Icare
Philippe retourna souvent à L’Écarlate durant les mois qui suivirent. Une à deux fois par semaine en réalité. Au début, il y allait en compagnie de son frère Luc, puis, il s’y rendit seul, devenant peu à peu un habitué des lieux. Il y allait simplement vêtu de noir, comme à son habitude, préférant de loin les tenues sobres et classiques passe-partout aux couleurs criardes qu’il pouvait remarquer chez d’autres personnes. Ce n’était tout simplement pas son style. Alors il portait la plupart du temps un jeans sombre ou un pantalon à pince avec une chemise noire qu’il gardait légèrement ouverte sur son torse.
Et oui, Philippe avait repris goût à la vie grâce à son frère et sa brillante idée de l’emmener dans un club de strip-tease. Il était reparti à la chasse aux spécimens rares qui pouvaient attirer son regard noir et pénétrant. Il avait un peu flirté avec quelques-uns au club mais aucun n’avait pu vraiment attirer sa curiosité jusqu’à présent si ce n’était la jeune Angle dont il restait encore éloigné.
Et il se demandait si même elle pourrait au final être intéressante … Car il y avait quelque chose d’important pour lui. Une femme pouvait être belle physiquement, c’était même un atout. Mais la beauté ne faisait pas tout dans la vie. Philippe recherchait aussi une personnalité et une certaine intelligence dans sa partenaire. Hélas, il n’avait jamais vraiment trouvé quelqu’un qui aurait pu lui convenir qui partageait en plus ses sentiments.
Cela dit, à part cela, il avait remarqué quelque chose concernant Angel et ses prétendants. Toute personne qui cherchait à l’approcher et à flirter avec elle prenait le surnom d’Icare. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’Angel était, tout comme le soleil, inaccessible. Vous vous approchez de cette ange céleste, vous discutez avec elle quelques instants en espérant pouvoir vous accrocher à cette divine créature du ciel et c’est là que vous vous rendez compte que vos propres ailes vous trahissent et que vous retombez sur terre. Au moins la chute n’était pas trop violente ou douloureuse, Angel vous reposait en douceur, prenant soin des clients du club. Mais voilà, quiconque ayant construit des ailes pour s’envoler vers elle se retrouvait irrémédiablement impuissant en voyant la cire fondre progressivement et ses plumes l’abandonner une fois qu’il approchait trop près d’elle.
C’était une des raisons qui avait poussé Philippe à ne pas encore s’approcher de l’artiste. Mais il devait avouer qu’il ne voyait pas d’autres proies potentielles et le jeu que proposait Angel dans ses flirts sans issue commençait un peu à l’intéresser, juste pour connaître la jeune femme mystérieuse qui se cachait derrière la danseuse.
Pour le moment, il ne faisait que l’observer. Elle n’était pas toujours au-devant de la scène, ni même au bar. C’était ce qui faisait le charme de L’Écarlate, il était dirigé par les employés comme une plaque tournante. C’était une véritable famille. Le Patron du club n’était visible qu’à de rares occasions. Mais pour l’avoir déjà aperçu, Philippe pouvait dire qu’il ne l’aimait pas. Pour cet homme, tout ce qui importait, c’était l’argent. Il fallait que ses comptes soient hauts dans le vert pour qu’il soit satisfait. Mais que son fric soit fait sur du strip-tease ou sur un autre business — correct et légal, pour cela, il devait admettre que l’homme était droit dans ses bottes —, il en avait rien à faire. Tant que le pognon était là, il était content !
Philippe observait Angel se trémousser de manière sexy avec une de ses partenaires et collègues dans une des cages. Même quand elle était un peu à l’écart, elle rayonnait. Cela dit, pas autant que sur une barre dont elle avait de toute évidence un don. Pas seulement une affinité, un don ! A croire qu’elle était née avec ! Personne d’autres au club, parmi les danseurs, ne se mouvait comme elle sur cette barre, encore moins quand elle n’était pas fixée sur ce maudit sol. Angel était faite pour être dans les airs.
— Je crois qu’on va avoir un nouvel Icare, rit doucement le barman en nettoyant un verre.
Philippe ne put s’empêcher de sourire en détournant le regard de l’objet de ses pensées.
— Pourquoi dis-tu cela, Mushu ? Demanda-t-il en tournant son attention vers le barman.
— Parce qu’à chaque fois que tu viens ici, Phil, tu n’as d’yeux que pour Angel où qu’elle soit.
