L'opprobre de l'ostracisation et le deuil
Un évènement ébranla la santé mentale bien fragile d'Elizabeth Mafekeng. Celui qui avait partagé une grande part de son existence, celui qui fut le partenaire de ses combats, celui qu'elle quitta en exil, fut emportée par le temps :
« En 1965, la santé de Mditjane décline rapidement. Sophia a admis son père à l'hôpital pour y être soigné, mais après un bref séjour, il est décédé. Les yeux de Sophia se remplirent de larmes alors qu'elle racontait les funérailles de son père : "Personne n'est venu. Pas maman, aucun des enfants. Personne. Juste moi, Atti et Mehlo." ».
(Cet extrait et les suivants sont toujours issus du livre « Radical Antiapartheid Internationalism and Exile. The Life of Elizabeth Mafeking » de Holly Y. McGee)
Cette tragédie provoqua la bonté des autorités…
« Par coïncidence, immédiatement après la mort de son mari, le Premier ministre a officiellement annulé les ordonnances d'interdiction de Mafeking, ce qui lui a apparemment donné l'occasion de tenir sa promesse à ses enfants de rentrer chez eux. »
Uhuru, ce petit qui était âgé de seulement deux mois, lorsqu'il prit le chemin de l'exil avec sa mère en 1959, alors qu'il est devenu adulte, la professeure convoque son précieux témoignage :
« Aujourd'hui, le plus jeune enfant de Mafeking, Uhuru, a franchement rejeté l'idée que cela représentait une chance de retourner dans l'Union devenue République en 1965, déclarant : "À-ce moment-là, tout le monde savait qu'il valait mieux rester que de croire ce mensonge. Les ordonnances d'interdiction annulées ont souvent incité les personnes interdites à rentrer chez elles, s'exposant ainsi à la capture et à l'expulsion forcée - souvent au milieu d'événements importants comme des mariages et des funérailles." ».
La militante ne se laisserait pas attendrir par cette prétendue expression de sollicitude du gouvernement en place, ainsi, elle n'enterra pas son être tant aimé :
« Ni Mafeking ni les enfants qu'elle avait réussi à faire sortir clandestinement du pays n'osaient croire assister aux funérailles de Mditjane - malgré la levée par coïncidence de l'ordre de bannissement de Mafeking - et Sophia n'avait que le soutien de ses frères Atti et Mehlo le jour où ils ont enterré leur père ».
L'opprobre de l'ostracisation écrasait déjà les épaules d'Elizabeth, le deuil ne fera que continuer à l'engloutir...
Elizabeth Mafekeng n'était pas une héroïne surmontant toutes les épreuves, sans jamais céder au pire. Cette personnalité qu'on peut admirer, que j'ai admiré tout au long de ces chapitres, a pu plonger dans les abîmes de la souffrance.
Lorsqu'on souffre, c'est rarement vers les bons remèdes auxquels on se tourne, l'alcool sera dès lors ce réconfort aliénant et destructeur d'Elizabeth :
« Le problème d'alcool de Mafeking a commencé à dégénérer lentement, après la mort de Mditjane, et même le bébé Uhuru - maintenant âgé de huit ans - a été soumis à l'intensivité des jugements et à des rages imprévisibles qui ont émergé à la suite du problème d'alcool croissant de sa mère »
Uhuru exprimera ce que cette période était, des paroles paraissant dénuées de rancœurs à l'égard de sa mère, alors qu'il aurait toutes les raisons d'avoir de la colère, bien davantage de la compréhension et du recul, mêlés à une certaine affliction :
« Très, très en colère, si elle vous envoyait au magasin de bouteilles et que vous reveniez les mains vides. Lorsque nous passions devant la maison de Ntate Hani, il nous appelait, nous questionnait, puis prenait l'argent qu'il savait qu'elle nous avait donné pour l'alcool. Il savait qu'elle buvait, mais c'était tout ce qu'il pouvait faire, prendre l'argent. Quand nous sommes rentrés chez nous sans argent et sans alcool, yho ! C'était mauvais. Très très mauvais ».
Cette chute d'Elizabeth se perpétua dans les abysses de ses supplices :
« À la fin des années 1960, la consommation d'alcool était devenue le principal mécanisme d'adaptation de Mafeking en exil, et elle s'est volontier tournée vers la bouteille pour faire face aux sentiments d'impuissance dans sa situation ».
Le Premier ministre du nouveau Royaume du Lesotho, Joseph Leabua Jonathan, ce descendant de la famille royale, ne supportait plus la présence des réfugiés sud-africains, et ne tardera pas à dériver vers un autoritarisme effréné à la suite du futur coup d'État de 1974.
