Au revoir

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Le lendemain, Miguel se mit en route. La soirée passée avec Aliénor avait ravivé les braises d'exploration qui couvaient en lui depuis déjà trop longtemps. Il voulait désormais traverser la cité et atteindre le bord. Que ferait-il ensuite ? Le destin en déciderait. Était-il seulement possible d'atteindre le bord ? Cela représentait un voyage de plusieurs centaines de kilomètres à déambuler dans les couloirs, traverser d'innombrables portes, prendre des centaines d'ascenseurs et tapis roulants, monter et descendre des milliers de marches. Mais au moins, il n'avait pas de bagages à préparer. Comme tous les habitants, il vivait dans une chambre libre à proximité de l'activité qu'il pratiquait à ce moment-là. Toutes les chambres étaient identiques, toutes pouvaient s'adapter à la décoration intérieure de leur occupant. Dans son dossier sur le réseau, étaient enregistrés son crédit, ainsi que ses mensurations, ses plats préférés… Il lui suffisait de s'adresser à un des distributeurs présents un peu partout pour obtenir eau, nourriture, vêtements et fournitures.

Il demanda à afficher la carte de la ville avec sa position courante. Un réseau de lignes, de parcelles et de secteurs s'afficha devant ses yeux, un point bleu brillant perdu au milieu. Miguel avait déjà vu cette image, mais seulement par curiosité, jamais dans un but précis. Thélème avait une forme hexagonale. Elle était composée de centaines d'hexagones similaire à un nid d'abeilles géant. Chaque cellule représentait un secteur. La plupart d’entre elles brillaient d'un rouge vif, mais certaines étaient éteintes. On entendait parler parfois de secteur mort, maudit ou perdu. Toutes sortes d'histoires couraient sur eux. Lorsque Miguel interrogeait Alan, celui-ci répondait laconiquement « Ces secteurs sont actuellement en maintenance ». Seulement, aucun secteur éteint ne s'était jamais rallumé. Miguel refit néanmoins une tentative.

— Que s'est-il passé dans ces secteurs ?

Ces secteurs sont actuellement en maintenance

— Pourquoi ne se rallument-ils pas alors ? Pourquoi personne n'a jamais vu un secteur mort se rallumer ?

La maintenance d'un secteur peut nécessiter plusieurs siècles. Ceux-ci redémarreront lorsque leur maintenance sera terminée.

Toujours la même réponse. Miguel abandonna et reprit la consultation de sa carte. Dans le coin en bas à droite, à peine visible, on pouvait lire une suite de chiffres : 172-16-195-7.

Secteur sept… Miguel se rendit compte à quel point ce nom était réducteur. Il y avait des dizaines de secteur 7, peut-être des milliers. Personne ne comprenait la signification de cette suite de chiffres. On se contentait d'appeler son secteur par son dernier nombre.

D'après la carte, son secteur était situé légèrement à l'ouest du centre. Miguel demanda à tracer le trajet jusqu'au bord le plus proche de la cité. Il ne savait même pas s'il était possible de calculer un itinéraire sur une telle distance. On se contentait généralement de demander le chemin vers tel ou tel atelier, sur des distances de quelques kilomètres tout au plus.

Demande invalide.

— Comment ça demande invalide ?

Miguel ne fut qu'à moitié étonné. Cependant, c'était la première fois que l'ordinateur lui répondait ceci. Il s'attendait plus à une réponse du style « Veuillez indiquer des jalons intermédiaires » ou quelque chose dans ce goût-là.

Cette demande ne correspond pas à une de vos requêtes habituelles. Veuillez confirmer votre identité.

— Mais qu'est-ce que tu me racontes là ? Tu veux que ce soit qui d'autre ?

Cette requête est inhabituelle. D'après votre historique de votre profil, il n'est pas dans vos habitude de poser ce type de requête. Veuillez patienter pendant la recherche d'éventuelles corruptions des données.

Miguel resta silencieux, ne sachant comment réagir. Jusqu'à maintenant, Alan n'avait jamais fait d'excès de zèle ou refusé de répondre à quoi que ce soit. Au bout de quelques secondes, ce dernier répondit :

Vérification des données terminée. Aucune corruption détectée. Veuillez confirmer votre identité.

