Layla

Je ne m'attendais pas à passer une semaine aussi chargée avant de remonter à Paris et surtout de m'envoler pour la Thaïlande et la Turquie. Il nous a fallu nous adapter au jour le jour, en fonction des demandes des autorités. La chaîne de Labégude va reprendre au ralenti la production des emballages seulement demain vendredi et celle d'Ucel ne tournera qu'à partir de lundi. Et une seule équipe travaillera à Labégude. Lorsque le chef de cabinet du préfet m'a appelée pour me demander si j'acceptais d'interrompre l'activité de mes deux usines, le temps de sécuriser l'approvisionnement en électricité et de faire les vérifications nécessaires sur la centrale de Cruas, j'ai accepté d'emblée. Nous n'aurons pas de compensations, mais nous pouvons encaisser le choc. Car il est hors de question pour moi de ne pas payer les ouvriers pour ces journées non travaillées.

Lorsque je rentre ce jeudi soir à la maison, il est déjà près de 20h. Alexis est là et je m'en réjouis. J'ai besoin de souffler après avoir passé la matinée à me demander si nous allions pouvoir relancer ou pas la chaîne de Labégude dans la journée.

Il a allumé un bon feu dans la cheminée et préparé des châtaignes. Il attendait juste que je sois rentrée pour les disposer sur le petit lit de braises.

- Va te détendre sous une bonne douche, me dit-il après m'avoir embrassée. Tu en as besoin.

Je n'ai rien dit pourtant, mais sans doute que mes traits tirés et mon regard fatigué ont parlé pour moi. Je file au rez-de-chaussée et me prélasse un moment sous la douche : Alexis avait raison, cela me fait du bien. Je me rhabille avec une robe en laine, confortable, des bas et même de jolis dessous.

Lorsque je remonte, je le trouve accroupi devant la cheminée, à surveiller le lit de braises. Il se tourne aussitôt et je sens bien son regard qui étudie mon visage. Il se redresse et vient vers moi, me prend dans ses bras :

- Ca va ? Ca t'a fait du bien ?

- Oui, tu avais raison, lui souris-je. Je me sens mieux. La journée a été dense encore...

- Je m'en doute. Veux-tu un peu de soupe avant les châtaignes ? J'ai trouvé du lait de chèvre à l'épicerie... La dernière bouteille !

- Je crois que tout le monde en ce moment mange des châtaignes avec du lait de chèvre, ris-je. Non, pas de soupe. Châtaignes, puis un peu de fromage, ça m'ira très bien.

Je prends place à table, dos au feu, mais me tourne vers la cheminée le temps qu'Alexis surveille la cuisson des châtaignes. Il est devenu maître dans l'art de les préparer et de manier la vieille poêle à trous de Tantine. Quand elles sont prêtes, je nous sers un bol de lait, le temps qu'Alexis les enveloppe dans le torchon. Puis il prend place à table, à mes côtés, pour profiter lui aussi de la chaleur du feu.

- Alors, quelles sont les nouvelles ? me demande-t-il.

- On va pouvoir relancer Labégude demain. Mais avec une seule équipe. Normalement, d'après ce qu'en ont dit les autorités, et sauf imprévu, on ne sera pas obligé de l'arrêter à nouveau. Pour Ucel, on attend lundi. L'urgence, c'est de produire des emballages, il ne faut pas rompre notre chaîne d'approvisionnement à Libourne, même si on a prévu du stock là-bas, surtout à cause de l'arrêt progressif des livraisons venant de l'étranger et tant qu'on n'a pas atteint le plein niveau de production ici.

- C'est une bonne nouvelle de pouvoir reprendre la production dès cette semaine.

- Oui, soupiré-je. J'avais craint un temps qu'on ne soit obligé d'attendre la semaine prochaine, or je n'aurais pas été là pour prendre les décisions. Demain, nous peaufinerons les détails et les procédures avec Stéphanie et Jean-Christophe. Mais ce qui est déjà certain, c'est que je vais revenir ici directement après la Turquie. Alors que je pensais demeurer quelques jours à Paris.

- Ca se comprend. Mais je pense que ton équipe sur place saura gérer la situation. Tu as paré au plus urgent. La réplique n'a pas causé plus de dégâts.

Je déguste quelques châtaignes, puis demande :

- Et toi, ta journée ?

- Ca a été. Rien de notable. L'épidémie de varicelle semble contenue à Aizac. Je n'ai pas eu de signalement de nouveaux cas. Et Julie m'a confirmé qu'elle viendrait avec moi lundi prochain à la maison de retraite : on va organiser la vaccination contre la grippe pour les résidents. Ils sont prévenus.

