Chapitre 2 - Alice
An 500 après le Grand Désastre, 1e mois du printemps, Gahana, Mor Avi.
Le soleil déclinait tandis que nous approchions de Mor Avi.
Soraya et moi avions réussi à nous glisser sur le pont arrière, près du bastingage, afin d’observer le débarquement. À présent clairement visible à l’horizon, le port de Gahana s’offrait à nous. En forme de croissant de lune, ses deux extrémités délimitaient le bassin d’accostage. Un phare de la même taille que la plus haute tour du Château du Crépuscule se dressait sur la pointe gauche. La pluie s’étant calmée, les vagues s’échouaient plus paisiblement contre les côtes.
— Défendre le port ne doit pas être difficile, commenta Soraya en ramenant sa natte de cheveux dans le creux de sa nuque.
Je m’étonnai pendant quelques secondes de son commentaire. Je n’aurais pas cru que ce serait la première pensée qu’elle exprimerait.
— Le croissant naturel des côtes les protège, finis-je par approuver en appréciant autant la beauté du paysage que les stratégies de défense mises en place par les aviriens.
J’apercevais effectivement, tout le long des bras du bassin d’accostage, un chemin de ronde délimité par des bouts de mur où étaient fixées d’immenses arbalètes. Des tourelles étaient installées à intervalles réguliers, protégées par un toit et une enceinte en pierre. Des braseros éclairaient la fin du jour et donnaient de la visibilité aux quelques soldats qui circulaient.
Autour de nous, les matelots s’activaient, ajustant les voiles et réglant sans cesse les cordages pour profiter au mieux d'un vent inconstant aux abords de la terre. Sur ce dernier point, j’aurais pu les aider, mais leur apathie des dernières semaines m’en empêchait. Sans compter que les marins, tous bons travailleurs, étaient dirigés par un capitaine sérieux et prudent. Ils n’avaient donc pas besoin d’assistance.
Soraya et moi appréciâmes le spectacle que nous offrait l’entrée du port et l’esquisse de la ville en arrière-plan. Gahana s'étageait sur le flanc d'une colline et s’étendait sur un vallon à l’est. De loin, je devinais déjà que la structure de la ville déviait de celle de Vasilias. Dans la capitale de mes contrées, le port était le lieu de vie principal et la place du marché se trouvait juste à côté. Il s’agissait du centre de la cité, cœur du commerce et de la vie sociale. À Gahana, les habitations se dressaient en longs blocs séparés par des routes interminables. Je ne voyais pas de zone dégagée qui indiquerait une place forte. Ou étais-je trop loin pour l’apercevoir ?
Le soir tomba brutalement lorsque le soleil glissa derrière la colline de Gahana. Le navire venait d’entrer dans le bassin d’accostage, voiles basses carguées. D’autres embarcations, du bateau de commerce comme le nôtre à la barque du pêcheur, évoluaient dans le port dans l’attente de s’ancrer ou de partir en haute mer. Un trois-mâts occupait l’appontement principal, entouré d’une dizaine de chaloupes où des silhouettes lointaines s’agitaient. Le reste des docks était un mélange diffus d’embarcations en mouvements, de voyageurs pressés, de matelots bruyants et de marchandises entreposées. Les badauds nous jetèrent à peine un regard alors que nous approchions doucement d’un quai de débarquement momentanément vide.
Les autres voyageurs qui ne faisaient pas partie de l’équipage attendaient impatiemment l’arrivée. Certains se firent bousculer sans douceur par des marins gênés dans leur travail. Prudentes, Soraya et moi nous fîmes minuscules contre le garde-fou. Nos maigres affaires attendaient dans la cale, en compagnie des marchandises du navire. Pour voyager, nous avions fait léger ; seulement trois besaces : une pour chacune d’entre nous afin de transporter quelques effets personnels et une troisième réservée à notre matériel de campement et à quelques ustensiles.
Il fallut une bonne demi-heure de manœuvre guidée par les barques d’accostage avant que Soraya et moi pûmes descendre. Quelques matelots nous toisèrent d’un air mauvais pendant que nous empruntions la planche de traverse. L’un d’eux grommela « Bon débarras » un peu trop fort, ce qui lui valut un regard assassin de Soraya. Comme l’homme gardait son attitude arrogante, l’Impératrice laissa quelques flammèches naître au bout de ses doigts. Avec une grimace, le marin fit demi-tour en jurant tout bas.
— Mes Terres me manquent, souffla Soraya d’une voix tremblante – de colère ou d’appréhension, je n’étais pas certaine. J’espère que les Aviriens, hommes comme femmes, seront accueillants et respectueux.
— D’après les leçons que mes professeurs m’ont inculquées, il s’agit d’un peuple serein et juste.