Il ordonnera aux autorités du pays de persécuter durement ces derniers dans la fin des années 60 :
« En 1967, il était clair pour tous que les exilés politiques au Lesotho se rendaient compte qu’ils n’avaient plus de maison militante et intellectuelle dans le royaume du Lesotho. Beaucoup ont plaidé pour quitter le pays, et ont demandé au vice-premier ministre, le chef L.S. Masirebane, de faire pression sur le gouvernement sud-africain en leur nom. Les réfugiés voulaient que Masirebane négocie pour les autoriser à "traverser l’Afrique du Sud sans entrave" s’ils voulaient partir ou s’ils avaient reçu l’ordre de partir. Le Premier ministre Jonathan s’est engagé à "ne pas avoir de pitié" pour les exilés qui se sont engagés dans la politique au Lesotho ou ont violé les conditions de leur asile. De plus, les menaces répétées des médias, les arrestations secrètes et les rapatriements, et le gouvernement qui offre de transporter par avion les réfugiés au-dessus de l’Afrique du Sud vers le "Nord noir," était la preuve de l'exaspération du pays envers cette "population extraterrestre" ».
En dépit du climat toxique qui régnait au sein de ce qui avait été leur lieu d'accueil, les exilés sud-africains ne pouvaient guère accéder à cette offre de retour du gouvernement du Lesotho :
« Sans surprise, peu de réfugiés ont sérieusement envisagé l’offre d’un rapatriement sûr et assisté par le gouvernement. Les autorités sud-africaines ont régulièrement enlevé des réfugiés politiques des lieux d’exil internationaux, et des années plus tôt en 1963, ils avaient été soupçonnés d’avoir fait exploser un explosif sur un avion affrété pour transporter des réfugiés politiques du Bechuanaland au Tanganyika. Mafeking n’était pas une imbécile, et déterminée à prendre sa meilleure chance de survie »
La fille d'Elizabeth Mafekeng, Nominkie, relatera l'épreuve empreinte de trahison qui accablera de surcroît sa mère en 1973 :
« La générosité de sa mère avait été louée, célébrée même, c'est pourquoi Nominkie ne pouvait pas comprendre ce qui s'était passé tard un soir de 1973 :
"Je me souviens d'une fois, c'était vers les heures du matin, et il y avait des voitures autour de la maison. Il y avait une femme à la porte qui parlait, l'amie de ma mère. Son mari était un officier (avec la police du Lesotho), mais (il) a décidé d'envoyer sa femme parce qu'ils savaient immédiatement que lorsque [ma mère] entendrait la voix de son amie, elle ouvrirait la porte. Ma mère a ouvert la porte, et [ juste comme ça] quand elle a ouvert la porte, la maison était pleine ! [La police] fouillait partout, mais personne ne savait pourquoi. Ils n'ont jamais eu besoin de nous le dire."
Étonnamment, le harcèlement policier ne s’est pas terminé avec les responsables du Lesotho. Bien que les autorités sud-africaines aient techniquement annulé les ordres d’interdiction de Mafeking après la mort de son mari, Nominkie s'est distinctement rappelé "voir les voitures des forces spéciales passer par" leur maison tout au long des années 1970. Une fois que le très mince vernis de la protection britannique s’était usé pour révéler un Lesotho pleinement indépendant en 1966, les fonctionnaires sud-africains se sentaient de plus en plus libres d’envoyer des agents de l’autre côté des frontières dans le pays enclavé - avec ou sans le consentement du gouvernement du Lesotho.
"C’était très facile [pour les forces spéciales d’entrer au Lesotho], c’était très facile. Ils n’ont jamais eu de problème en faisant cela, alors c’était facile pour eux d’entrer et de sortir. Je ne pense pas que le gouvernement du Lesotho était au courant, mais je pense que certains fonctionnaires du Lesotho travaillaient avec les Boers. Il n’est pas facile pour certains agents spéciaux d’entrer dans un autre pays, sans que les gens sachent que quelque chose comme ça va se produire. Certainement quand il y a plus d’une voiture! " ».
Celle qui fut une redoutable syndicaliste, demeurait piégée dans un pays qui n'aspirait qu'à se défaire d'elle, si loin, si loin du pays de ses ancêtres pillés par les colons européens, de son enfance volée par l'apartheid et la pauvreté, de ses luttes occultées par l'Histoire, sa chère Afrique du Sud.
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