L'esprit de la classe ouvrière
Sarah a voulu faire de Lowell un centre névralgique de la lutte syndicale, en organisant le « Lowell Industrial Reform Lyceum », aidé par « The Lowell Union », représentant local du NEWA. Dès lors, elle a usé de tout le pouvoir dont elle disposait, dans le but de faire venir des orateurs renommés, ainsi que de brillantes oratrices bien évidemment. Imaginez seulement un tel événement à l'initiative d'une syndicaliste. Cela fut un témoignage de l'esprit de la classe ouvrière : aborder les droits des femmes, l'abolitionnisme et la réforme du travail.
Il y a eu Horace Greeley, éditeur de l'illustre Henry David Thoreau et éditeur du puissant New York Tribune, à l'influence sans limite au sein des années 1840-1870. Il ne portait en revanche pas haut et fort les luttes des femmes, a contrario de sa propre femme qui sera suffragette, Mary Cheney Greeley. Il sera également président du syndicat « New England Workingmen's Association » en 1947. Ainsi que William Lloyd Garrison, partisan sans l'ombre d'un doute de l'abolition de l'esclavage, et surtout sensible à la question des droits des femmes. Tout comme William Henry Channing, écrivain et homme politique intéressé par les mouvements féministes. De plus, le dévoué à la pensée socialiste européenne, utopique et fouriériste, en la personne d'Albert Brisbane, sera un de ses conférenciers se rendant à Lowell. The « Voice of Industry » témoignera de leurs passage dans différents articles : un du 3 avril 1847, un autre du 9 avril 1847, encore un du 16 avril 1847.
Il nous faut revenir en 1846, puisque l'année 1847 occupera plus longuement un prochain chapitre. Le journal « The Voice Industry », ayant commencé sa parution le 29 mai 1845 par la « New England Workingmen's Association », dont le jeune mécanicien William F. Young était rédacteur en chef, est acquis par la « Female Labour Reform League » en mars 1846. Son siège se situait de toute façon déjà à Lowell. Il est à noter qu'on abordait davantage la NEWA et la FLRL telles des associations à ce moment-là, néanmoins, ce qu'ils accomplissaient, relevait à l'évidence davantage de celui de syndicats. C'est pour cette raison que je ne fais qu'utiliser le terme de syndicat, tout au long de cette partie, afin de prendre en compte un impératif de clarté.
Quelques brochures et tracts rapportent ce que furent les modes d'action de l'organisation présidée par Sarah Bagley, comme ce texte informatif portant sur un rassemblement :
« Les dames appartenant à l'Association de réforme du travail des femmes" de cette ville se préparent pour un grand et utile "Rassemblement", la veille du 13 du mois prochain (veille de la Saint-Valentin) à l'hôtel de ville, qui offre juste à exceller, dans le plaisir rationnel, toute chose de la sorte, récemment appréciée par nos citoyens.
Des orateurs éminents et distingués seront présents de l'étranger pour intéresser et instruire - un groupe de musique, accompagné de chants, sera là pour satisfaire les amoureux de l'harmonie, et une riche friandise de fruits et d'autres aliments ne manquera pas ; faisant en tout un « festin de grosses choses », pour la somme de 25 cts seul ; dont le produit sera affecté à la cause de la réforme du travail. Des amis de Boston, Lynn, Woburn, Fitchburg, Worcester, Waltham, Andover, Newton et Manchester NH, et toutes les villes voisines, ainsi que tous les autres, sont invités à être avec nous et à aider la cause.
1846.01.30 »
Ou bien au sujet de cette soirée :
« L'Association pour la réforme du travail féminin donnera une fête le soir du 1er mai, à l'hôtel de ville. La salle sera magnifiquement illuminée et décorée de devises et de fleurs ; des conférenciers éloquents et des chanteurs de choix seront présents. Le « Rogers Family » également Bond bien connu de la bande, à la musique du discours. Rev. Wm. H. Channing, John Allen, et d'autres à l'étranger, prononcera un discours à l'occasion.
