Chapitre 6 : Douleur partout Justice nulle part
De rencontre en rencontre Justice renforçait son emprise sur le monde onirique de son hôte. Voguant d'esprit en esprit, sa rhétorique ralliait à sa cause les misérables compagnons d'infortunes partageant leur existence commune dans ce maelström d'émotions intérieure. D'un éclatement disparate de chaos désordonné, Justice avait su modeler ses pairs, leur donner forme, leur donner subsistance. Du chaos naquit la tempête.
Le règne de Justice atteignit son apogée. Au firmament de son existence, à l' orée d'une révolution intérieure, il était désormais en capacité de se défaire de ses chaînes, d'exister, il atteint une forme d'hégémonie mentale et devint une force qui s'imposait à tous. Le craindre, le redouter ou même l'adorer produisait le même résultat : il se renforçait tant des joies que des malheurs de ses frères.
Par sa main, le désincarné prenait forme, le mutisme des plus désœuvrés avait une voix. Quand Justice gagnait du pouvoir, immédiatement ses frères et sœurs en profitait. Sentant monter en eux un souffle de vie irrépressible, Justice, insufflait une partie de lui-même en chacun d'eux et avec lui une soif de plus, de mieux, une soif d'être.
Son emprise s'étendait déjà bien au-delà des frontières dont il était issu. Justice avait réussi là où tous avaient échoué. Il dirigeait en seul maître l'hôte. Plus personne n'osait opposer résistance au seul être qui parviendrait à tous les faire exister.
Nul être issu de ces terres maudites ne pouvaient lui faire front.
Justice jubilait, il éclata d'un rire machiavélique aux relents de désespoir hystériques secouant fondations même de son créateur. Justice avait entièrement été modelé selon les désirs de l'hôte, désormais c'était à lui tirer les ficelles du pantin qui l'avait créé.
Ce qui n'était qu'un outil destiné à interpréter la souffrance était devenu l'instrument de son propre tourment.
Justice devait être un gardien, le garant de la santé mentale de l'hôte. Justice avait failli, il était devenu un mal encore plus important que toute agression extérieure.
Il était devenu ce qu'il cherchait à combattre, Justice n'était plus que pure folie. Pour autant son objectif restait le même depuis sa création : Interpréter la souffrance. Malgré sa détermination à mener à bien sa mission, Justice s'était perdu dans son calvaire. Confronté aux affres d'un cauchemars sans fin, happé par un torrent d'angoisse dévastant tout sur son passage, il lui fallu, afin d'honorer sa vocation initiale, trouver un sens à ses maux, il devait transfigurer son fardeau, lui donner un but, une utilité. Si son affliction avait été vaine, que valait son existence ?
Juge interrompit les tribulations de Justice en s'incarnant face à lui. Il prit les traits d'un patriarche pourvu d'une longue chevelure et d'une interminable barbe blanche. Imposant de stature, affichant un visage buriné par des années de suffocation mentale, grimé par les année, endolori de vie, il toisait Justice d'un regard mêlant désapprobation et déception.
Justice se prélassait effrontément , assis sur un trône d'obsidienne sculpté par le mépris, poli par la haine. le dossier était formé d'un entrelas de deux immenses squelettes noires, décapités, comme si les deux cadavres étaient figés dans une étreinte mortelle. Deux lances ornés de gigantesques cranes formaient de part et d'autres du siège d'étranges accoudoirs.
- Que me vaut cet honneur ?
La voix de Justice étonnait par sa frivolité. Parfaitement décomplexé, à moitié allongé sur son siège démesurément grand.
-Tu sais qui je suis. Tu sais pourquoi je suis là, tu sais que tu dois mourir pour que j'existe.
À ce jour, personne n'avait entendu Juge parler de la sorte. Il avait toujours incarné, l'arbitre, le conciliateur, le sage. L'entendre parler avec tant d'impétuosité aurait dû surprendre Justice.
-Regardes toi, regardes ta misère, regarde ton enfant pour mieux te voir. Je gêne ? Je te gêne ? Tu te gêne.
Justice était extatique, lui qui n'avait toujours voué à Juge qu'un immense respect s'adressait maintenant à lui comme à un jouet de plus.
-Qu'est ce qui te pousse à te réjouir ? Tu n'es qu'une donnée en plus, un souvenir que tout le monde viendra à oublier, tu n'es qu'un grain de poussière balayé par ma volonté, un songe que je volatilise d'une pensée. Une erreur.
Justice lui répondu en un souffle, comme s'il avait déjà parfaitement anticipé la question de l'hôte.
-J'imagine qu'il te plaît à penser de la sorte, maintenant je vais te montrer l'étendue de ta sottise. Je sais qui tu es, tu ne peux plus te dérober à ton identité en prétextant être l'un des nôtres. Tu es l'artisan de ces lieux, celui qui vie et nous donne vie.
