« Sœurs sincères »
Le journal « The Voice Industry » a été un surprenant laboratoire de l'exercice de la lutte syndicale par des travailleuses, en raison de sa dimension bien révolutionnaire. Un grand nombre d'articles fut rédigé par des membres de la « Lowell Female Labour Reform Association », telles que l'influente Huldah J. Stone ou bien la méconnue Oliva.
Ce qui constituait l'essence de cette organisation, c'était cette solidarité, dont parlait déjà Sarah Bagley au temps du « The Offrande Lowell », entre toutes ces travailleuses. Cela concernait encore davantage celles ayant dû quitter la lutte, peut-être rattrapées par ces obligations sociales qui assignaient les femmes : être une épouse, être une mère. Or, la LFLRA demeurera leur autre famille, souvent bien plus choisie que celle qui succédera, du moins tant que la LFLRA existera.
Hulgah J. Stone les baptisera ainsi ses « sœurs sincères » au cœur de cet article de 1846 :
« Les membres de la Female Labor Reform Association profitent de cette occasion pour reconnaître leur dette et leur gratitude envers les femmes qui ont servi en qualité d’officiers au cours de la dernière année, avec fidélité et fidélité à la cause de la réforme du travail.
Ils assureraient à ses sœurs sincères que, bien que certaines d’entre elles soient loin de notre ville animée — ne les rencontrant plus dans leurs cercles sociaux et heureux, qu’elles ne soient pas oubliées — que leurs travaux d’amour, lorsque l’Association en était à ses balbutiements, luttant contre toute forme d’opposition et la forte vague de préjugés populaires, sont encore brillants sur la page claire de la mémoire.
Ne seront-ils pas avec eux encore en esprit, et rendront leur cœur heureux, de temps à autre, par des paroles d’encouragement et d’espérance ! N’oubliez pas, où la fortune peut jeter vos lignes, pour plaider pour l’humanité opprimée ! Que la bonne Providence protège de tout mal et vous donne à toute cette paix et cette sérénité qui jaillissent toujours de la pureté du motif et de la rectitude de la conduite.
H. J. Stone, Sec’y
Voice of industry, avril 10, 1846 »
(Certes, je suis censé être encore en 1845, néanmoins, cette lettre est le reflet des rapports qui s'étaleront sur toute la période d'action de cette organisation).
Au regard de cet article de journal, daté du 3 juillet 1845 :
« Une jeune fille nommée Ann Mason, s’est suicidée à Pittsburgh quelques jours après, dans une maison de mauvaise réputation, en prenant du poison. Le Chronicle dit, que peu de temps avant sa mort, elle avait été volée d’environ 150 $, le résultat d’années de labeur laborieux, et se retrouvant soudainement privée des moyens pour obtenir une vie honnête, elle a conclu que la mort était préférable à la pauvreté et à la prostitution, et donc au suicide. 1845.07.03 ». L'existence d'une ouvrière n'était guère aisée, et la fatalité se substituait à de vrais choix...
Nous connaissons toujours les capacités manifestes des États-Unis à prendre le beau rôle. Ceux qui se proclameront « leader du Monde libre » pendant la guerre froide, appuyant les plus épouvantables dictatures et les coups d'États les plus terribles (en mémoire de Salvador Allende et tant d'autres). Ceux qui s'opposeront avec virulence au colonialisme, tout en pratiquant le néocolonialisme et l'impérialisme, tel a été et est le pari « des gendarmes du monde ».
