Chapitre 14
A la fin de cette lettre, j’ai les larmes aux yeux. Ou plutôt, je pleure carrément. Je pleure pour Tom. Pour cette famille anéantie. Pour cette Lisa si battante. Pour cette Clémence réveillée. Pour cette Gaïa sans maman. Pour tout ce que je ne savais pas et que je sais désormais.
Bizarrement, l’image que je me faisais de Tom n’a pas changé. Je le vois juste… Mieux. Je le vois véritablement. Je comprends ses failles. Ses doutes. Ce mutisme dans lequel il s’enfermait régulièrement. Et aussi, je comprends pourquoi il est si attentionné envers moi. A la fois, je lui en veux. De m’avoir caché son passé. De l’avoir refoulé au plus pro-fond de lui-même. Mais je ne peux que le comprendre et accepter ce choix. On ne peut pas dire que je fais mieux. Le passé est toujours un sujet sensible. Pour tout le monde. En général, les gens n’aiment pas trop se retourner et ob-server tout ce qu’ils ont déjà parcouru. Leurs conneries. Leurs fautes. Même s’ils aiment se replonger dans leurs souvenirs joyeux et nostalgiques, ils n’aiment pas remarquer tout ce temps déjà écoulé. C’est normal après tout. Tom a raison. Il ne faut pas rester enfermer avec son passé. Mais j’ai comme l’impression qu’il a sauté une étape. Pour faire son deuil, il faut passer par plusieurs stades. D’abord, c’est le choc. Le déni. On se dit : « C’est impossible. Ça ne peut pas arriver. Pas à moi ». Puis, la colère. On en veut à tout. On culpabilise. On croit qu’on aurait pu changer quelque chose. Ensuite, on veut retrouver notre vie normale. Notre vie d’avant. Mais il y a toujours un moment où la réalité nous rattrape et on finit par comprendre que plus jamais on ne reverra cette personne. On est triste, on côtoie même parfois la dépression. Enfin, pour terminer le deuil, il y a une dernière étape. Celle de l’acceptation. L’étape la plus importante selon moi mais aussi la plus difficile à surmon-ter. Et je crois que Tom s’est arrêté à cette quatrième étape. Il n’a pas accepté la mort de ses proches et vit avec cette constante culpabilité. Il est resté à l’étape de la tristesse, frô-lant la dépression. Il croit sans doute avoir fini mais il en est encore loin. Seulement, est-ce mon rôle de lui en parler ? Cette lettre n’était pas ouverte après tout. Puis je me rap-pelle. Clémence s’est réveillée. Après tous ces mois à espérer, elle s’est réveillée. S’en est fini de ce cauchemar. Et la date. 12 juillet. C’était il y a trois jours. Et le dilemme. Re-viens ou ne reviens jamais. Que dois-je faire ? Lui en parler ? Tout lui avouer ? Risquer de le perdre s’il m’en veut ou s’il choisit de rejoindre sa vie d’avant ? Ou laisser la vie faire ?
Je réfléchis un instant. C’est le moment de choisir. Lui ou moi ? Moi ou lui ? Il faut savoir se concentrer sur soi-même, certes, mais quand moi je vais bien et que l’autre va mal, que dois-je faire ? Sacrifier mon bonheur pour l’épa-nouissement de l’autre ou inversement ? J’aime Tom. Et… Je ne veux que son bonheur. Qu’il aille mieux. Qu’il profite enfin de sa vie. Qu’il rattrape le temps perdu avec cette Lisa, Clémence et Gaïa. Il ne peut pas les abandonner encore plus. Il doit être là pour elles. Je dois être là pour lui. Quoiqu’il advienne.
J’ai pris ma décision. Je ne sais pas si c’est la bonne, je ne sais pas si je fais bien. Mais je le fais. Je descends sur la plage, ayant aperçu Tom revenir du large. Je cours presque. J’ai peur de perdre cette vague de courage qui s’est emparée de moi. Le vent a forci. En attendant qu’il arrive, je ne cesse de me répéter « Je ne veux que son bonheur. Pour lui et sa famille ». C’est dur. Je ne veux pas le perdre. J’ai peur de la perdre. J’ai peur que mon passé, à moi, me rattrape s’il ve-nait à me quitter. J’essaie tant bien que mal de ne pas penser à la discussion qui va suivre. Je n’arrive pas à m’imaginer sa réaction lors de mon annonce. Je ne contrôle rien. Je redoute les prochaines minutes.
Je chasse mes pensées de ma tête et accueille Tom par un petit baiser.
- Bien navigué ? je demande.
- Toujours.
Il m’embrasse sur le front et s’apprête à remonter son matériel.
- Tom ?
- Oui, Fau’ ?
- Je… On peut parler ?
Il fronce les sourcils.
- Que se passe-t-il ? Tu as l’air nerveuse…
Il se rapproche et je m’efforce de calmer ma respiration saccadée. Mon coeur bat à une vitesse folle. Je prends une grande inspiration et me lance.
- Tu te souviens du jour où j’ai fait un grand ménage ?