— Miguel Sanchez, secteur 7, empileur à la station de revalorisation du verre. Enfin, jusqu'à hier. Il te faut quoi d'autre ? répondit-il agacé.

Vérification en cours, veuillez rester immobile.

Alan utilisa les différents scanners situés à proximité pour identifier Miguel. Caméra, scanner infrarouge, traçage de l'historique de déplacement. Au bout de quelques secondes, il arriva à la conclusion que cette personne était bel et bien Miguel Sanchez.

Identité confirmée. Le bord le plus proche de la cité se trouve à environ 380 km vers l'ouest en ligne droite.

— Oui, ça je le savais déjà, ce que je veux c'est la route pour y aller.

Une suite de valeurs s'afficha alors devant Miguel. Les premières semblaient toutes préfixées par le nom de son secteur : 172-16-195-7, mais à part ça il ne comprenait rien à leur signification.

— Mais qu'est-ce qu'il te prend à la fin ? Oh et puis zut, amène-moi au moins au bord ouest du secteur. Je me débrouillerai après. Et fais-moi passer par la benne la plus proche, je ne vais pas trimbaler toutes mes affaires avec moi.

La carte de la cité disparut et une route s'afficha, rouge par-dessus le monde environnant. Miguel sortit de sa chambre et se fraya un passage dans la foule. Il ne prit pas la direction habituelle, celle que tout le monde prend, il suivait la direction vers le collecteur le plus proche, un sac en plastique d'amidon à la main contenant les quelques babioles dont il devait se débarrasser avant de libérer sa chambre. Cette histoire de chiffres et la réaction de l'ordinateur le laissait perplexe. Que s'était-il passé ? Il s'était déjà intéressé à la géographie de la cité sans jamais rencontrer de problème. Mais maintenant qu'il posait des questions plus précises, on aurait dit qu'Alan ne voulait pas lui répondre.

Il s'approcha d'un renfoncement dans une partie déserte du couloir. Une ouverture était découpée dans le mur sur laquelle on pouvait lire en lettres manuscrites légèrement effacés : « Collecte des fournitures ». Miguel ouvrit la trappe et plaça le sac à l'intérieur.

— Tiens, on dirait que je sers à quelque chose finalement, fit une voix derrière lui.

Miguel se retourna, surpris.

— Pardon ?

Devant lui se tenait un homme maigre d'une soixantaine d'années, le crâne dégarni. Les cheveux manquants sur sa tête s'étaient réfugiés dans ses narines et ses oreilles. Il tenait un pot de peinture dans une main et un pinceau dans l'autre.

— J'étais venu repasser une couche. Je suis l'écrivain du quartier. Depuis toutes les années que je fais ça, vous êtes le premier que je vois utiliser cette trappe.

— Écrivain ? Je ne savais même pas que ça existait, répondit Miguel.

— Et comment croyez-vous que ces lettres soient arrivées là ?

L'homme regarda la trappe entrouverte derrière Miguel. Le sac dépassait encore un peu.

— C'est un sacré sac que vous balancez là ! remarqua le vieil homme. Vous n’êtes quand même pas un de ces jeunes qui balance à tout va sans respect pour l'énergie qu'ils gaspillent ? Paraît que y'en a des comme ça dans les autres secteurs. On n'aime pas trop les gens dans leur genre par chez nous.

— Non, répondit Miguel sur la défensive. Je déménage. J'avais quelques vieilleries à recycler.

— Vous déménagez hein ? Vous ne vous sentez pas bien dans le quartier ? J'ai connu un gars qui a déménagé une fois. Jean-Guy qu'il s'appelait, un bon ami d'enfance. Puis il a rencontré une fille de là-bas, vous voyez, fit l'homme en pointant une direction indéfinie. Elle voulait retourner dans son quartier après avoir passé quelques temps dans le nôtre. Elle l'a embobiné et il est parti avec. Ce n'est pas plus mal qu'elle soit retournée d'où elle venait, mais si elle avait pu laisser mon Jean-Guy ça n’aurait pas été plus mal. Non pas que j'avais quelque chose contre elle, mais les gens qui bougent trop loin de là d'où ils viennent, ça ne me plaît pas. Ils prennent à un endroit, ils rejettent à un autre, ce n'est pas bon pour l'équilibre des choses, vous voyez. Moi j'aime bien que les gens restent chez eux, en particulier ceux d'ici. J'espère que vous ne partez pas trop loin ?

