Prologue
Le réveil sonnait fortement dans son studio. Esther gémit et tenta de se cacher la tête sous son oreiller pendant quelques instants, espérant ainsi se protéger de cet horrible vacarme. Au bout d’une demi-minute, elle fut obligée de rendre les armes et tendit la main pour attraper l’objet de malheur qui l’avait réveillée. Elle tâtonna un instant sur sa table de chevet bancale à sa recherche sans le trouver. Au bord du désespoir, elle sortit la tête des couvertures et sortit à moitié de son lit.
Elle appuya sur le bouton de l’appareil et le passa en mode radio, sur Classic 21. Elle y était obligée, elle devait se lever et se préparer pour le boulot. Et comme elle ne pouvait pas dormir avec du bruit autour d’elle, avoir un bruit de fond dans son studio était juste la solution parfaite. Elle ne risquerait pas de se rendormir. C’était déjà parfois limite quand elle entendait toutes ces voitures qui passaient dans la rue trois étages en dessous. Les joies d’habiter en centre ville…
Toujours dans son lit, bien au chaud sous la couverture, elle fixa un moment le plafond de ses yeux bleus, ne cherchant même pas à le voir nettement. De toute façon, quand bien même elle l’aurait voulu, elle n’aurait pas pu. Elle était myope comme une taupe. Au bout de quelques minutes de pure paresse, elle soupira. Elle ne pouvait pas se permettre de trainer, elle ne pouvait pas se permettre d’arriver en retard au travail.
Son travail … En songeant à comment elle en était arrivée à travailler là, elle en riait presque désormais. C’était de par son oncle… Esther était une orpheline. Ses parents étaient décédés dans un incendie alors qu’elle n’était même pas à la maison. Elle devait avoir cinq ou six ans. Elle n’avait plus de souvenirs de cette époque. Elle se souvenait à peine du jour où sa tante était venue la chercher pour l’emmener chez elle.
Esther avait toujours adoré sa tante mais elle était une femme soumise à son mari qui, lui, la détestait au plus haut point. Elle ne savait pas trop pourquoi. Peut-être était-ce le fait qu’elle avait du sang asiatique de par son père, ou parce qu’elle adorait dessiner un peu partout ou parce qu’elle existait tout simplement. Elle savait juste que son oncle, Frédéric Dujardin, la haïssait. Alors dès l’instant où il avait pu trouver une solution pour qu’elle soit moins présente à la maison ou qu’elle lui serve tout simplement à quelque chose, l’homme avait tout simplement sauté sur l’occasion.
Au début, c’était simple. Comme elle était bien trop jeune, elle restait simplement à la maison et aidait sa tante pour le ménage sous l’oeil mauvais de son oncle. Parfois même, ce dernier empêchait son épouse, Mélanie, de faire le ménage, la vaisselle ou même la cuisine pour qu’Esther soit obligée de tout faire toute seule. Elle n’était encore à l’époque qu’une enfant.
Une enfant qui avait peur de son oncle. Elle avait toujours peur de son oncle d’ailleurs, si elle y réfléchissait bien…
Quand elle avait atteint l’âge de quatorze ans, Frédéric Dujardin avait amené sa nièce dans un lieu qu’elle avait trouvé à l’époque bien étrange. Tout n’était que contraste de lumières intenses contre lumières tamisées avec des femmes pratiquement nues qui dansaient et s’agitaient devant des hommes. Esther, encore bien innocente à l’époque, n’avait pas compris dans quel monde son oncle la forçait à plonger juste par appât du gain. Cet endroit s’appelait L’Ecarlate. Un club de striptease.
Le Patron de L’Ecarlate était un vieil ami de Frédéric. Alors, en échange d’un peu d’argent, et parce que cela l’arrangeait bien au final, il avait accepté d’embaucher Esther dans son établissement. Au début, cela avait été simplement l’entretien des locaux juste après les cours et juste avant l’ouverture du club et ensuite, elle s’occupait du bar.
Avec le temps, elle avait fini par rencontrer un certain nombre d’employés et notamment Lola, sa marraine en quelque sorte. Suite à quelques questions et des essais, et voyant qu’elle était de toute façon un peu bloquée et effrayée, elle l’avait rassurée et guidée dans le monde qu’elle adorait. Lola l’avait initiée à l’art de la pole-dance. Car oui, même si les hommes adoraient se rincer l’oeil devant des corps presque entièrement dénudés, la pole-dance était un véritable art et Esther, à défaut d’être douée en autre chose, avait apprécié que quelqu’un lui donne enfin sa chance et croit en elle.
Et ce fut ainsi qu’elle s’était faite remarquée par le Patron du club. Esther avait reçu un nouveau contrat, bien plus restrictif à l’âge de seize ans, ainsi qu’une fausse carte d’identité lui permettant de travailler dans le bar le soir, après l’école. Tous les soirs et même le week-end. Cela avait été au point qu’elle ne rentrait pour ainsi dire plus à la maison. Elle vivait dans le petit studio juste au-dessus de L’Ecarlate, fournit par le Patron. Il lui avait fourni une première tenue adaptée pour son travail qu’il soit en salle, au bar ou même sur scène. Le seul défaut dont elle ne s’était jamais plainte, c’était qu’elle ne touchait rien de son salaire, à l’exception de 75 euros par semaine pour pouvoir manger. Le reste était directement reversé à son oncle. Le reste de l’argent qu’elle gagnait n’était que le fruit de pourboires plus ou moins généreux des clients de L’Ecarlate.
