Chapitre 124
Alexis
En ce matin, l'air est lourd, pesant. Depuis deux jours, l'alerte a été donnée par les services de Météo France : un épisode cévenol est probable. Reste à en estimer l'ampleur et là... C'est difficile à prévoir. Tout le monde est en alerte, et pour ma part, je demeure à la maison et joignable. On ne sait jamais.
Comme je l'avais envisagé, je profite du week-end pour rentrer du bois. Samuel a déposé une remorque hier, sur le côté de la maison et j'ai entamé des va-et-vient avec la brouette pour le ranger. Je profite qu'il ne pleut pas encore pour m'activer le plus possible. Je me suis levé tôt pour commencer à la fraîche, du moins, si on peut parler de fraîcheur, car même au tout petit matin, il faisait déjà lourd et l'air se chargeait d'humidité.
Je parviens cependant à mettre à l'abri une bonne partie de la livraison quand les premières grosses gouttes commencent à tomber. Je range la brouette et rentre vite à la maison. Il était temps : les nuages se déchirent, la pluie se met à tomber dru et les trombes s'abattent sur la montagne, m'empêchant en quelques minutes de la distinguer. Tout devient gris. Je me souviens de ma première expérience d'épisode cévenol, deux ans plus tôt, lorsque Layla et Maïwenn avaient dû prolonger leur séjour de deux jours, tant il était dangereux de circuler. Contrairement à cette fois-là, les orages et pluies sont de plus courte durée et avant la fin de la journée, ils s'éloignent et on peut même voir apparaître un peu de ciel clair.
Je profite alors de l'après-midi pour poursuivre le rangement des affaires de mon père. Je commence par les deux cartons de photos. Certaines ont été rangées dans des albums : l'un contient de vieilles photos de famille que je me promets de montrer aussi à ma tante, deux autres sont consacrés à mon enfance. Je ne m'attarde pas dessus et je range les albums dans la bibliothèque du salon. Tout le reste est constitué de pochettes, la plupart étiquetées. Je trouve là quasiment toutes celles prises au cours de nos vacances, en Normandie essentiellement. Je décide de les ranger par ordre chronologique, dans deux tiroirs de l'ancienne commode de Tantine : Layla m'avait dit de les utiliser si j'avais besoin. C'était là que la vieille dame rangeait son linge. Layla a conservé quelques vêtements, notamment ses châles, et de jolis mouchoirs brodés, ce qui n'occupe plus qu'un seul des six tiroirs. J'ai donc largement la place pour ranger les pochettes.
Une fois que cela est terminé, je me sens bien satisfait et un peu soulagé : des souvenirs de mon père vont demeurer ici, et c'est un peu comme s'il était à son tour accueilli dans la maison.
A l'heure du coucher, un dernier rayon de soleil vient magnifiquement illuminer un paysage gorgé de pluie. Je vois même apparaître, brièvement, un arc-en-ciel.
La nuit est calme. Le lendemain matin, je descends à Antraigues : les dégâts sont très limités. Tout juste le niveau de la Volane est-il monté et la rivière est bien chargée, charriant son lot de débris. Rien de comparable à ce que j'avais déjà pu voir. Dans la vallée, plus en aval, il en va de même. Le niveau de La Beaume est monté assez haut, mais aucune route n'a été coupée et aucun incident n'est à déplorer. Après le séisme, cela aurait ajouté beaucoup d'inquiétude et de soucis à la population, et sollicité les services d'urgence et de secours. Tout au plus y a-t-il eu quelques caves inondées et arbres cassés. Par mesure de précaution, le marché de Vals a cependant été annulé et je fais les courses à Antraigues.
**
A mon retour, je juge peu attrayant de finir le rangement du bois. Autant le laisser sécher un peu avant de le mettre à l'abri. Je m'installe donc dans la salle, amenant un par un les derniers cartons qui me restent à trier. Maintenant que le plus difficile, avec les photos, est fait, je vais m'occuper du reste. J'avais déjà donné les vêtements que Pauline avait gardés. En revanche, j'ai conservé pour mon propre bureau, au cabinet, le presse-papier. Et j'ai déposé à un horloger de Vals la montre de mon grand-père. On verra bien s'il peut la réparer. Il m'a assuré que oui.
