quelque chose comme : "mais qui veux-tu qui vienne nous cambrioler ? On est au bout de tout ici... Tu peux laisser la maison ouverte dans la journée sans crainte !". Bon, elle a raison, mais...
En regagnant le salon, je m'arrête devant les photos. En septembre, Layla en a ajouté quelques-unes : elle a pris le temps de réaliser un cadre avec des clichés des vacances sur lesquelles on voit Maxime posant avec le t-shirt de la fresque des lions qu'on lui avait acheté après la visite de la grotte Chauvet, cherchant des fossiles dans le lit de l'Ibie avec Aglaé, mangeant une glace à la myrtille aux côtés de Layla et installé sur mes genoux pour écrire une carte postale à ses parents. A moins que la photo n'ait été prise alors qu'il écrivait celle pour ses grands-parents...
Mon regard s'attarde bien évidemment sur le sourire de Layla et sur son regard bleu marine. Je lui souris comme si elle était en face de moi. Puis je détourne le regard et gagne la salle de bain, puis la chambre.
C'est vrai que je me sens bien dans cette maison, même en l'absence de Layla. Evidemment que j'apprécie d'habiter dans une aussi belle maison, typique de la région, avec ces pierres, ces poutres apparentes, ces planchers en châtaignier. Cette maison respire la vie, on y sent la patte de nos prédécesseurs, des aïeux de Layla. L'arrière-grand-père avait bien choisi l'emplacement, et la construction en avait été soignée. Du bel ouvrage, comme bien des maisons dans les alentours. Pourtant, certaines sont à l'abandon et c'est bien triste. Même si, de temps à autre, des gens achètent, restaurent ou que des descendants reviennent... On sent quand même que nous sommes dans une vague de désertification profonde et marquée, qui emporte chaque grain dans son flux lent mais assuré. Pourrons-nous lutter contre cela ? En relançant les usines, c'est aussi l'un des objectifs de Layla. Elle ne pourra réussir que sur la durée.
Mais j'ai confiance : je suis certain qu'elle y parviendra.
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