Chapitre 11 : Triumvirâme
Retrouver Adamée Lestind ne me paraissait pas être une tâche insurmontable, il n'y avait qu'une seule faculté de sciences sociales et mon compagnon d'infortune avait un nom tout de même assez particulier. Je n'ai aucun mal à retrouver son adresse, il m'a simplement fallu jouer la comédie dans son groupe de Travaux Dirigés, prétextant être intéressé par ses travaux, j'ai réclamé son adresse auprès des rares camarades qu'il avait puis me rendis immédiatement chez lui.
Au fur et à mesure de mes recherches, je me pris conscience que son nom existait... Si son nom existait, j'avais déjà la confirmation de la réalité des expériences que nous avions vécues.
Je ne percevais pas de changement en moi depuis le rituel... est ce qu'il en vaudra de même pour Adamée ? Adamée... à la réflexion c'est un prénom tout à fait approprié pour une malédiction.
Le soleil était déjà en train de se coucher quand j'atteignais ma destination, toutefois les doutes m'envahirent.... Ais je vraiment envie de rentrer ? Qu'est ce qui m'attends derrière cette porte ? Et s'il était ... vraiment possédé ? Devrais-je l'affronter ? Et s'il était mort ?
Mes réflexions furent interrompues par Adamée lui-même qui m'ouvrit la porte avec un large sourire aux lèvres. Un sourire que je n'avais jamais pu contempler quand nous fréquentions le mélanome de l'âme, un sourire d'une pureté qui m'apparaissait comme malsaine. Un sourire qui exprimait une joie intense.... Parfaitement écœurant.
Avec une certaine hésitation après l'avoir dévisagé, j'entamai la conversation d'une voix maladroite.
-Bonjour.... Adamée, n'est-ce pas ?
-En personne !
Sa sérénité, son air rassurant ne faisait qu'éveiller une méfiance croissante.
-Tu te souviens de moi ?
-Comment t'oublier ?
-Bon... parfait je suppose, je peux rentrer ?
-Evidemment, je t'attendais figures toi...
Il m'attendait ? Comment aurait-il pu anticiper ma venue ? Ce n'est pas comme s'il m'avait laissé une piste toute tracée menant vers lui, me démener pour le trouver ne fut pas chose aisée.
-Ah bon ? Mais pourquoi cela ?
-N'oublies pas que je ne connais toujours pas ton nom, tu t'es présenté sous le pseudonyme d'Incognito, comment voulais-tu que je te retrouve après cela ? Nos retrouvailles ne pouvaient être que de ton fait.
Penaud devant le semblant d'explication qu'il me donna, je finis par reconnaître une forme de logique dans sa démarche.
-Ah.... Oui c'est vrai
-Ravi de te revoir en tout cas.
Il m'invita donc à rentrer. Son appartement était d'une taille moyenne avec un plafond assez grand. Aucune décoration visible, l'appartement était assez faiblement éclairé, seule une petite lampe de bureau découpait vainement l'obscurité qui enveloppait les lieux.
Incapable de me contenir vis-à-vis de ce que nous avions vécu, je m'attelai à aller dans le vif du sujet.
-Et... alors, dis-moi. Tu as constaté des changements depuis le rituel ?
-Difficile à dire. Si... oui. Indirectement oui. Grâce à ce que nous avons vu, mon mémoire avance comme jamais auparavant, je m'épanouis beaucoup plus dans ce que je fais, j'ai la sensation que cette fois je vais réussir. Si tu parlais de changements à cause d'éventuels démons...
Il marqua un temps de pause qui me laissa songeur, en cet instant précis, il ne pouvait devenir rien d'autre que suspect.
Non. N'oublie pas qu'éventuellement... si nos visions concordent, nous avons très bien pu avoir été drogué quand ils nous ont mené au hangar, ce que nous avons pu voir dans les flammes n'était peut-être qu'une hallucination collective.
-C'est... plausible, mais cela n'arrive qu'aux faibles d'esprit en général, j'ai la prétention de me voir autrement.
-Que tu te vois comme quelqu'un de fort, soit. Mais n'est-il pas rationnel d'envisager que la drogue ait pu te rendre légèrement plus faible ?
Une hypothèse rationnelle effectivement qui me poussa à explorer de nouvelles voies d'enquête.
-Admettons... admettons. Je peux jeter un œil dans ton mémoire ?
-Oh vraiment ? Tu veux t'intéresser à mes travaux ? Dois-je y voir une certaine marque d'estime ? Quoiqu'il en soit, Bien sûr... je t'en prie.
Je me levais de ma chaise pour le rejoindre et observer le tas de feuille qui encombrait l'espace de son bureau. Curieusement, l'ampoule de la lumière de son bureau se mit à trésailler.
