L'union fait la force ?
Six enlève sa main, me permettant de reprendre mon souffle, et s'écarte. Elle esquisse un mouvement pour quitter notre cachette humide et pleine de boue.
- Attend ! Il est peut être encore dans les parages ! dis-je avec le peu d'air qu'il me reste dans les poumons.
Elle s'arrête mais ne se retourne qu'à moitié.
- Cette forêt c'est son domaine, et il nous a repéré maintenant. Il va nous traquer. Il sera toujours dans les parages, qu'on le veuille ou non. Je profite du fait que pour l'instant il ignore que nous sommes toujours là pour avancer.
C'est logique, mais quelque chose me gêne.
- Et pour avancer où ? je dis.
Six hausse les épaules.
- Ailleurs. De toute façon on est sortis. On n'a plus besoin d'être ensemble. T'es libre d'aller où tu veux.
Je sers les dents. C'est bien ce qui me semblait. Je vais encore me retrouver seul.
Dans un sens, elle a peut-être raison. Plus rien ne nous oblige à rester ensemble. Et il se trouve que je n'ai aucune envie de rester ici à me faire poursuivre par un chasseur en furie.
Mais plus j'y réfléchi, plus je me dis que je n'ai aucune chance de faire quoi que ce soit sans elle. Peut-être que Six n'a pas besoin de moi. Et encore, j'en doute. N'était-elle pas prisonnière il y a encore quelques instants ? En tout cas, ce qui est certain, c'est que moi, j'ai besoin d'aide. Avoir un allié n'est pas négligeable, ne serait-ce que pour garder ses arrières. Et... pour ne pas devenir fou dans le silence.
- Puisque t'as pas de destination, je tente, tu pourrais venir avec moi.
Elle fronce les sourcils.
- Tu vas où ?
J'inspire profondément, et lâche :
- Vers la tour de l'émetteur.
Cette fois, elle se retourne complétement, perplexe.
- L'émetteur... tu parles de cette tour d'où provient cette onde mystérieuse, n'est-ce pas ?
Je hoche la tête. Il y a quelques années, le monde a éclaté. Une puissante onde a déformé notre réalité, et a rendu fou bien des gens. Si bien que je ne sais pas on peut encore parler de "gens". Cette onde, elle venait d'une tour gigantesque qu'on a baptisé la tour de l'émetteur.
- Oui. J'ai vu que tu l'avais dessinée sur le mur de ta prison, dans la cabane du chasseur. C'est elle qui rend le monde plus fou encore qu'il ne l'est d'habitude.
- Ça je sais. Je l'ai remarqué sans ton aide. Par contre, pourquoi tu veux aller là-bas, c'est un mystère.
Il y a quelque chose dans sa voix qui ressemble à une accusasion. J'hésite à répondre. Peut-être qu'elle va me prendre pour un fou. Mais je n'ai pas le choix si je veux qu'elle m'accompagne, il faut que je lui dise la vérité.
- Elle m'appelle... J'ai l'impression que cette tour m'appelle.
Elle a un mouvement de recul.
- Elle... t'appelle ? Tu... tu as été touché par l'onde, toi aussi ? Je croyais que ça épargnait les enfants !
- Quoi ? Non, non ! Quand je dis qu'elle m'appelle, c'est pas... Ecoute, c'est dur à expliquer, mais j'ai la sensation que je peux faire quelque chose... là-bas. A la ville.
Elle me dévisage. C'est bon, à ses yeux je suis cinglé. Je l'ai cherché, faut dire. Je continue à argumenter.
- Et puis, on trouvera plus facilement de la nourriture là-bas qu'ici, je pense.
Elle soupire.
- De toute façon, j'avais prévu d'aller en ville aussi. Je ne vais pas rester dans cette forêt moisie éternellement...
Je relève la tête vivement, plein d'espoir. Si vivement qu'elle s'en aperçoit et ajoute brusquement :
- Mais ne te fais pas d'idées ! On y va, et nos chemins se séparent, c'est clair ?
- Très clair !
Elle me regarde méfiante, comme si elle se demandait si je l'avais manipulée. Ça va être problématique de ne pas avoir d'allié en ville, si elle me lâche arrivé là-bas, mais en avoir un maintenant est primordial. Je ne peux pas me passer d'un soutien.
