L'esprit parmi les fuseaux
Sarah Bagley suivait l'affluence de toutes ces femmes yankees plus jeunes qu'elle, soumises à l'impératif de soulager financièrement les écueils de leurs familles, en proie aux tourments de la nécessité. Elles n'étaient pas ici, afin de flâner au sein de ce milieu urbain, de sorte que c'est bien l'usine de la « Hamilton Manufacturing Company » qui occupera désormais toutes leurs journées.
L'attrait de la nouveauté était perceptible dans la tête de Sarah, elle s'appliquait dans son travail de tisserande, et découvrait semble-t-il une forme nouvelle de liberté. Autant qu'une femme de condition ouvrière pouvait être libre.
Sentant ce vent menaçant de liberté se lever, le journal « The Lowell Offrande » apparaîtra en 1840. Cela fut officiellement un magazine littéraire créé par les travailleuses du textile, n'est-ce pas miraculeux ? Moins lorsqu'on considère que ce journal sera supervisé et financé par les corporations de l'entreprise, octroyant une liberté éditoriale incertaine.
Il n'était guère étonnant que ce journal soit si complaisant envers l'entreprise qu'il le finançait. Des odes à l'ardeur du travail à chaque numéro !
La militante en devenir s'appropria ce peu d'indépendance. La même année, elle exaltera la jouissance de tisser au sein de son essai « Les plaisirs du travail en usine », et se succédera ensuite une mélopée de termes mélioratifs, abordant cette « contemplation agréable » permise par les filatures de cotons. Elle plongera pourtant sinueusement, au-delà de ces louanges, à ce que les femmes ouvrières pleines d'imagination et d'esprit faisaient des usines : cette solidarité naissante, ces opportunités d'apprendre les unes des autres, ou bien les plantes en pot placées justement autour de l'usine. Elle ajoute que « ces plaisirs ressemblaient à des visites d'anges », sans oublier de rappeler qu'ils ne sont que « Rares et lointains ».
Elle exhortera tout en subtilité les ouvrières à ne pas occulter de prendre ce temps pour réfléchir. Elle métaphorisera sa démonstration édifiante, en effet, « il y a l'esprit parmi les fuseaux », mais « les esprits ici ne sont pas tous des fuseaux ». L'esprit, vous l'aurez deviné, ce sont les femmes qui manipulent les fuseaux. Cette machinerie exigeait de ces ouvrières que « tous les pouvoirs de l'esprit » soient « rendus actifs ». Elle s'adressera, sans même avoir à le préciser, à ces hommes bourgeois et propriétaires, qui n'ont jamais eu à s'approcher de cette machinerie : « Qui peut examiner de près tous les mouvements de la machinerie compliquée et curieuse, et ne pas être conduit à la réflexion, que l'esprit est sans limites... et qu'il peut accomplir presque n'importe quoi sur lequel il fixe son attention ». L'avertissement semble se révéler, l'esprit des femmes est sans limite...
Lucy Larcom énoncera par la même figure de style : « J'ai défié la machinerie pour faire de moi son esclave. Ses discordes incessantes ne sauraient noyer la musique de mes pensées si je les laissais voler assez haut ».
Pourquoi réfléchir, au juste, si les usines étaient ce jardin d'Éden décrit par « The Lowell Offrande » ? Était-ce encore cette inconsciente d'Ève qui ose braver l'interdit biblique, en dégustant le fruit de la connaissance, ou bien la luciférienne Lilith, n'ayant pas voulu jouir de la bonté harmonique des hommes ? Loin de l'idéal disséminé dans une propagande soigneuse, le capitalisme moderne, ayant pris ses fondements sur la mondialisation esclavagiste, n'est qu'un système patriarcal aux allures paternalistes à l'égard de ses ouvrières. L'illusoire soupçon d'indépendance de ces femmes est assujetti à l'empire d'un tuteur, les propriétaires de l'usine, connus collectivement sous le nom de « Boston Associates ». Les travailleuses sont toutes assignées à des pensions des usines, comme on le constatera avec une qualité de logement dès plus indigne. Le couvre-feu encadrait aussi leurs vies, tandis que la rigoureuse morale d'entreprise les sommait de se rendre à l'église tous les dimanches, en vue de les dissuader de l'infâme chemin d'émancipation lilithien.
Les esprits ont commencé à ne plus supporter cette dégradante condition. Notamment à cela, s'est ajouté l'intensification de la production et des réductions de salaire. Il fallait produire et toujours produire davantage de tissu. Il n'est d'ailleurs pas indispensable de s'exprimer au passé, cela se perpétue encore de nos jours. L'exigence inexorable de profit et de plus-value comme seul horizon.
L'écrivaine du journal de l'entreprise se chargeait alors de l'amidonnage (ou « dressage ») des fils de chaîne, constituant le cadre du tissu tissé.
Dans ce contexte en ébullition, une des grandes entreprises du textile de Lowell, la « Middlesex Manufacturing Company », instaura sans discuter une cadence infernale de travail, ainsi qu'une réduction de salaire de 20 %. Au cœur des pensées des travailleuses, la fureur de la conscience ouvrière explosa, soixante-dix travailleuses surgirent, un débrayage ! Tel un amer souvenir des grèves de 1934 et 1936, les patrons ont balayé par des licenciements et l'invocation de la liste noire, ce qui ne sera finalement qu'un simple incident de la chaîne de production. Des jeunes travailleuses n'aillaient pas se soustraire de l'autorité des industriels capitalistes de Lowell, cela serait intolérable, afin de reprendre ces derniers.
Ceux restés sages et dociles, auront la grâce d'une augmentation de salaire a minima, lorsque le patronat en décidera, hormis les ouvrières, étant donné qu'il fallait réitérer la sommation qu'elles devaient demeurer à leurs places. D'autant plus que cela permettait et permet encore de réduire le capital variable ou coût de la force de travail à l'avantage de la plus-value...
Sarah se questionnera au sujet de ce qu'elle devrait entreprendre, devrait-elle s'engager avec tous les risques que cela engendrerait ?
Être femme et ouvrière, choisir la lutte ou s'assurer d'une survie sans âme, telle est la question ?
André Gide écrivait que : « Choisir, c'était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste, et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n'importe quelle unité ». Il développait aussi de nombreux propos empreints d'un sexisme ignare, éventuellement lié au rejet par la société de son homosexualité assumée et cette injonction qui lui était faite d'aimer les femmes, ou juste un autre homme dévoué à l'exercice de sa domination...
Sarah retournera au tissage sur ces entrefaites, comme employée des usines de Middlesex, envahie de tiraillements.
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