Pique-nique en forêt
Christelle arracha un morceau de pain et le fourra dans sa bouche. Le vent faisait bruisser la cime des arbres dans cette forêt tropicale pendant que les rayons du soleil perçaient entre les feuilles, traversant une brume matinale.
— Ainsi donc, tu es un voyageur ? demanda-t-elle.
— Oui. Vu tes idées arrêtées sur la production et la consommation, je ne savais pas trop comment tu allais réagir, répondit Miguel.
William se coupa une tranche de jambon, une sorte de cube rosâtre fait à base de protéines animales synthétisées. Une girafe passa au loin, on pouvait voir son long cou déambuler entre les troncs et les lianes. Quelques poules gambadaient entre les fougères autour de la table.
— Bof. Thélème est un système fermé. Tu peux bien prendre à un endroit, la traverser de part en part et relâcher à l'autre bout, ça reste dans le même système. Elle rééquilibrera d'elle-même. Y'en a qui passent toute leur vie dans le même couloir pour surtout pas briser l'équilibre des choses. Cet équilibre est propre à la cité, pas au couloir. Tu peux voyager autant que tu veux, en sortir si ça te chante, du moment que tu reviens et que tu ne fais pas caca dehors.
Une ombre passa sur le repas. Miguel leva la tête pour voir planer gracieusement une raie manta au-dessus de la canopée.
— Oui. Par contre, ce décor, ça ne pompe pas trop ? demanda-t-il.
— C'est la chambre de William, il a du stock, répondit la jeune femme. Alors, qu'est-ce qui t'a fait partir ?
Miguel réfléchit un moment. C'est vrai qu'à force de marcher et d'être obnubilé par son trajet, il en avait oublié pourquoi il faisait ça. Il remonta le fil des événements jusqu'à son départ.
— Une femme, répondit-il après un moment.
— Oh…
Une légère déception traversa le visage de Christelle. Un dindon glouglouta derrière eux.
— Non, ce n'est pas ce que tu crois… C'était une vieille qui…
De la méfiance s'insinua dans l’implant de Christelle et le vert de son iris sembla s'assombrir légèrement. William étouffa un petit rire.
— Alienor Slugheart. C'est comme ça qu'elle s'appelait, continua Miguel.
Christelle balaya son historique de rencontre. Une petite vidéo avec la date et le lieu s'afficha en haut à droite de son champ de vision. Elle montrait une vue subjective de Christelle regardant Aliénor en contre plongée.
— Ah oui, je l'ai croisée à deux couloirs d'ici. Qu'est-ce qu'elle est grande !
— Pas spécialement non, répondit Miguel.
Christelle remarqua la date inscrite sur la vignette.
— Mai 2502, c'était il y a quinze ans. Ah, c'est moi qui étais petite en fait.
— Ça n'a pas vraiment changé…
Cette remarque valut à William un coup de coude dans les côtes, ce qui n'engendra aucun effet notable sur sa personne.
— Tu lui as parlé ? enchaîna Miguel.
— Non, je n'ai rien d'autre, elle est juste passée devant moi. On s'est croisée, rien de plus, répondit la jeune femme en riant. Et donc ? Elle t'a fait quoi pour que tu t'en ailles comme ça ?
Miguel réfléchit un instant. On entendit un cerf bramer, suivi d'une envolée d'oiseaux. Il était parti un peu sur un coup de tête du jour au lendemain. Des années à tourner en rond dans les couloirs du secteur 7. Des années à chercher un atelier qui le stimulerait un peu, une activité qui changerait de l'ordinaire. Des années à essayer de créer quelque chose de nouveau qui n'aurait d'autre utilité que de simplement exister et qui trancherait avec la froide nécessité de tout ce qui l'entourait. Aliénor lui avait montré quelque chose de nouveau, quelque chose qu'il ne pourrait jamais trouver à l'intérieur de la cité, car cette chose était justement l'extérieur en lui-même
— Je pense qu'elle m'a montré ce que je cherchais, finit-il par dire.
— Ah oui, c'est pratique ça. Sinon on risque de trouver sans s'en rendre compte.
Miguel nota un léger strabisme dans les yeux de Christelle depuis le début de la conversation. Son œil bionique restait rivé sur lui malgré le fait que son regard se baladait tantôt sur son frère, tantôt sur lui, tantôt sur son bol de porridge. William continuait de manger et se servit une troisième tranche de jambon. Un petit chat noir en profita pour sauter sur la table. Il fut chassé par Christelle d'un geste de la main.
— Plus sérieusement, tu cherchais quoi ?
— Je cherchais des réponses peut-être. Ou plutôt des questions. De la nouveauté, de l'aventure, un moyen de passer le temps autrement. Je ne sais même pas ce que je cherchais, mais elle savait où je le trouverai.