- On sortira de cette forêt, j'affirme avec le plus d'assurance que je peux avoir. Le chasseur ne nous aura pas si on uni nos forces !
Six me dévisage, puis acquiesce, l'air peu convaincue. Avec mes histoires elle doit se demander si je n'ai pas perdu l'esprit. Et puis... je ne peux pas lui en vouloir de ne pas facilement accorder sa confiance. Qui lui dit que je ne vais pas la trahir ? Que je ne vais pas la vendre aux adultes en échange de plus de tranquilité ?
Absolument personne. Mais même elle se rend compte qu'il est plus simple de survivre à deux que seul. Moi non plus je ne sais pas si je peux vraiment la considérer comme une alliée. Mais, tant qu'on s'épaule un peu, qu'importe si elle ne me fait pas confiance.
- Merci, lui-dis-je.
- Mouais. Allez, on y va, lâche Six avant de quitter notre refuge obscur.
Je la suis prudemment à travers la végétation en perdition. En effet la forêt semble calme, mais le chasseur est expérimenté. Assez pour se faire discret, du moins. Alors on reste concentré. Je préfèrerais éviter qu'il nous tombe dessus en mode surprise party. Me prendre une balle en pleine tête, c'est pas vraiment dans mon agenda.
- Au fait, pourquoi tu veux aller en ville toi ?
- C'est pas tes oignons. Et tais-toi, le chasseur est peut-être toujours là.
Waw. Moi qui espérais qu'on avait un peu brisé la glace, j'ai l'impression que l'hiver est revenu plus violemment que prévu. Je ravale une pique bien placée. Elle a raison, la prudence avant la curiosité. Déjà que l'avoir libérée était un risque fou... Je m'en mords un peu les doigts, d'ailleurs. Moi qui pensait pouvoir discuter et rire avec une nouvelle amie, je suis tombé sur la demoiselle la plus sauvage de la forêt... Et maintenant, le Chasseur veut ma peau aussi.
Nous enjambons des troncs en silence, si ce n'est le son de nos pas dans l'herbe et la boue.
Un bruit ! Je m'accroupis dans les hautes herbes pour rester discret.
- Six, attend !
- Quoi encore ? soupire-elle, avant de m'imiter.
- J'entend quelque chose...
Nous attendons un peu, immobile. Lorsque le son revient.
- Ce bruit ! Tu l'entends toi aussi ?
- Evidemment... c'est mon ventre, abruti, fait Six en accélérant le pas, sautant par dessus un tronc.
Ah. Bon. J'ai pas été très fin sur ce coup là. En plus, je crois que je l'ai gênée. Je tente de me rattraper.
- Tu sais, si tu veux manger, pas de problème ! Moi aussi j'ai faim !
Ma camarade en robe grise lève les yeux au ciel.
- Je meurs de faim, oui. Mais le seul endroit où on pourrait trouver de la nourriture comestible, et encore, c'est la cabane du chasseur. Et je compte pas y retourner tout de suite. Donc on avance et on prie pour que de la nourriture tombe du ciel.
- Sauf... si j'ai déjà ce qu'il faut sur moi ! dis-je en sortant fiérement le petit morceau de l'énorme saucisson que j'ai piqué chez le chasseur.
Six me regarde avec incrédulité.
- Tu te balades souvent avec du saucisson à moitié avarié sur toi ?
- Hé ! Seulement quand je sais que je suis dans un lieu où la bouffe n'est pas monnaie courante ! je réplique, un peu vexé.
Et puis, l'air dans ses yeux ne trompe pas. Elle a trop faim pour se passer de ce morceau, fut-il infect.
- Ok. Bien joué. On se trouve un coin tranquille et on mange. Avant que le chasseur...
- Chut ! A terre ! je chuchote.
Elle obéie, avant de me lancer un regard noir qui dit "si c'est encore une fausse alerte, je te bouffe". Je préfère retenir le fait qu'elle a dit "bien joué" avant, c'est assez rare pour être souligné.
Un faisceau lumineux passe quelque mètres au dessus de nous. Je retiens ma respiration. C'est lui. Je jette un oeil à travers les hautes herbes dans lesquelles nous sommes camouflés. Il n'est pas loin. Il ne semble pas nous avoir vus, étant donné qu'il regarde encore à droite, à gauche, et un peu partout...
Mais il se rapproche de nous !
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