- Tu n'as pas de malade là-bas.

- Non, pas pour le moment. Ils sont solides, les anciens. A part la surveillance habituelle, bien sûr.

- C'est la faute à la piquette, ris-je. Comme disait Ferrat dans sa chanson : le vin ne sera plus tiré, c'était une horrible piquette. Mais elle faisait des centenaires...

- A ne plus savoir qu'en faire... termine Alexis en souriant. Ma foi, je ne suis pas loin de penser qu'il avait raison ! Mais je pense qu'une vie assez saine, le grand air et beaucoup d'exercice les ont bien aidés aussi.

- Il y a des chances...

Je pioche encore deux châtaignes, Alexis termine les dernières.

- Hum... Ca fait du bien. C'est réconfortant, un repas simple comme cela, dis-je en m'étirant.

- Je me doutais bien que tu apprécierais, sourit Alexis. Tu as encore un peu de place pour le dessert ?

- Si le dessert, c'est toi... Oui !

- Bon, on va dire alors : "as-tu de la place pour deux desserts ?"

Son regard pétille. Je ris en retour :

- Oui ! Mais je sais déjà lequel je vais préférer...

- Hum... Attends d'avoir goûté les deux pour te déterminer... fait-il en se levant de table.

Il débarrasse et revient avec un petit paquet de la boulangerie. A l'intérieur, deux parts de tarte aux pommes.

- Je me suis dit que tu aurais besoin d'un petit remontant comme ça.

- Tu as bien fait. Les tartes de Florence sont délicieuses. Mais juste la moitié. Les parts sont énormes !

- D'accord. Tu veux garder de la place pour le deuxième dessert...

- Coquin !

- C'est toi, la coquine ! réplique-t-il en déposant un petit baiser sur le bout de mon nez.

Je noue mes bras autour de son cou, plonge mon regard dans le sien. J'adore ses paillettes quand elles scintillent doucement, comme à cet instant précis. Puis je l'embrasse longuement. Pas sûr finalement que la tarte aux pommes ait un quelconque succès...

Alexis

Etendus dans le lit, je tiens Layla entre mes bras. Elle vit des journées chargées et compliquées depuis le début de la semaine et je fais mon possible pour que, le soir, elle puisse se détendre et récupérer, pour être en état d'affronter la journée suivante. Si elle est partie très tôt travailler mardi, elle a pu se rendre aux usines à une heure plus correcte hier et ce matin : les équipes étaient informées que les chaînes n'allaient pas encore redémarrer, il n'y avait donc pas lieu d'être là-bas de bonne heure. Et pour demain, elle va pouvoir s'y rendre pour 8h seulement. J'espère juste que nous pourrons profiter d'un samedi tranquille, car elle repart dimanche. Je la conduirai à Montélimar et Serge ira la chercher à la gare à Paris. Elle s'envole mardi pour la Thaïlande et veut pouvoir passer une journée au siège pour les derniers ajustements autour de la vente des usines à l'étranger. J'ai hâte que ce soit fait, car ce n'est pas une mince préoccupation pour elle et elle suit ce dossier en parallèle de la reprise d'activité ici. Le séisme n'a fait qu'ajouter un souci supplémentaire, et beaucoup de travail en plus.

Nous avons pu passer une soirée tranquille, au coin du feu. Le repas de châtaignes et la part de tarte aux pommes étaient ce qu'il fallait pour lui faire oublier un peu le travail. Mais rien ne vaut le deuxième dessert et je me suis employé à lui offrir un câlin des plus tendres.

Maintenant, elle repose entre mes bras, à demi-étendue sur moi. Son souffle est apaisé, mais elle ne dort pas encore. Sa main caresse lentement mon torse, ses doigts effleurent mon épaule ou mon cou, avec légèreté.

Je profite aussi vraiment de ces dernières soirées et nuits avec elle. Elle sera absente pendant deux semaines. Cela remonte à loin qu'elle ait été contrainte à une absence aussi longue. De l'Ardèche et de moi, aussi. Cela va me faire bizarre, mais je me suis mentalement bien préparé. J'ai de quoi m'occuper de toute façon : entre le travail qui remplit bien mes journées et la maison qu'il faudra entretenir. Le week-end prochain, j'ai prévu de rentrer du bois avec Samuel. Lui et ses fils en ont coupé ces derniers jours et il peut nous en livrer un plein chargement. J'ai d'ailleurs commencé à dégager de la place sous la terrasse pour le stocker. Je veux aussi profiter de l'absence de Layla pour avancer, voire terminer, le tri dans les affaires de mon père. Ce serait une bonne chose de faite, et à mon tour, j'aurai l'esprit plus tranquille.