-Tu ne m'en veux pas si j'allume le plafonnier ?
-Tu es sûr ?
L'expression de son visage prit un air contrit. Il me fit ressentir pitié et compassion sans toutefois abattre ma détermination.
-Oui.
Je quittais son bureau pour allumer un interrupteur que j'avais repéré plus tôt. Et c'est là que je compris mon erreur... Son appartement n'était pas exempt de décoration. Les murs étaient recouverts de différents motifs peints en sang. Devant moi je reconnu une fresque quasiment achevée représentant le pentagramme humain attirait mon attention, plus loin je reconnu les derniers mots prononcés par GritFürkis :
« Neque porro quisquam est qui dolorem ipsum quia dolor sit amet, consectetur, adipisci velit... »
Après avoir m'être attardé sur ces termes, je me tournis vers Adamée.
-Ais-je seulement eu mon ami en face de moi, depuis que je suis rentré ?
Il répondit à ma question rhétorique par le silence.
-Et que va-t-il se passer maintenant ?
Le démon sourit. Il ne faisait aucun doute qu'il m'entendait et me comprenait ... il sera peut-être possible de converser avec lui ?
Aussitôt que cette pensée me traversa l'esprit, Le démon s'exprima d'une voix cristalline qui suintait l'exaltation :
- À tout de suite
Adamée se saisit d'un crayon, le maintenant fermement posé à la verticale sur la table puis... sans autre forme de procès vint s'empaler contre lui, front en premier.
Ébranlé par la scène traumatisante qui s'était déroulé devant moi, je demeurais quelques temps immobiles. Je ne connaissais pas beaucoup Adamée... mais il ne m'avait pas l'air d'être mentalement désarmé. S'il n'avait pas résisté au démon...Qu'allait-il se passer maintenant pour moi ?
Moi... qui suis désormais le dernier vaisseau disponible pour cette entité.
Immobilisé par le choc, je ne pris même pas conscience de la fumée rougeâtre qui s'échappait du cadavre d'Adamée. J'aurais dû essayer de lui échapper. J'étais encore paralysé par l'effroi. Paralysé devant la virulence de la scène, paralysé par la condamnation à mort que représente cette malédiction. La fumée s'engouffra à nouveau dans mes lèvres... Je tombais alors à nouveau dans l'inconscience.
A mon réveil, j'étais toujours chez Adamée. Son cadavre était toujours là, affalé contre le bureau. L'horreur de la scène semblait comme annonciatrice de ma propre fin. Je regardais autour de moi. Partout encore ces mots :
« Neque porro quisquam est qui dolorem ipsum quia dolor sit amet, consectetur, adipisci velit... »
La fresque gigantesque semblait avoir été complétées depuis mon dernier coup d'œil. Était-ce moi qui avait achevé l'œuvre ? Mes mains en sangs ne pouvaient mentir. Le démon était en moi.
En observant le cadavre de feu mon ami, je me dis qu'il était hors de question que je termine comme lui. Même s'il ne s'agit que d'une déclaration d'intention et que je finirais probablement de la sorte... il ne sera pas dit que je mourrais sans combattre. S'il y a réellement quelque chose ou quelqu'un en moi, il devra mériter sa victoire.
Je pris un moment pour me remettre de mes émois et fut saisi par un électrochoc d'émotions. Simultanément j'étouffais un sanglot, un cri de colère, un rire sardonique et une intense vague de désespoir. Quand votre mental est ainsi divisé, l'instabilité frappe à la porte de votre raison.
C'est là que je me rendis compte...
Le démon ne disait rien. Le démon insufflait des réflexions.
Je m'entendais me répéter à moi-même : « qu'est ce qui a changé, n'es-tu pas dans la même situation dans laquelle tu te retrouves année après année après année ? Seul avec toi-même, confronté au néant, à l'absurdité de l'existence, à la haine de ton prochain et à la haine de toi-même ? »
Le contredire est la première chose que j'étais poussé à faire, mais à quoi bon raisonner un démon ? Qu'il m'entende ou pas, qu'est-ce que cela change ? Il sait qu'en demeurant inflexible et suffisamment persistant, sa vision finira par s'imposer à moi...
Je m'entendais répéter les paroles qu'il inspirait
-Qu'est ce qui a changé ? N'es-tu pas dans la même situation qu'auparavant ? Un enfant... dont les traits ont été dessiné par le pinceau de la souffrance. Mais toujours un enfant. Tu n'es pas mieux qu'avant, rien n'a changé, tu t'es bercé d'illusion... Tu n'es pas différent. Je suis toujours là et Je ne suis jamais parti.