Miguel sentait que l'homme n'allait pas apprécier son idée de traverser la cité. Il fallait qu'il trouve vite quelque chose.

— Non, je vais aider aux travaux de la tour hydro 47. Je me rapproche des ateliers. Il faut que j'y aille, je vais être en retard. Au revoir.

Miguel fit un sourire et un signe de la main et sortit du renfoncement. Il s'engouffra ensuite dans le flux de la population et disparu dans la foule.

Planification en cours, fit la voix d'Alan.

L'implant occulaire de Miguel afficha une chambre disponible à un kilomètre vers l'ouest à vol d'oiseau, mais bien plus à pieds. Faire le trajet lui prendrait une bonne partie de la matinée et consommerait une part non négligeable de son crédit. Il trouverait sûrement un atelier libre dans le coin pour recharger et aller à la prochaine étape. Miguel suivit le chemin rouge translucide qui s'affichait sur son œil. Son trajet passait devant l'atelier d'empilage. Il s'y arrêta une dernière fois pour dire au revoir à Sallam. Ce dernier, fidèle au poste, chargait ses briques de verre sur le tapis.

— Oh, Sallam ! lança Miguel.

— Ah, te voilà ! lui répondit son collègue. C'est à cette heure-ci que tu arrives ?

— Je passe juste. C'est décidé, j'arrête l'empilage.

Miguel était assez crispé, il ne savait pas trop comment annoncer son départ, ni comment son collègue allait prendre ses projets de voyage.

— Ah ? Tu en as marre ? C'est dommage. Ça égayait un peu ce que tu faisais. Tu vas faire quoi ?

— Je vais me balader, visiter un peu le coin.

— Laisse-moi rire ! Visiter quoi ? Les couloirs ? répondit Sallam en actionant le convoyeur.

— Je compte aller un peu plus loin, voir des choses différentes, rencontrer du monde.

— Voir des choses ? Rencontrer du monde ? Tu veux aller où au juste ?

Miguel décida d'être honnète avec son ami.

— Je voudrais voir à quoi ressemblent les autres secteurs.

Sallam éclata de rire.

— Elle est bien bonne. Je te souhaite bien du courage pour passer la barrière !

Sallam prit quelques briques de verre et les assembla sur le tapis pour former une petite arche.

— Je n'ai jamais trop cru à cette histoire, reprit Miguel. J'ai déjà regardé des plans de la cité, lu des choses sur son histoire et comment les secteurs se sont formés. Je n'ai jamais rien vu qui pourrait empêcher quelqu'un de changer de secteur. Et, pour être franc, j'aimerais voir ce qu'il y a en dehors de la cité justement.

Sallam se retourna brusquement.

— En dehors de la cité ? répondit-il incrédule. Comment ça ?

— Eh bien, voir l'extérieur, sortir.

Sallam ne comprit pas plus. On pouvait voir l'agitation que cette simple phrase avait générée dans ses synapses. Miguel craignait la réaction de son ami pour avoir déjà abordé le sujet avec lui. Dans sa vision du monde, Sallam concevait la cité comme un tout. Les secteurs avaient bien une frontière physique empéchant l'accès aux secteurs voisins, mais la cité, elle, n'avait pas de limite.

— Mais… le dehors n'existe pas Miguel. La cité est fermée. Rien n'entre, rien ne sort, sinon l'équilibre est rompu. Il n'y a pas d'extérieur !

— Arrête, ce que tu dis est ridicule. Je vais y aller, dehors. Je vais sortir.

Les traits de Sallam s'affaissèrent, il devenait nerveux, voire terrorisé. Il regarda à gauche et à droite, comme pour vérifier que personne n'avait entendu cette conversation.

— Écoute… laisse-moi, je préfère arrêter ici. Va te balader si ça te chante, mais ne me mêle pas à tes histoires. La cité a toujours fonctionné en cycle fermé et je ne veux même pas penser à ce qu'il pourrait se passer si l'équilibre était rompu. Laisse-moi !

Sallam retourna à son tapis roulant empiler ses briques de verre, en faisant mine que Miguel n'était pas là. Il essaya de l'appeler mais ne répondit pas. Son ami s'approcha de lui et lui posa la main sur l'épaule mais Sallam se dégagea d'un coup sec. Après d'autres tentatives infructueuses, Miguel abandonna et sortit d'un pas traînant de l'atelier. Au dernier moment, Sallam se releva et lui dit :

— Miguel !