Je m'attaque alors aux papiers. Comme je l'avais dit à Layla, ça va vite : vieilles factures, révisions de la voiture, déclaration de revenus... Je conserve juste l'acte d'achat de l'appartement, même si cela remonte à loin et qu'il y a fort peu de chance que j'en aie besoin un jour. Mais ça reste une preuve d'achat, un acte officiel. Je vais le ranger avec l'acte de vente que j'avais moi-même signé, après son décès. Même si ce n'est pas compliqué à trier, je passe quand même du temps dans toute cette paperasse, car je ne veux rien jeter d'important. Après avoir vidé deux cartons, je m'offre une petite pause, pour déjeuner. A la fin de mon repas, je téléphone à Layla : c'est déjà la fin de journée pour elle et elle s'apprête à quitter Bangkok.
Layla
Notre court séjour en Thaïlande s'achève. Les échanges avec nos homologues sur place se sont bien passés et la vente de l'usine s'est effectuée sans problème. L'accueil a été cordial et nous avons été invités à visiter quelques sites et monuments. Ce dimanche est notre dernière journée et nous avons été conviés à un repas traditionnel ce midi. Nous prenons l'avion ce soir pour Ankara, puis Izmir, la ville où est implantée notre usine. Mon père avait bien choisi l'endroit à l'époque, puisque Izmir est le deuxième plus grand port du pays, après Istanbul, et donne sur la Méditerranée : le convoyage des emballages à partir de ce site et jusqu'à Bordeaux était aisé.
Alors que je me trouve dans ma chambre d'hôtel, à ranger mes affaires, je reçois un appel d'Alexis.
- Allo, chérie ? Je ne te dérange pas ?
- Non, pas du tout. Je suis dans ma chambre et je boucle ma valise. Comment vas-tu ?
- Bien ! Et toi ?
- Bien aussi. On a fini le déplacement à Bangkok dans de bonnes conditions. Il fait chaud et un peu humide, mais ça va. J'arrive à supporter. Et toi, qu'as-tu fait ?
- J'ai changé mon programme. On a eu de gros orages hier, on a craint un phénomène d'envergure, mais ça a été. Les dégâts sont limités, même s'il a bien plu. Du coup, je n'ai pas terminé le rangement du bois, je le laisse sécher et je terminerai le week-end prochain.
- Et à la place ?
- A la place, je me suis occupé des cartons de mon père. Ca a été, s'empresse-t-il d'ajouter comme pour me rassurer.
- Tu n'as pas rencontré de difficulté ? demandé-je quand même.
- Non. J'ai commencé à trier les papiers : je ne voulais pas tout jeter en vrac, au cas où... Je vais poursuivre tantôt. Pour les photos, j'ai rangé les albums en bas, dans la bibliothèque, et les pochettes dans la commode de Tantine. J'avais largement la place. Je n'ai eu besoin que de deux tiroirs. Pour le reste... J'ai emmené le presse-papier au cabinet, sur mon bureau, ce sera bien. Et j'ai déposé la montre de mon grand-père à Vals, chez l'horloger. Il verra s'il peut en faire quelque chose...
- Tu as vu des amis, ce week-end ?
- Juste Julien à Antraigues hier matin. Il m'a dit que ça allait, qu'Aglaé avait passé une partie de la soirée à guetter les orages. Je pense qu'elle a regardé le spectacle depuis la fenêtre de sa chambre et qu'elle a certainement fait des dessins pour illustrer l'orage et la pluie sur le volcan. C'est la première fois qu'elle assiste à un phénomène cévenol, même si elle avait vu un orage en été.
- Oui, c'est vrai. Je n'ai pas reçu de message des directeurs d'Ucel et Labégude, j'imagine donc qu'il n'y a pas de soucis.
- Je t'avoue que je ne suis pas descendu à Vals ce matin : le marché a été annulé.
- Je vais quand même contacter les directeurs. Je ne suis pas inquiète, mais après le séisme...
- Je comprends. Et donc quel était ton programme aujourd'hui ?
- Nous avons déjeuné avec nos partenaires thaïlandais pour un dernier repas, et un dernier petit tour dans la ville ce matin. Nous allons quitter l'hôtel d'ici une demi-heure environ pour nous rendre à l'aéroport. Nous devrions arriver à Ankara demain midi, heure locale. On part aussitôt pour Izmir. Je t'enverrai des sms pour te dire où on en est.
- Ok. Vous avez une escale ?
- Oui, au Qatar. Et ce soir, tu vas faire quoi ?
- Un bon feu de cheminée ! dit-il en riant. Et des châtaignes. Je vais préparer de la soupe aussi, pour les prochains soirs... Mais comme j'ai fait peu de courses, il faudra que je passe une petite commande à Eric pour dans la semaine.