Lors de la décennie des années 1840, ce pays figurait en exemple dans le traitement de sa classe ouvrière. Le journal « The Voice Industry » sera l'occasion, afin que des ouvrières puissent inviter ces messieurs de l'étranger à vivre comme Oliva :
« Des messieurs de ce pays et de l’étranger nous disent que les ouvriers de l’usine de Lowell sont extrêmement aisés. De bons salaires, un salaire sûr, un travail pas très dur, une nourriture confortable et un logement, et de telles opportunités inégalées pour la culture intellectuelle (pourquoi, ils publient même un magazine là-bas !), que peut-on désirer de plus ? Vraiment messieurs ! Ne considéreriez-vous pas vos femmes et sœurs chanceuses si elles pouvaient par toute possibilité être élevées dans la situation des agents ? Quand, dans les tendres transports du premier amour, tu peins pour la plus belle et la plus chère des jeunes filles mortelles toute une vie de joie ininterrompue, espères-tu qu’elle soit la félicité la plus suprême, le sort d’une fille d’usine ? Les agents sont assez bien... En effet ! Les recevez-vous dans vos salons, sont-ils admis à visiter vos familles, levez-vous vos chapeaux dans la rue, en un mot, sont-ils vos égaux ?
—Oliva
Lowell, 16 septembre 1845
Voix de l'Industrie, 18 septembre 1845 »
Un rapport de la « Female Labour Reform Association », écrit par Sarah Bagley et Huldah J. Stone en date du 18 septembre 1845, exposera que sur le plan de la bataille des idées, la progression était notable :
« Depuis notre dernière rencontre à Boston, notre cause a dépassé les attentes les plus optimistes de ses amis. Non que nos nombres se soient beaucoup accrus, mais un intérêt général s'est manifesté en faveur des principes que nous défendons. Tous, directement intéressés ou non, commencent à se demander s'il n'y a pas lieu de se plaindre de notre part. Non seulement les amis sont intéressés, mais ceux qui voudraient étouffer nos enquêtes et nous laisser à la merci de nos maîtres d'œuvre, observent avec anxiété nos mouvements et s'interrogent sur nos motifs. La presse aussi saisit toutes les occasions pour calomnier nos efforts et ridiculiser nos opérations.
Ce sont toutes des indications que notre travail n'a pas été entièrement vain, que notre influence est ressentie et redoutée.
Notre lumière ne s'est pas éteinte sur l'autel, ni nos efforts n'ont diminué, et par la bénédiction du ciel, nous entendons continuer à lutter jusqu'à ce qu'une victoire complète couronne nos efforts.
Sarah G. Bagley , Président ; HJ Stone , Sec'y
1845.09.18 »
(Notons ce rôle que la presse aux mains des grands capitalistes perpétuent, celui de calomnier jusqu'à poser le blâme sur toute mobilisation sociale : des propos sortis de contexte, des gestes jugés violents, des personnalités problématiques présentes... Tout est bon. Des mouvements antiracistes ou ouvriers aux USA aux grèves des transports, aux gilets jaunes, aux manifestations syndicales en France. Ainsi, avec une information aussi continue qu'incessante, et souvent si peu pertinente, personne n'échappera à la société du spectacle exposée par le fils de Paulette Rossi, le philosophe révolutionnaire Guy Debord. Elle est nourrie par une société de consommation qui fait de l'information une marchandise à écouler.)
Le talon d'Achille de ces ouvrières se retrouvait dans leur manque de représentation politique. Si bien que Sarah Bagley enjoindra les travailleurs de se souvenir de leur responsabilité, ils votaient non seulement en considération de leurs intérêts que de ceux des travailleuses.
L'éclaircie de cette percée des ouvrières, au sein du paysage syndical, marquée par l'effondrement du journal « The Offrande Lowell », se combinait à un affaiblissement perceptible du syndicalisme lui-même. En effet, les patrons étaient en train de reprendre le pouvoir sur leurs usines.
Toutefois, cela n'atteignait pas la détermination des ouvrières, à l'image de cet extrait d'un « Factory Tract », daté d'octobre 1845 :
« ... Dans la force de notre influence unie, nous montrerons bientôt à ces seigneurs du coton, cette aristocratie champignon de la Nouvelle-Angleterre, qui aspire si arrogamment à la dominer sur l'héritage de Dieu, que nos droits ne peuvent être foulés aux pieds en toute impunité ; que nous ne nous soumettrons plus à ce pouvoir arbitraire qui, depuis dix ans, a été si abondamment exercé sur nous ».
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