— Comme les Orientaux ?
— En effet, acquiesçai-je avec un sourire, les visages de Wilwarin et de Vanä s’esquissant furtivement dans mes pensées.
Je n’avais pas eu l’occasion d’échanger longtemps avec les deux Sages. Si j’avais côtoyé Wil pendant quelques jours, appréciant sa bienveillance et son calme, je n’avais pu discuter que quelques heures avec Vanä. La femme – qui était alors accompagnée d’un guérisseur, Mars – nous attendait à Ma’an et était très vite repartie à Enetari, où l’Épine attendait qu’elle leur rendît compte. Moins douce que Wil, la Sage s’était de même montrée d’un sang-froid exemplaire. Je comprenais pourquoi Al l’admirait – elle avait les qualités qui lui faisaient défaut.
J’enfonçai le nez dans le col de ma cape dans une vaine tentative de me protéger des effluves écœurants des docks. Poisson, iode, sueur animale et eau croupie se mélangeaient dans les courants qui soulevaient nos cheveux et faisaient claquer nos vêtements. Si le ciel s’était quelque peu dégagé, le vent restait tenace. J’appréciais de sentir son souffle – ma nature d’Élémentaliste occidentale aidait – mais Soraya grimaçait tandis que nous remontions les quais à contre-courant.
Sans repères particuliers, il nous fallut un moment avant de trouver un chemin qui nous éloignait du port. Nous dûmes esquiver du bétail en déplacement, des groupes de matelots chargeant des vivres sur les navires en préparation, des voyageurs aussi confus que nous et les marchands de poisson qui nous hélaient sans cesse. Les chiens couraient entre nos jambes, des enfants venaient mendier en s’agrippant à nos vêtements.
Lorsqu’une première petite fille apparut devant moi, ses maigres jambes pâles nues malgré la fraîcheur, ses cheveux sales coincés dans le col de sa tunique effilée, son visage crasseux rougi par les rafales humides, je manquai m’agenouiller devant elle pour la serrer dans mes bras et lui offrir un peu de chaleur. Il n’y avait pas – ou très peu – de nécessiteux dans mes Terres. En échange de parcelles et de titres, les Nobles devaient s’occuper des Hommes qui peuplaient leur territoire et leur assurer un travail et un toit.
Sans Soraya, bien plus familière à ce genre de manœuvre, pour m’avertir, les compagnons de la fillette m’auraient sûrement dépouillée de ma bourse pendant que je compatissais au sort de la petite. L’Impératrice m’avait gourmandée pour ma naïveté et mon inattention, avant de se tenir près de moi pour s’assurer que personne ne tentait de me voler.
Alors que je pensais retrouver la bonne humeur en débarquant à Gahana, je ne sentais que le dépit, l’impuissance et la frustration grandir en moi. À quel point la misère avait-elle empoisonné cette ville pour que nous dûmes nous méfier d’enfants ?
Comme anesthésiée par la traversée du port, je prêtai tout juste attention au paysage. Avec les rafales humides et glacées qui traversaient les rues et faisaient s’envoler les marchandises, les petits commerces ambulants replièrent leurs présentoirs et s’en allèrent, les plus pauvres avec leurs affaires sous le bras, les plus aisés en carriole. Les habitants, sentant revenir la pluie, coururent s’abriter chez eux et les voyageurs se hâtèrent vers les auberges. La foule semblait fiévreuse tandis que l’orage menaçait au loin.
Je recouvrai mes esprits après avoir grimpé une volée de marche qui donnait sur l’une des longues routes que j’avais aperçues depuis le navire. Comme je l’avais soupçonné, la rue sablonneuse menait vers l’est jusqu’à perte de vue, où Gahana semblait s’étendre comme un corps échoué.
De part et d’autre de la grande voie s’étiraient des rangées d’habitations disparates. Le rez-de-chaussée était souvent occupé par une échoppe et un ou deux étages la surplombaient. Les maisons, pressées les unes contre les autres au point qu’elles en devenaient tordues, avaient des façades aux couleurs vives, mais défraîchies par le soleil et le vent. Comme la rue s’inclinait très légèrement en provenant de l’est, des rigoles avaient été creusées dans le sol, aux pieds des habitations. En prêtant plus attention à leur parcours, je remarquai que les petites tranchées descendaient jusqu’au port.
Soraya rabattit le capuchon de sa cape lorsque des gouttelettes commencèrent à tomber. Nous nous remîmes en marche et empruntâmes la grande rue, observant avec envie les petits restaurants qui fleurissaient au bas des habitations. Nous ne croisâmes pas d’auberge pendant quelques minutes, si bien que nous grimpâmes une petite volée de marches qui menait à une route parallèle, quelques mètres au-dessus de celle que nous venions de quitter.