Ses paroles n'étaient pas dû au hasard... il savait comment me torturer, il savait comment provoquer mes idées noires. Je sais ce qu'il veut, je l'ai déjà vu faire avec Adamée.
Alors que mes pensées tourbillonnaient dans un cercle vicieux d'insanité, je voyais parfois ma réalité se distordre... comme confronté à un phénomène de projection astrale, je me voyais de l'extérieur sourire d'une manière qui ne pouvait qu'exprimer la démence, il ne se contentait plus seulement de me bourrer le crâne, il mettait l'image à l'appui. Comme pour me signifier que nulle fuite n'était possible.
Soit, s'il n'y a pas moyen de fuir alors autant directement se jeter dans la gueule du loup.
-C'est ainsi que le diable procède ? N'y a-t-il pas des desseins plus intéressant que de me pousser à ma propre mort ? Ne devrais-tu pas essayer au moins d'en entraîner d'autres dans ma chute ? D'ailleurs... je me permets de te rappeler que je suis probablement le pire réceptacle du monde, as-tu seulement réussi à trouver une âme en moi... comment as-tu ?
Et c'est là que je finis par réaliser dans une douloureuse réminiscence qui j'étais. Ce n'était pas le démon qui me torturait ainsi. C'était... moi. C'était ma Nemesis : Justice.
-Dur rappel à la réalité, n'est-ce pas ? Ne commence pas à te plaindre de mon retour, c'est toi qui m'as voulu. Nul besoin de m'expliquer pourquoi nous sommes à nouveau réunis, la situation exige notre retour. Permets-moi simplement de te rappeler que tout est ta faute, nous vivions... dans une forme d'harmonie guerrière avant que tu ne récupères ton dû.
Cette discussion me fit l'effet d'une bouffé d'air frais inespérée, un moment d'accalmie salvateur en ces temps de trouble.
-Loin de moi l'idée de me chercher une excuse mais... oui nous vivions dans ce que tu nommes être une harmonie, comme tu le dis.... NOUS vivions dans cette harmonie, ce n'est qu'un fragment oublié de ma conscience que TU as oublié de tuer, ou permis d'exister, qui nous a ramené. Si tu veux mon avis, ton modus operandi est à revoir, mais pour en revenir à ta réflexion, s'il y a une personne à blâmer...
Justice n'avait pas l'air d'apprécié être mis en cause coupa la poire en deux vers le chemin de la médiation.
-Cessons ces vaines querelles. Cela ne mène à rien.
Observant d'un air penaud le cadavre de feu Adamée, je redirigeai la conversation vers l'impératif qui s'imposait.
-Bon... tâchons d'en savoir plus avant de finir comme lui....
Réfléchis....
Réfléchis...
Son mémoire ! Avant que cela ne dégénère, c'est cela que je voulais faire... je voulais le lire. La suite a découlé de cela, voulais t'il m'empêcher de découvrir quelque chose ?
J'entrepris alors de lire les pages griffonnées par Adamée. Les extraits que j'ai pu en tirer ressemblaient à peu près à cela :
« Leur ordre mêlait sacrifice rituel avec accomplissement personnel, leur approche de la religion incarnait l'ambivalence : De prime abord, ils proposent un simili dogme fort rationnel, très concret, très en accord sur leurs temps, renouvelant une forme de Darwinisme social parfaitement assumé... La suite est empreinte d'un mysticisme dément qui parjure fortement avec leur premier visage. Alors qu'ils louent un individualiste anarchiste parfaitement compréhensible, parfaitement réfléchi... ils semblent vouer un culte à d'anciens démons. Comment parviennent-ils à concilier les deux ? Si d'aventure ces gens croyaient vraiment en ces créatures, était-ce vraiment raisonnable de vouloir communiquer avec eux ? »
Rien d'intéressant dans cet extrait, passons à un suivant.
« En me liant un peu plus avec les différents membres du Mélanome de l'âme, je pense commencer à m'imprégner de leurs pensées, s'ils souhaitent communiquer avec certaines forces maléfiques, ce n'est pas en contradiction avec leurs pensées. Ce n'est que le prolongement de leurs quêtes de pouvoir... la survie du plus fort en somme... »
Manifestement il parle d'évènement antérieurs au rituel... Poursuivons.