- Je vois... Tu ne vas pas manquer de fromage au moins ?
- Non... Enfin, des petits chèvres frais, peut-être. Je vais devoir économiser.
Je l'entends sourire. Un coup d'œil discret à ma montre m'indique qu'il faut que je me dépêche. Je retiens un soupir :
- Alexis, je dois te laisser... Il faut que je termine mes bagages.
- Pas de soucis, mon amour. Fais bon voyage. Tiens-moi au courant.
- Promis. Je te rappelle demain soir, quand nous serons à Izmir. Il y aura moins de décalage horaire. La signature de la vente est prévue mardi.
- Bien. Je t'embrasse. Fort. Je t'aime.
- Moi aussi. Je t'aime.
Et nous raccrochons.
**
Les sourcils froncés, les lèvres pincées, je fixe droit dans les yeux mon interlocuteur turc. Je suis la seule femme de la délégation, et même la seule assise autour de la table, mais cela ne m'empêche pas d'avoir mon mot à dire. Nous sommes mardi matin et nous nous apprêtons à signer la vente de l'usine d'Izmir, sauf que l'acheteur et ses représentants estiment que le document nécessite encore quelques ajustements.
Et surtout, il voudrait revenir sur le prix négocié ces dernières semaines. C'est Jean-Michel, l'adjoint de Laurent en charge des usines à l'étranger, qui mène la discussion, avec l'aide d'un traducteur. Et je le sens dépité et agacé, même s'il prend sur lui. Je lui ai accordé toute ma confiance, et ce, depuis que j'ai pris la succession de mon père. C'est lui qui l'avait nommé à ce poste et il n'a jamais failli. Ponctuel, sérieux, toujours prêt à se rendre sur l'un ou l'autre site. En 2004 par exemple, suite au tsunami, il était aussitôt parti pour la Thaïlande, même si l'usine était située loin de la zone touchée.
Je me penche vers Laurent et lui glisse :
- Fais comprendre à Jean-Michel qu'on demande une pause pour discuter entre nous de leur nouvelle offre.
Laurent soutient mon regard un instant, puis fait passer le mot à Jean-Michel. Quelques minutes plus tard, nous quittons la salle des négociations, accompagnés aussi de notre expert juridique.
- Allons un peu dehors, dis-je.
A l'arrière du bâtiment se trouve une cour avec un joli jardin, une fontaine. Nous faisons quelques pas dans les allées. Jean-Michel secoue la tête :
- Tout était prêt... Je suis désolé, Layla.
- Je sais que tout était prêt et que les accords avaient été trouvés, Jean-Michel. Je sais bien que tu n'y es pour rien dans ce qui se passe depuis ce matin. Il est hors de question d'accepter leur demande. Je refuse de brader l'usine et les machines qui s'y trouvent, qui sont encore tout à fait opérationnelles et qui vont concurrencer à bas prix des sites en Europe. Le prix convenu était tout à fait correct et intéressant, tant pour eux que pour nous. On ne revient pas dessus.
- Comment fait-on, alors ? Ils refusent de signer pour le moment...
- Ils veulent nous mettre la pression, dis-je. On va retourner les choses. Tu vas leur faire comprendre qu'ils se sont engagés et nous aussi, et qu'il convient de respecter les engagements pris. Que cependant, s'ils s'entêtent dans cette position, rappelle-leur que nous pouvons demeurer à Izmir aussi longtemps que nécessaire, mais que ce sera à leurs frais. Et que s'ils ne veulent pas de l'usine au prix convenu, nous ne la vendons pas. Elle va demeurer notre propriété et nous chercherons un autre acheteur, y compris étranger. Ca ne manque pas.
- Ca va prendre du temps, Layla, gémit Jean-Michel, s'il faut tout reprendre à zéro.
- A mon avis, la menace de rompre la procédure de vente va suffire. Et sans indemnité puisque c'est de leur fait. Et si tu ajoutes que nous avons de potentiels contacts intéressés parmi des homologues étrangers...
- D'accord.
- Je pourrais le leur dire moi-même, mais tu sais mieux que moi qu'ils ne m'écouteront pas.
- Et j'en suis désolé...
- Je sais.
Laurent écoute toute notre conversation sans rien dire. Il jette un regard à sa montre et dit :
- Il est presque midi. Est-ce qu'on y retourne ou est-ce qu'on va déjeuner d'abord ? On peut manger à l'hôtel, c'est tout proche.