— Oui ? répondit-il plein d'espoir.

— Prend garde à toi. T'es un gars bien et je n'ai pas envie qu'il t'arrive des choses, mais là je ne sais pas dans quoi tu t'embarques.

— Je suis un grand garçon, ne t'inquiètes pas.

Miguel s'en alla, un peu déçu de la réaction de son ami. Il savait que Sallam était un fervent défenseur du maintien de l'équilibre, mais au-delà de ses convictions personnelles, il semblait sincèrement terrorisé à l'idée que quelqu'un puisse sortir. Miguel commença à se demander si son aventure était vraiment une bonne idée. Il avait déjà rencontré des gens d'autres quartiers, quelques rares personnes des secteurs voisins, mais Aliénor était la première qui venait d'aussi loin. Son histoire était-elle vraiment crédible ? Pourquoi aurait-elle passé toute son enfance près du bord sans jamais voir l'extérieur ? L'excuse avancée était qu'elle n'en avait jamais éprouvé l'envie. Chose qu'elle semblait regretter amèrement maintenant. Elle vivait à côté, elle pouvait y aller quand elle le voulait, donc sortir n'avait pas tant de valeur que ça à ses yeux. Surtout aux yeux d'une enfant. Elle voulait voir le cœur de la cité, de la même manière que Miguel désirait maintenant voir le bord. Non, Aliénor n'avait pas menti. Son récit était trop cohérent, son regard trop sincère. Elle venait du bord. Et si elle avait fait tout ce chemin, il pourrait en faire autant en sens inverse. D'une certaine manière, cela rétablirait d'autant plus l'équilibre. Une personne contre une autre.

Ainsi, il entama son périple, couloir après couloir. Sautant de chambre en chambre. S'arrêtant quelques jours dans un atelier puis reprenant son chemin. Son secteur était un véritable dédale de couloirs entrecoupé par quelques places ou esplanades, cassant un peu la monotonie. Mais une chose était certaine : il était impossible de se repérer dans ce labyrinthe sans système de navigation. Miguel était dépendant de l'ordinateur pour s'orienter. De plus, la cité n'avait pas été conçue pour faire de longues distances mais pour minimiser les transports. Si bien que pour faire un kilomètre à vol d'oiseau, il fallait arpenter des heures les circonvolutions qu'avaient engendrées les bâtisseurs de ce monde.

Au bout de deux semaines, Miguel arriva au bord du secteur. D'après la carte, deux secteurs voisins étaient reliés entre eux par un unique passage situé au milieu de leur bord adjacent. Chaque secteur n'avait que six sorties. Six voies d'accès seulement, pour une centaine de milliers d'habitants. Comme s'il n'avait pas été prévu que la population puisse déménager. Miguel se rapprochait doucement de ce fameux passage. Il remarqua aussi que, depuis quelques heures, la foule des couloirs s'était amoindrie. Aussi, les tapis roulants et escalators se faisaient rares l'obligeant à marcher de plus en plus.

Il trouva une chambre libre. Probablement la dernière avant la frontière. Miguel avait des ampoules aux pieds. Au début, il se réveillait avec des courbatures. Ses jambes étaient douloureuses et le stress du voyage l'empêchait de dormir malgré la fatigue. Mais passés les premiers jours, son corps s'était habitué, son esprit s'était détendu. Les courbatures avaient disparu, il s'endormait paisiblement et se réveillait frais le lendemain. C'était devenu une routine. Se lever, marcher quelques kilomètres. S'arrêter pour manger, repartir. Trouver une chambre pour dormir et se coucher. Les journées étaient identiques et pourtant toutes différentes. Il attendait la fin de l'après-midi pour chercher où dormir. Il ne voulait pas avoir de but précis en se levant, il voulait juste avancer à son rythme, selon l'humeur du moment. Parfois il parcourait dix ou quinze kilomètres. Parfois seulement deux ou trois. Malheureusement, ses chaussures n'étaient pas faites pour marcher sur de si longues distances et ses pieds n'avaient pas encore suffisamment de corne pour absorber les frottements. Il décida de s'arrêter ici pour aujourd'hui. Demain, il passerait la barrière.

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