« Ces pitres ont bien failli entraîner ma mort... Je ne les pensais pas capable d'aller aussi loin. Ils jouent avec le feu... ils jouent avec des vies humaines. Le courage est l'arme la plus fidèle des imbéciles toutefois leur témérité est digne de louange. J'aurais pu jurer, si je n'avais pas la certitude qu'ils m'avaient drogué, que leur rituel avait fonctionné. Foutaises... mais si c'était le cas, ils m'ont doté d'une arme particulièrement puissante. Une arme que je me ferais un plaisir de retourner contre eux... Qui sait, en jouant la comédie, je pourrais devenir le nouveau gourou. Asservir ces cloportes pourrait même m'être profitable. Je pourrais peut-être même arrêter mes études... »
Ah ! Je sens que l'on s'approche de quelque chose... il y a une différence dans le ton, dans le propos et ... il n'y a pas cette rigueur scientifique que j'avais pu constater dans les précédentes pages, pire... il se propose d'arrêter ces études alors qu'il manifestait un enthousiasme sans précédent pendant le rituel ? Curieux...
Éparpillé un peu plus loin, je finis par tomber sur l'un de ses derniers travaux, une page tachetée de sang :
« J'ai ...cru pouvoir tromper le diable. Je me trompais lourdement. Il est désormais trop tard pour moi, si tant est qu'il y eût un moyen de me sauver. Je suis perdu mais se faisant, j'ai trouvé ma gloire. Ma mort signera l'avènement des puissances occultes, mon sacrifice mènera à la grandeur et ramènera l'humanité vers le seigneur sombre. Ce dernier m'a fait l'honneur de l'accueillir. Je ne pouvais rêver meilleure fin. Désormais il aura acquis suffisamment de pouvoir pour accomplir de plus noble dessein. »
L'ancre n'était pas encore totalement sèche... il avait dû l'écrire récemment. Je jetais un œil à la dernière phrase qu'il avait pris soin d'écrire en lettre de sang :
« Neque porro quisquam est qui dolorem ipsum quia dolor sit amet, consectetur, adipisci velit... »
« Il n'y a personne qui n'aime la souffrance pour elle-même, qui ne la recherche et qui ne la veuille pour elle-même... »
-C'est donc cela... ce que cette fameuse phrase voulait dire. Ça sonne bien, n'est-ce pas ? Curieusement le propos me rappelle un peu ta pensée, Justice.
-J'apprécie la subtilité de la tonalité. Le propos également. Le « pour elle-même » n'a l'air de rien mais changé profondément toute la signification. Si l'on n'apprécie pas la souffrance pour elle-même, on l'apprécie pour ce qu'elle peut nous apporter alors ? Ce n'est pas du masochisme, c'est au contraire très pragmatique... Ne dit-on pas que l'on apprend de ses erreurs ? Or, l'erreur est vectrice de déception, d'espoirs déchus, de culpabilité bref... de souffrance. La souffrance est un tremplin, notre rapport à la souffrance nous permet de rebondir. S'entraîner à la souffrance, c'est s'endurcir. Oui... en une phrase, il réussit presque à me séduire.
L'entendre parler de la sorte me ramenais vers tout un pan de ma personnalité que nous avions cadenacée, l'entendre parler des vertus salvatrices de la souffrance me fit presque un effet thérapeutique.
-Je ne saurais dire pourquoi, pourtant je suis presque satisfait de te retrouver. Toutefois, n'oublies pas le sort qu'il a réservé à Adamée et demandes toi... De quel côté as-tu plutôt intérêt à te ranger ? Le mien... ou l'autre ?
-Encore que... ses intérêts ne sont pas si loin des miens, j'ai œuvré pendant si longtemps pour notre fin, je ne vois aucun intérêt à te soutenir finalement.
-Si tu m'abandonnes, tu n'auras servi à rien. Notre souffrance aura été vaine. Tu auras été encore plus inutile que moi. Si le démon me pousse au suicide, tu n'auras été qu'un échec cuisant. Que tu veuilles que je crève, soit. Mais au moins que cela vienne de toi, pas inspiré d'un démon dont tu n'auras été que le jouet. N'as-tu aucune considération pour ton propre travail ?
Je ne saurais dire si je cherchais à le manipuler pour mon propre intérêt ou s'il s'agissait d'une réelle appréciation de son œuvre dont l'aboutissement pourrait être spolié par un intervenant extérieur.
-C'est bien la première fois que tu le qualifie ainsi, quoiqu'il en soit, ta plaidoirie m'a convaincu, nous reprendrons notre guerre fratricide quand nous aurons vaincu cette engeance du mal. Cessons ces discussions futiles, la guerre est déjà à nos portes. Alors que la bataille fait rage et nous appelle, nous sommes là à débattre sur quelle uniforme nos soldats doivent porter ? Si tu te demandes où elle a lieu, n'ait craintes, je peux t'y mener, même si en fait... tu connais déjà le chemin, je t'ai réservé une place de choix pour assister au conflit, mais ne prends pas trop la peine de rêvasser... qui sait, j'aurais peut-être besoin d'aide.
C'est ainsi qu'après ce qui me semblait être une éternité d'absence que je retournais dans mon monde.
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