En gros, son oncle l’avait vendue, elle jeune demoiselle encore mineure, à l’un de ses vieux amis pour qu’elle fasse la pute sur scène devant des hommes dans le seul et unique but de se faire de l’argent sur son dos.
Sympa la famille parfois…
Mais d’un autre côté, et c’était certainement tordu de sa part de le penser ainsi, elle remerciait son oncle de l’avoir fait car il lui avait ouvert inconsciemment les portes du monde de la danse. Elle n’avait jamais été très intelligente ou portée sur les études. Et découvrir la pole-dance en compagnie de Lola avait vraiment été pour elle la révélation.
Alors non, elle n’appréciait pas spécialement se trémousser devant des hommes pour le plaisir de les voir bander pendant qu’ils s’imaginaient faire des choses pas très catholiques avec elles ou ses collègues. Il y avait d’ailleurs une règle du club qui énonçait clairement que l’on pouvait regarder mais en aucun on ne pouvait toucher. Ou alors vraiment avec respect … Car oui, elles étaient toutes des danseuses et non des putes finalement. Même si ce n’était pas comme cela que son oncle le percevait dans son esprit mais ça, à la rigueur, Esther s’en fichait. Frédéric Dujardin n’avait jamais eu une haute opinion d’elle.
Non, en réalité, la danse lui avait en quelque sorte sauvé la vie. Cela lui avait permis d’oublier ses idées noires et ainsi que les persécutions dont elle était victime à l’école à l’époque. Cela lui avait permis d’extérioriser ses émotions et de trouver une voie à suivre et non pas être la jeune fille sans avenir comme beaucoup le lui avait si souvent répété. Alors Lola l’avait initiée à beaucoup de choses : la cage-dancing, le gogo dancing, la pole-dance … Elle disait qu’elle devait trouver l’art avec lequel elle était le plus à l’aise. Esther avait tout apprécié mais son coup de coeur s’était porté sur la pole-dance.
Et elle était très douée à cela. Au point de s’être fait un nom à L’Ecarlate. Elle était Angel, son nom de scène. Mais pour tout le monde, elle était le Joyau. Le Joyau écarlate. Cela avait été le début de sa renommée et de son ascension. Elle ne vivait plus aussi misérablement grâce aux pourboires qu’elle recevait qui représentaient entre 80 et 90 pourcents de son salaire. Si on pouvait appeler cela un salaire… Après tout, quand elle était encore une jeune et naïve jeune fille toujours aussi terrifiée par son oncle, ce dernier avait réussi à lui faire signer un contrat avec le Patron de L’Ecarlate afin qu’elle y reste travailler jusqu’à ses 25 ans. Et naturellement, dans le contrat, son oncle avait mis son compte en banque pour la paie ! Ainsi, Esther travaillait toujours pour remplir les poches de son oncle mais avec un plus grand salaire puisqu’elle n’était plus une simple technicienne de surface qui s’occupait parfois du bar mais bien une danseuse à part entière.
Mais tout cela au final n’était pas très important pour Esther. Elle avait appris à vivre avec peu et elle s’était progressivement fait un nom dans le milieu. Et elle avait des plans d’avenir. Dès qu’elle aurait 25 ans révolus et que son contrat serait terminé, elle n’en signerait pas d’autres quoi que son oncle puisse dire ou faire. Elle avait compris avec le temps et au fil de lectures sur internet qu’elle était une victime de son oncle, égale à une esclave. Juste par cupidité. Elle ne voudrait plus jamais l’être de sa vie. Mais pour cela, elle voulait être sûre de pouvoir s’en sortir. Pour le moment, elle avait un boulot, des pourboires qui la maintenaient en vie et un toit au-dessus de sa tête. Une fois qu’elle casserait tout, elle n’aurait plus rien de tout cela. Elle devait agir sagement, posément, avec stratégie. Alors elle avait pris simplement la décision de rester et d’économiser le plus d’argent possible.
Et oui, même si la vie à L’Ecarlate était un paradis, elle était une sorte d’enfer car elle n’était pas libre. Et elle voulait l’être. Etre enfin libre de faire ce qu’elle voulait quand elle le voulait.
Un dernier regard à son réveil la ramena bien vite au temps présent. Elle avait suffisamment trainé dans son lit et devait absolument se préparer et descendre pour l’ouverture du club.
Elle se leva donc bien rapidement et fonça dans la salle de bain pour une douche rapide. Elle enfila ses lentilles de contact et une tenue sexy qui mettait ses formes en valeur et se maquilla rapidement avec les produits qu’elle s’était offert avec le temps. Elle se mit un peu de rouge à lèvres et se regarda dans le miroir, le regard un peu plus pétillant maintenant qu’elle faisait face à son personnage.
“Bonsoir Angel,” fit-elle avec un immense sourire avant d’embrasser la glace. “Passe une bonne soirée !” ajouta-t-elle ensuite avant de filer en quatrième vitesse.
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