— Donc tu voyages pour trouver quelque chose à chercher ? Intéressant. Et tu trouves ?
— Pour l'instant je cherche.
Une vache meugla derrière un buisson.
— Will, tu veux pas virer tes bestioles ? Ou au moins couper le son, ça devient ridicule là !
La faune disparue du décor laissant une flore vierge et sauvage. Seuls restait ces trois individus déjeunant autour d'une table blanche posée au beau milieu d'arbres plusieurs fois centenaires.
— Tu n'as rien trouvé d'intéressant jusque-là ? demanda William. Tu as traversé combien de secteurs pour l'instant ?
— Je ne sais pas exactement. Trente ? Quarante ?
— Vous avez traversé quarante-trois secteurs. Celui-ci est votre quarante-quatrième. Il vous faut en traverser cent quarante-cinq pour atteindre le bord de la cité, énonça Alan.
— Oui, 43, continua Miguel. J'ai fait un quart du chemin. Et pas grand-chose à signaler. Beaucoup de point commun, quelques différences.
— Du genre ?
— Tous les secteurs ont peur de la barrière.
— La barrière ? demanda Christelle en fronçant les sourcils.
— Ah, voilà une différence par exemple.
Miguel tenta de se souvenir.
— L'horizon ? c'est comme ça que vous l'appelez ici ? continua-t-il. Chaque secteur à un nom différent pour désigner ce passage.
— Ah, oui, le sas.
Miguel fut surpris d'entendre Christelle utiliser ce terme, comme si elle savait de quoi elle parlait.
— Il y a pas mal d'histoires qui traînent dessus, continua-t-elle. William les raconte beaucoup mieux que moi. A toi l'honneur, mon gros.
William finit d'avaler ce qu'il avait dans la bouche et se servit un verre d'eau.
— Avec son et lumière ? demanda-t-il.
— Met le paquet, comme papa nous faisait. On a un invité !
William se racla la gorge. La lumière s'assombrit et la forêt disparut. Resta simplement nos trois compères à table, éclairés par un cône de lumière provenant d'au-dessus d'eux. Sa tête sortit de l'ombre et entra dans la lumière, lui donnant un air inquiétant. Il commença sur un ton solennel.
— On raconte qu'au début, lorsque les premiers hommes habitèrent le secteur, il s'étendait à perte de vue.
Le cône de lumière s'agrandit et William écarta les bras sur une salle blanche s'étendant à l'infini, embrassant tout l'espace autour de lui.
— On pouvait regarder aussi loin que possible, on ne voyait pas de mur, pas de porte, pas de pilier. Le plafond était si haut qu'on ne pouvait pas le distinguer non plus et encore moins le toucher.
William monta les bras au ciel, voulant attraper un plafond qui s’échappait de plus en plus loin.
— Les anciens demandèrent à leurs enfants, plus jeune et avec une meilleure vue, ce qu'il y avait au fond de la pièce. Les jeunes regardèrent attentivement et découvrir que loin, très loin devant soi, on pouvait voir l'endroit où le plafond rejoignait le sol.
Il attrapa deux poignées imaginaires au-dessus et en dessous de lui et referma le ciel sur la terre.
— On appela ça l'horizon. Mais plus on s'en approchait, plus il s'éloignait. Beaucoup tentèrent le voyage vers cet horizon mais aucun ne revint. On ne pouvait pas l'atteindre. L'énergie, comme la place disponible, était infinie. Les hommes se sont alors multipliés. Mais les hommes consomment de l'énergie tout comme l'air qu'ils respirent, si bien qu'elle commença à diminuer. Le secteur diminua lui aussi pour compenser.
Des ombres humanoïdes apparurent autour d'eux. On pouvait reconnaître des hommes, des femmes, des familles entières apparaître et déambuler autour de la table. William étendit les bras pour attraper semble-t-il les bords du monde et les rapprocha. Les ombres se firent de plus en plus nombreuses pour devenir une foule compacte.
— Les hommes se sont regroupés pour former le secteur qu'on connaît aujourd'hui. Cependant, l'idée que l'horizon était inatteignable est restée profondément ancrée en eux.
La foule d'ombre disparue et la forêt reprit sa place.
— Mais bon. Il suffit de regarder sur le réseau pour voir que le secteur fait trois kilomètres sur trois, qu'il est hexagonal, qu'il a été créé vers 2150 en même temps que Thélème et qu'il est relié à ses voisins par six sas de décontamination.