Il hoche la tête.
- J’avais nettoyé la bibliothèque. Et trouvé ces lettres.
Je sens Tom se tendre brusquement à côté de moi.
- Je les ai lues. Toutes. Et j’ai appris pour…ton passé.
- Faustine, m’arrête-il, je ne veux pas en parler. Tu sais que je ne veux pas vivre ainsi.
Je garde le silence un instant. Le contemplant lui, puis l’océan.
- Clémence s’est réveillée, je lâche dans un souffle.
Il ne répond pas. Pas dans un premier temps. Et lorsque je commence à me demander s’il m’a entendue, il dit :
- C’est impossible. Clémence est morte.
Sa voix se casse sur ces derniers mots et mon coeur se fêle. Je le sens brisé. Cassé. Faible. Je tente de me rapprocher de lui. De prendre son visage entre mes mains. De capter son regard.
- Elle n’est pas morte, Tom. Elle était dans le coma. Pendant une année, elle était dans le coma mais tout ça est fini. Elle s’est réveillée. Tu t’en rends compte ? Elle est à nouveau parmi nous.
Il s’écarte brusquement, se prend la tête entre les mains. Son visage est fermé. Un mélange de tristesse et de colère. Puis tout éclate.
- C’est impossible ! crie-t-il. C’est fini, elle est morte. Je l’ai tuée ! Tu comprends ça ? J’ai tué la mère de ma nièce. J’ai tué ma soeur. J’ai tué mes parents. J’ai anéanti Lisa. Je les ai tous tué ! Je suis un criminel.
Il me lance un de ces regards qui glace. Et je n’ose plus rien faire. Rien dire.
- Mais tu ne peux pas comprendre, continue-t-il, toi qui es si parfaite. Tu ne peux pas comprendre ce que ça fait d’avoir tué sa famille. Tu peux pas. Parce que tu n’as tué personne.
Il ricane et les larmes que j’essayais de retenir me montent aux yeux. Ça fait mal. Je ne peux pas croire que ce soit lui qui ait dit tout cela. Ce n’est pas mon Tom. Ce n’est pas Tom.
- Tu sais quoi, Faustine ? Pars. Pars d’ici, de ma vie. Je ne veux plus te voir. Et puis, de toute façon, qui voudrait vivre avec un criminel ? Qui ? Je te le demande.
Mon coeur éclate en des milliers de fragments. Les larmes baignent mon visage. Le vent me gifle désormais. J’ai mal. J’ai la tête qui tourne. J’ai le coeur qui saigne. J’ai mon monde qui s’écroule.
- Tu vois bien que tu ne sais pas répondre. Il n’y a pas de réponse. Personne ne veut vivre avec un criminel. Maintenant, laisse-moi. Je saurai me débrouiller comme je l’ai toujours fait. Tu as une heure pour remballer tes affaires.
Il repart sur l’eau avec sa voile rouge et je le regarde s’éloigner. Loin de cette plage. Loin de moi. Loin de l’ac-cessible. Ça y est. Je l’ai définitivement perdu. J’ai fait mon job. J’ai essayé de faire son bonheur. En retour, j’ai tout perdu. C’est un jeu. J’ai joué, j’ai perdu. Ainsi va la vie. C’est un cercle vicieux. Des montagnes russes. Quand on pense enfin s’épanouir, quand on pense que c’en est fini de tous ces malheurs, qu’on peut enfin avoir droit au bonheur, tout nous retombe dessus. Comme si, pour finir, on n’y avait pas droit, au bonheur. Comme si on était condamné à vivre avec des regrets, des poids, des malheurs.
Je remonte en courant vers la maison. J’essaie de me dire que j’ai fait le bon choix. Que même si je pense l’avoir perdu, au moins il est courant pour sa soeur. Je l’ai fait pas-ser avant moi. C’était la bonne chose à faire. J’attrape un grand sac et commence à rassembler mes affaires. Je ne prends pas le temps de plier correctement, je mets tout en vrac. Il faut que je parte au plus vite. Ce n’est plus chez moi. Je n’y suis plus la bienvenue.
Les larmes ruissellent sur mes joues. Je ne prends même plus la peine de les essuyer. Ça me ferait perdre trop de temps. Je fais un dernier tour de la maison pour vérifier que je n’ai rien oublié. Avant de partir, je passe par la cuisiner et attrape de quoi manger.
Alors que je m’apprête à claquer définitivement la porte de cette villa dans laquelle je m’étais réfugiée et où je me sentais en sécurité, une idée me vient. Décidément, je ne peux pas partir comme ça. Je cours dans le bureau chercher une feuille et un bic et y note rapidement les derniers mots que je veux lui adresser. Puis, enfin, je pars. Et commence une nouvelle page de ma vie. La peur au ventre. Me demandant de quoi sera fait demain. Mes larmes se calment au fur et à mesure de mes pas qui m’éloignent de là où j’ai sans doute vécu les jours les plus paisibles de mon existence.
Les étoiles nous avaient rapprochés. Maintenant elles nous séparent. Sans doute est-ce le destin.
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