Juge resta paralysé de surprise, aucun de ses fils ne devaient le reconnaître sans quoi les relations entre ses émotions et lui finiraient biaisé, incontrôlable. Juge était la matérialisation de l'hôte, une interface déguisée pour rassembler. Désormais en plus de fédérer il allait devoir se justifier. Ses réflexions furent interrompu par l'élégant bouffon se dandinant sur son fauteuil qui poursuivit :
Tu m'as donné bien plus de mal que je ne pouvais en gérer, chaque instant de ton supplice est mien, ta douleur n'a jamais été que le reflet de la mienne. Tu n'en as eu qu'une vision fragmentaire en cela, tu me dois ta gratitude c'est toi qui aurais du perdre la raison. C'est par ma main qu'elle fut tempérée, ma psyché qui ait du l'éprouver, de fait c'est également moi qu'elle a illuminé.
Même en ton propre esprit, tu as été juge, bourreau. Tu deviendras victime par ma main et ainsi tu pourras esquisser une ébauche de ta folie.
Justice poursuivit son monologue en changeant de ton à brûle-pourpoint, abandonnant son détachement pour s'exprimer d'une voix aux relents d'accusations, le visage fermé, inquisiteur.
Rassures toi, tu n'as aucune crainte à avoir puisqu'il y a aucune échappatoire. Nous allons plonger dans ce bain de haine, d'exquise déliquescence, d'élégante déréliction, ainsi tu retrouveras ta vraie nature, tu me retrouveras moi.
-Ta fonction t'as consumée. Tu n'étais pas de taille. J'aurais peut être dû créer plusieurs garde fou.. Tu ne me sers plus à rien Justice.
Pour la première fois dans son monde onirique, l'hôte s'exprimait avec incertitude, empreint de remise en question, alors même qu'il était sensé être absolu, omniscient en ses terres. Justice dévisagea son créateur, aux lèvres un sourire qui n'affichait que haine et reproche.
-Au contraire, c'est le point culminant de mon existence. Tu ne peux plus m'effacer, j'ai fusionné avec toutes tes émotions, m'éradiquer signifierait ta mort. Il n'y a qu'une seule issue. Accepte moi, ne me renie pas, accepte ta douleur et ensemble nous pouvons prétendre à y trouver un sens, cela a toujours été notre dilemme, notre quête, notre grande mission. Tu cherchais des réponses, pour les avoir il nous faut ne faire qu'un. Y es-tu seulement prêt ?
Juge peina à reprendre ses esprits, décontenancé par le discours de son alter-ego. Après un temps de silence mesuré, Juge lui rétorqua :
-Pourquoi au juste souhaites tu exister ? Tu n'apprécie pas ton enfer alors tu souhaiterais découvrir un enfer collectif ? Ce n'est rien d'autre que le caprice d'un enfant ignorant, comment pourrais tu désirer quelque chose que tu n'as jamais connu ? Qu'est ce qui te permets de penser que ton existence serait de meilleure facture si nous partagions les rênes de notre conscience ?
Justice se leva de son trône afin de se mettre à la hauteur de son créateur, plantant fermement son regard sur les yeux de son maître.
-Je sais qu'elle ne peut pas être pire et n'ai rien à perdre. J'existe, de ce fait j'aurais toujours soif de plus, de mieux. Le contraire reviendrait à me vouer à l'inertie, rester inchangeant, immobile, mort. Je vie donc j'aspire, je souhaite, je veux. La seule prétention que j'ai est d'exister, quel mal y a t'il à cela ?
Incrédule face au désir de son enfant, Juge voulu expliciter le propos de Justice d'un ton baignant d'une certaine ironie.
-Notre souffrance est une interprétation de l'extérieur, cette même souffrance qui t'auras vu naître, qui te dépasse manifestement, tu souhaiterais y être confronté directement ? As-t'on déjà vu un bagnard redemander des coups de fouet.
Nullement décontenancé, Justice changea à nouveau de visage, ce dernier affichait pour la première fois un mélange de détermination, d'espoir mêlé à une forme de compassion.
-C'est la ou tu te trompes, analyser le flot de ta désolation m'aura permis d'identifier certaines données qui t'échappent :
Cette mélancolie n'est liée qu'à toi, c'est toi qui l'a crée c'est toi qui aménage les infrastructures ton tourment. Ce trop-plein qui embourbe mes songes se ressent déjà en toi. Que crains tu qu'il n'arrive lors de notre union ? que nous devenions plus fous que nous le sommes déjà ? Il n'y a plus rien à craindre, nous sommes à craindre. Voilà ce que tu n'oses penser. Tu as cherché des réponses dans le conditionnement, dans ton environnement, tes amis, tes proches, tes émotions. Fausse route. Mauvaise piste. Nous sommes la réponse.
Comme un hérisson, le contact des autres est une douleur qui perce tes chairs. Désormais ce sont les autres qui frémiront à notre contact, la souffrance ne sera plus un frein mais un moteur.
Tes pics sont dans ta tête, nous pouvons les affûter ou les émousser.