— Mais elle ne me regarde pas, nota l’homme.
Mushu rit doucement en secouant la tête.
— Tu apprendras ici qu’Angie ne regarde jamais personne. Elle flirte un peu quand elle est au bar, c’est vrai. Mais c’est plus un petit jeu pour s’occuper. Et quand elle est sur scène, elle enlève ses lentilles pour ne pas les perdre. Elle est myope comme une taupe.
— Tu veux dire que …
Philippe écarquilla les yeux, surpris.
— Qu’elle ne voit aucun visage quand elle danse.
— Et sa barre ?
— Il me semble l’avoir une fois ou l’autre entendue qu’elle commençait à voir des contours d’un objet flouter à environ dix ou quinze centimètres de son visage mais … je t’avouerais que je ne suis plus sûr. Alors je ne sais pas trop si elle voit vraiment la barre ou si elle se guide aux tâches de couleurs. Il faudrait lui demander. Je n’ai jamais posé la question. D’un autre coté …
— D’un autre côté ? Répéta Philippe, curieux.
— Cela ajoute du mystère autour d’Angel, dit Mushu en faisant un clin d’oeil. Cela la rend encore plus unique. Quand elle pourra partir d’ici, elle rayonnera dans les hautes sphères.
— Qu’est-ce qui la bloque ici ?
Mushu l’observa un instant, arrêté dans son geste alors qu’il essuyait encore un autre verre. Philippe le vit soupirer avant d’approcher pour lui servir un autre Bloody Mary.
— C’est pour moi, dit le barman alors qu’il s’apprêtait à payer. Très peu de personne ici s’intéresse à Angie comme tu le fais. Angel est … un cas à part dans l’équipe. Elle est venue dans le métier par obligation. Je ne travaillais pas encore ici mais je sais qu’elle travaille ici depuis qu’elle est enfant. Quoi qu’il en soit, tout le monde dans l’équipe c’est qu’elle veut partir et on lui donne tous raison. Les clauses du contrat que nous signons sont très exigeantes mais nous les avons acceptées en toute connaissance de causes. C’est justement essentiellement pour ces clauses que nous avons choisi de travailler ici plutôt qu’ailleurs.
— Et Angel ? Demanda Philippe qui était sûr de ne pas aimer entendre ce qui allait suivre.
— C’est un membre de sa famille qui l’a envoyée ici. Son oncle, je crois. Officiellement, elle était juste gardée ici par quelques filles, du baby-sitting en gros.
— Et officieusement ?
— Elle devait travailler ici. Je ne connais pas tous les tenants et aboutissants de l’histoire et c’est aussi son histoire. Tout ce que je sais maintenant, c’est qu’elle ne touche pas l’entièreté de sa paie. Je ne sais pas trop comment elle vit mais je sais que c’est essentiellement sur ses pourboires. Elle a beaucoup de chance d’être une artiste née sinon elle n’aurait probablement pas survécu. Ou pas sans aide.
— Et elle a quel âge maintenant ?
— Vingt-deux ans. Peut-être vingt-trois. Je ne suis pas sûr. Elle ne trouve pas l’âge important. Même pour certains d’entre nous, Angie est un mystère. Celle qui la connaît le mieux, c’est Lola. Elle l’a initiée à l’art de la pole-dance. C’est un peu comme sa marraine, pour ne pas dire sa mère ou sa tante.
— Les clauses …
— Je ne t’en parlerai pas car elle sont justement ce qui nous protège un peu tous.
Philippe leva les mains en signe de paix. Mushu se calma alors et continua à parler.
— Cela dit, Angie n’a pas signé son contrat de son plein gré. Son tuteur l’a obligée. Elle est bloquée ici jusqu’à ce qu’elle atteigne ses vingt-cinq ans. Mais après cela, elle partira d’ici pour rejoindre son paradis. Ou son jardin secret comme elle aime le dire.
Mushu laissa son interlocuteur sur ça pour s’occuper de la clientèle. Philippe regarda alors Angel avec un oeil neuf, un brin révolté par ce que cette jeune femme devait endurer et pourtant émerveillé de voir qu’elle était, comme on la surnommait dans le club, un joyau. Icare ou non, il aimerait beaucoup parler à cette jeune femme et apprendre à la connaître, même si ce ne serait que pour discuter entre amis.
Annotations
Versions