Sur cette dernière remarque, Miguel se sentit légèrement honteux. Il ne lui était même pas venu à l'idée de consulter Alan pour avoir plus de détails sur ce qu'il se passait en franchissant la barrière. Cela lui aurait évité quelques cauchemars les nuits suivant son intrusion dans le secteur 12.
— Vous êtes déjà allé voir le sas ? enchaîna-t-il.
— Pourquoi faire ? répondit Christelle. Il n'y a rien là-bas. Un couloir et deux vieilles portes. Par contre, tu dis que vous appelez ça la barrière ? D’où ça vient ?
— Ça vient du capteur laser qui déclenche la fermeture des portes. Tu as dû voir ça sur les photos. Il fait une sorte de barrière rouge censée nous découper en deux si on la franchit. On n'est pas très mystique chez nous. Dans le genre histoire farfelue, je me souviens du secteur 28. Eux l’appellent le baptismal. C'est un des rares secteurs que j'ai traversés qui ose s'en approcher. Ils y effectuent une sorte de rite de passage à l'âge adulte. Lorsqu'un jeune atteint sa majorité, il doit se rendre à la barrière pour se faire baptiser. Il rentre dedans, passe la douche et ressort, souvent blanc comme un linge et complètement terrorisé. L'idée est de s'approcher au plus près du bord du monde pour ressentir le souffle de Dieu, quelque chose comme ça. Autant te dire que si le gosse passe de l'autre côté, il est considéré comme faisant partie du royaume de morts et n'est plus vraiment le bienvenu. J'ai eu de la chance de pas débarquer pendant une de leur cérémonie, ils m'auraient pris pour un revenant. Enfin bref, des histoires différentes, mais toujours la même conclusion : sortir de chez soi, c'est mal.
— Je peux ?
William désigna le reste de jambon et le mit dans son assiette.
— Il y a beaucoup d'autres points communs ? demanda-t-il.
— Oui. Tous les secteurs sont identiques, mis à part les ateliers mobiles qui vont un peu où ils veulent. Mêmes couloirs, mêmes ascenseurs, mêmes tapis roulants, même foule anonyme. La place du centre est aussi la même, avec la statue de l'arbre et la devise.
— « Un cycle fermé assure la stabilité ».
Tous les trois récitèrent cette maxime d'une seule voix.
Ils se regardèrent en riant. Cette devise dictait leur vie de la naissance à leur mort et même après. Ils continuèrent à parler ainsi de chose et d'autre jusqu'à la fin du repas. Un orage commença à gronder au loin et le ciel s'assombrit, signe que le déjeuner touchait à sa fin. Christelle termina sa barre au chocolat et se leva.
— J'y retourne, on se retrouve à l’atelier ?
Une porte s'ouvrit sur le blanc du couloir et la jeune fille disparue dans l'ouverture. William et Miguel restèrent assis quelques instants.
— Stakhanoviste, ta sœur.
William fini d'avaler avant de répondre.
— Oui. Elle ne s'arrête jamais. Tu as l'air fatigué toi, tu veux te reposer un peu ? Il y a de l'insertion à côté.
— Jamais fait, c'est quoi ?
— Viens, je vais te montrer.
Ils quittèrent la salle juste avant qu'une pluie irréelle ne s’abatte sur eux. Lorsqu'ils passèrent la porte, la chambre reprit son apparence initiale blanche et vide. William emprunta le couloir suivi par Miguel. Les badauds allaient et venaient, Miguel vit la sœur de William sortir du flot et s'approcher du mur. Une porte s'ouvrit donnant sur les balanciers et elle s'y engouffra. Ils continuèrent leur chemin encore quelques dizaines de mètres avant d'arriver à un couloir plus large équipé d'un convoyeur pour piétons. La lumière blanche tamisée effaçait toute trace d'ombre sur le sol et gommait les reliefs sur les visages des passants. Le flot avançait au rythme régulier du sol mouvant. Cet ensemble indistincte de visages inexpressifs n'était au final qu'une masse uniforme d'énergie cinétique en mouvement que le convoyeur devait acheminer à sa destination. Le duo quitta le tapis sur la droite et pénétra dans l'atelier d'insertion. Une dizaine de petites cabines vitrées s'alignaient contenant une chaise et une sorte de tablette percée de différente formes géométriques.
— Ce n'est pas compliqué, expliqua William. Un enfant de deux ans pourrait le faire. Mais ça permet de se vider la tête une heure ou deux. Tu as des profilés aluminium d'un peu toutes les formes qui arrivent par le convoyeur du dessus. Des I, des L, des T, des O etc. Ils viennent directement de la fonderie en passant par un atelier de soufflage pour refroidir. Quand ils arrivent ici, tu regardes leur forme et tu les insères dans l'ouverture qui correspond sur le pupitre. Tu ne peux pas te tromper.
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