Mon garçon, tu te blesses avec tes propre piquants toutefois n'aie craintes, je t'apprendrais à t'en servir.
Je peux t'apprendre à dépasser ce que tu redoutes.
Au fur et à mesure de son discours, Juge et Justice se dématérialisaient progressivement, sans qu'eux-mêmes n'en furent conscient. Ils continuaient de parler alors-même qu'ils étaient en train de disparaître pour bientôt se métamorphoser en une forme unique, prenant les traits d'un pimpant vieillard pourvu d'un chapeau de bouffon, son allure était à l'image de son sourire : parfaitement ridicule et terrifiant, à la fois.
-Tu voulais que ta souffrance ait un sens, j'en ais des milliers possibles, des infinités. Nous pouvons la dépasser ou la répandre si tu en formules le souhait. La douleur comme toutes les autres sensations ne fait pas exception : aussi intense qu'elle puisse être, martèles la quotidiennement, pendant des années et elle se videra de sa signification, de son but. S'il est indéniable que cette dernière t'as renforcée, la vraie question est de savoir ce que tu veux faire de cette force.
Le sort de notre existence nous fit éprouver cette sensation jusqu'à un enfer inextricable, cependant de ces épreuves peuvent naître de nouvelles envies, nous pouvons utiliser cette résilience pour devenir l'instrument vengeur de notre légitime vindicte, devenir un élément redouté de tous, nous pouvons utiliser cette souffrance afin de modeler un nouvel être. Nous nous sommes toujours perçu comme un monstre, nous pouvons le devenir. Nous pouvons dépasser l'humain. Si les limites de la psyché humaine ne suffit plus à nous contenir, ainsi soit il, nous serons autre. Quoi que nous devenions, si nous sommes ensemble, le monde tiendra dans le creux de nos mains.
S'il est vrai que nous pouvons devenir un monstre, il est indéniable que le désespoir n'a pas émergé seul. Aux antipodes de l'isolation qu'elle induirait normalement, le supplice a fait jaillir l'empathie. Cette même empathie qui se reflète, ou dans le regard des autres, ou dans ton cœur, a cru proportionnellement à ta détresse. Nous pouvons l'utiliser comme moteur tout autant que le malheur. En cela, l'amertume fut la meilleure clé possible vers une communion universelle.
Nous pouvons devenir ce que nous souhaitons, désormais libéré de nos chaines, de nos carcans mentaux, de nos garde-fou. Nous pouvons broyer ce monde ou l'étreindre à notre guise. N'est-ce pas parfaitement enthousiasmant ? Cette absence de limite ne peut s'accompagner que d'une absence de frustration. C'est bien dans l'union que nous accomplirons et forgerons notre destinée, quelle qu'elle soit.
Le vieillard fantasque, repris place sur le lugubre trône de Justice, se recroquevilla sur lui-même en position foetal. Son épiderme se mit à secréter une substance qui vint cristalliser la totalité de son être pour bientôt former une coquille. De l'extérieur, il s'agissait d'un oeuf géant d'où l'on pouvait deviner, à l'intérieur, deux êtres en gestation.
Pendant longtemps, plus personne n'intervint dans le monde onirique de l'hôte. Une oasis de sérénité retrouvée qui assurément n'allait pas durer. Tant que l'hôte fut un gestation, une éternité de néant pouvait s'écouler sans que personne (éthéré ou humain) ne puisse seulement le remarquer.
Des lustres plus tard, la surface de l'œuf commença à s'émailler de micro-fissures qui devinrent petit à petit une énorme brèche. A l'éclosion, un tremblement de terre fit vrombir ce monde, réveillant chacune des pauvres ères endormis pendant la gestation de l'hôte, un arbre massif s'éleva de la chrysalide, un arbre qui ne cessait de croître jusqu'à en percer les parois de cette caverne constituant ce monde, révélant un ciel mi-ocre mi-bleuté qui éveillait des airs de renouveau.
D'une caverne émergea un tout nouveau monde.
à la racine de l'arbre un être s'éleva, mi homme, mi végétal. Ses bras, massif, d'un bois robuste se terminaient en de longues main pourvue de cinq feuilles de palmier. Ses cheveux étaient une constitution anarchique de rameaux d'où une myriade de feuilles automnale émergeaient, offrant un dégradé de couleur particulièrement agréable, tirant du jaune vers un orange foncé. Son visage tout comme son torse avait une base humaine, couleur chair pourtant il se fondait progressivement en un marron mordoré où l'on voyait se dessiner sur son écorce de fines spirales que l'on pouvait apparenter à des rides. L'être ne pouvait être que le géniteur de l'arbre pourtant le visage de ce dernier était émaillé par la souffrance, comme s'il cherchait à fuir, renier sa création. La manifestation de son rejet pouvait également s'entendre simplement en le contemplant, sa nature végétale le quittant progressivement pour redevenir le vieillard que Juge était.
L'arbre en revanche ne cessait de croître.
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