- On va leur signifier qu'on les retrouve cet après-midi, dis-je. Après tout, ils nous font perdre notre temps, on va leur en faire perdre un peu. Et les laisser mariner.
**
C'est seulement le lendemain, en fin d'après-midi, après des négociations très âpres, mais au cours desquelles nous n'avons rien cédé, que nous parvenons à signer la vente. Je note bien que l'acheteur, le futur patron de l'usine, manque de s'étrangler en me voyant prendre mon stylo et apposer ma signature. Et oui, espèce de macho, je suis peut-être une femme, mais la PDG, c'est moi. Pas Laurent, même si ce dernier signe aussi, après moi.
Lorsque nous rentrons à l'hôtel, nous passons encore un moment tous ensemble pour échanger. Nous y prenons le dîner. Nous demeurons pour cette dernière soirée juste entre Français. Contrairement à la Thaïlande, aucune visite de courtoisie n'a été prévue pour notre séjour, à nous de nous distraire si nous le souhaitons. Pour ma part, je n'ai pas tellement envie de distraction et aspire à retrouver la France le plus rapidement possible. Il faut dire que l'effet jet-lag est assez violent, sans oublier les cinq vols que nous avons déjà encaissés en dix jours.
Alors que nous achevons notre repas, je reçois un appel de Stéphanie, la directrice de l'usine de Labégude. Je décroche aussitôt.
- Mademoiselle Noury ?
- Oui, Stéphanie ?
- Bonsoir... Excusez-moi, je ne vous dérange pas ?
- Non, pas du tout. Je dîne avec toute l'équipe. Que se passe-t-il ?
- Je voulais vous prévenir qu'il y a eu un petit séisme ce soir. On n'a pas encore beaucoup de précisions, mais on l'a senti à Vals et dans les environs. Je viens d'appeler les gardiens des usines, ils font le tour des installations. Ils me rappellent d'ici une demi-heure environ.
- D'accord... soupiré-je. Bon, j'espère qu'il n'y aura pas de dégâts, ni aux usines, mais surtout chez les habitants. C'est peut-être une réplique de celui du Teil...
- Peut-être, oui. C'est ce qu'on pense.
- Bien. N'hésitez pas à me rappeler ce soir. Si jamais vous n'arriviez pas à me joindre, contactez Laurent. Je vais l'informer de la nouvelle.
- Très bien. Je vous tiens au courant. Passez une bonne soirée, Mademoiselle.
- Merci de votre appel, Stéphanie. A tout à l'heure.
Et nous raccrochons. Je tourne les yeux vers Laurent. Tout le monde a interrompu son repas, se demandant bien pourquoi la directrice de Labégude m'a appelée.
- Stéphanie vient de me prévenir qu'un séisme s'était à nouveau produit en Ardèche. On ne sait pas encore où exactement, mais il a été ressenti à Vals. Les gardiens font le tour des usines et des installations pour tout vérifier.
- Hé bien, fait Laurent. J'espère qu'il n'y a pas de dégâts...
- Une réplique du précédent ? me demande Jean-Michel.
- C'est possible. Stéphanie avait très peu d'éléments pour le moment. La nature n'a pas l'air très contente en ce moment... Le séisme, les orages le week-end dernier...
Nous reprenons notre repas, mais je ne peux m'empêcher de jeter régulièrement un œil à mon téléphone. Personne ne s'étonne que je termine rapidement mon dîner, sans même prendre un dessert - et pourtant, les salades de fruits sont délicieuses. Je remonte dans ma chambre et appelle Alexis.
- Layla ? Ca va ? demande-t-il un peu surpris en décrochant.
- Oui, c'est moi. Je viens aux nouvelles. Tout va bien ?
- Oui, tout va bien. Que se passe-t-il ? Tu m'as l'air inquiet ?
- Stéphanie m'a appelée il y a peu pour me prévenir qu'il y avait eu un séisme...
- Oui, je l'ai ressenti aussi. Mais c'était très léger. L'épicentre doit être assez loin ou alors, c'est un petit. J'écoute la radio, mais j'ai peu de nouvelles pour le moment. Que t'a dit Stéphanie ?
- Peu de choses... Hormis que les gardiens faisaient le tour des usines et qu'elle allait me rappeler. Mais je voulais m'assurer que tout allait bien de ton côté.
- Oui. La maison est toujours debout et elle a à peine vibré. Rien n'a bougé, rien n'est cassé... Tu peux être tranquille.
Je souris et sens une tension se relâcher en moi. Les images des maisons effondrées au Teil sont bien ancrées dans mon esprit.
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