Nos amis de Manchester, Worcester, Boston, Woburn, Lynn et d'autres endroits sont invités à être présents.
Il n'y aura pas de rafraîchissements servis, mais un divertissement intellectuel, tel que tout amateur de bonnes paroles et de chants sera apprécié.
Par commande
Voix de l'Industrie, 24 avril 1846 »
Ce n'était pas simplement des loisirs ou les galas mondains des pauvres que s'octroyaient les ouvrières. D'autant plus que le savoir était et est la plus grande des armes qui soit, lorsque qu'il fallait livrer des luttes enflammées face à des exploitants, se gargarisant d'une supposée suprématie intellectuelle. Née un brin plus tard en 1869, la philosophe anarchiste Emma Goldman dira : « Mon bel idéal, c’est la liberté, le droit de s’exprimer pour chacun ». Les ouvrières de Lowell et du Massachusetts, amenée par Sarah Bagley, comptaient bien s'exprimer.
Sarah Bagley prit la place qui revenait aux femmes, en tant que déléguée à de multiples conventions du travail (« National Industrial Congress », à Boston, et la « National Reform Convention », à Worcester). Sans compter qu'elle s'est impliquée au cœur de divers combats, à l'image de celui des abolitionnistes, des réformateurs de prison, puis contre la guerre américano-mexicaine (1846-1848). Toujours accompagnée de Huldah Johnson Stone, la remplaçante si nécessaire, au moment où une santé affaiblie par ces années en usine affectait Sarah Bagley. De plus, avoir atteint l'âge de 40 ans en 1846, en étant issue de la classe ouvrière, n'était pas peu de choses.
La force inébranlable de Sarah a éclairé la voie de tant de jeunes ouvrières, qui ont osé prendre la parole en public. La jeune Mehitable Eastman usera de toute son éloquence radicale dans les pas de notre protagoniste, et cela, bien au-delà du Massachusetts, en prenant la direction locale du « Labour Reform Association » à Manchester, au sein de l'État du New Hampshire. Forte de l'adversité de ces huit ans d'opératrice ou ouvrière des usines de textile du nord de la Nouvelle-Angleterre, elle exhortera à l'action son public et soulignera sa légitimité irréfutable à parler : « Qui peut dire la vérité sur ce sujet si une ouvrière ne le peut pas, qui a traîné une existence misérable dans les murs de la prison d'une usine ? ». Par ces phrases assurément révolutionnaires, elle interpellera son auditoire : « Beaucoup de choses ont été écrites et parlées dans ce pays pour le compte des femmes, mais une grande classe est destinée à une servitude aussi dégradante que le travail incessant peut le faire. Combien de temps cet état de choses peut-il exister ? Beaucoup ont déjà dit : "Que peuvent faire les ouvrières pour changer les conditions de l'industrie et réduire les heures de travail journalier ? " Nous répondons : "Que ne peuvent pas faire les ouvrières ?". Nos oppresseurs connaissent bien notre force. Demandez au capitaliste, s'il vous plaît, ce que les ouvrières ont fait pour lui. Ensuite, on se demandera ce que nous ne pouvons pas faire pour nous-mêmes ». Les ouvrières n'étaient pas des choses fragiles qui devaient à tout prix se placer sous l'égide du père, du frère, du mari et du bon capitaliste paternaliste, elles sont une force unie et organisée. En d'autres termes, elle avait la « Lowell Female Labour Reform Association », elle avait sans conteste leur propre force en tant que classe de femmes ouvrières.
La fulgurance de la montée de l'organisation ne dissimulait pas l'atterrement du nouveau refus d'une pétition relative au dix-heures de travail par l'Assemblée législative du Massachusetts, réunissant tout de même le double de la première, c'est-à-dire 4 500 signatures.
Dans quelle mesure, ce revers cinglant pourrait-il avoir des conséquences sur notre chère pionnière du syndicalisme des travailleuses étasuniennes ? Autre considération, autre chapitre...
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