La ville était ainsi constituée de longues routes parallèles qui grimpaient jusque sur la colline qui surplombait la ville. Comme nous montions à la recherche d’une auberge et quittions doucement le port, je compris que les familles un peu plus aisées logeaient ici. Les maisons, toujours proches et petites, mais moins collées les unes aux autres, se faisaient face, seulement séparées par la route. Nous trouverions sûrement une auberge digne de ce nom dans le quartier.
Alors que nous accélérions le pas, pressées par la bruine qui s’était mise à tomber, je levai le nez vers la colline et plissai les yeux dans l’obscurité naissante. Par logique, les baraquements que je distinguais grâce aux torches allumées sur les parois devaient être ceux d’un corps armé, gouvernemental ou religieux. Les habitations sans importance n’étaient pas installées dans un lieu aussi stratégique.
— Alice, par ici ! lança Soraya en se précipitant sous le porche d’une habitation à la façade d’un rouge fané.
Elle s’engouffra par la porte sans hésitation et je la suivis rapidement. À l’intérieur, la salle commune n’était occupée que par une demi-douzaine de clients. Éclairée chaleureusement par des lanternes fixées au mur, la salle de restauration était meublée d’un comptoir qui prenait la moitié du mur en face de nous et d’une dizaine de tables en bois clair délavé.
Nous déposâmes nos sacs avec un soupir de soulagement avant de rabattre nos capuchons. Quelques secondes plus tard, un homme d’une quarantaine d’années, tablier usé autour du cou, s’approcha de nous. Il grimaça brièvement en remarquant les traces boueuses que nous avions laissées sur son parvis avant de nous adresser un mince sourire de politesse.
— Bonsoir, mesdames. Comment puis-je vous aider ?
Sa maîtrise de notre langue était irréprochable. Je n’étais pas certaine de parler l’avirien avec autant d’aisance… L’homme devait être habitué à une clientèle de voyageurs.
— Nous voudrions le repas et un couchage pour ce soir, répondis-je après quelques secondes d’hésitation.
— Très bien. (Il observa brièvement nos affaires.) Voulez-vous que je fasse monter vos effets personnels dans votre chambre ?
— Oui, s’il vous plaît.
Il hocha la tête, nous indiqua une table libre puis disparut dans les cuisines, d’où s’échappait un fumet qui creusait mon estomac un peu plus à chaque seconde.
Soraya s’étendit sur sa chaise en poussant un long soupir. Ses traits s’étaient tirés.
— Tout va bien ? murmurai-je en ôtant ma cape pour l’étendre sur le dossier de mon siège.
— J’ai connu un confort de vie plus… agréable.
Je grimaçai un sourire contrit. Je connaissais ce sentiment. Il m’avait beaucoup traversée, alors que je passais mes premières nuits à la belle étoile en compagnie d’Achalmy. Néanmoins, avec les mois écoulés, j’avais eu le temps de m’habituer à ce train de vie. Pour Soraya, qui avait brutalement été arrachée à son trône, l’adaptation devait être plus compliquée.
Lorsque l’homme revint, il avait deux bols dans les mains. Il les déposa devant nous sans un mot puis repartit s’occuper d’autres clients.
— Pas très loquace, l’Avirien, remarqua Soraya en l’observant du coin de l’œil.
Entourant le bol de mes mains dans l’espoir de me réchauffer, je levai le regard du bouillon de légumes et de riz pour observer l’aubergiste. Comme la plupart des Aviriens, il avait une silhouette assez longiligne, accordée par des membres plus grands que chez nous. De même, ses cheveux noirs avaient une teinte violette sous la lumière orangée. Son visage étiré, aux os longs et fins, lui donnait un air de rapace. De la même manière que nos coutumes et notre langue étaient distinctes, les Aviriens se différenciaient par leur physique.
Sans plus attendre, je pris une cuillère de soupe. Le riz, gorgé de bouillon, était fondant et parfumé en bouche. Les légumes, légèrement épicés, rehaussaient le goût du plat. Certains m’étaient complètement inconnus. L’un d’eux, rougeâtre, était légèrement sucré.
— Des carottes ? marmonna Soraya pour elle-même en isolant un morceau dans sa cuillère.
— Je n’en avais jamais goûtées de cette variété.
— Moi non plus. Ce n’est pas si mal.
Lorsque nous eûmes terminé nos bols, nous payâmes le repas et la chambre puis nous nous installâmes dans deux fauteuils en face de la cheminée. Les prix étaient largement abordables ; je ne pensais pas que nous nous étions fait avoir – sans compter que le tenancier avait pris notre argent sans rechigner malgré la différence de devises. Et je n’étais pas trop inquiète : avec la bourse de Soraya combinée à la mienne, nous avions une bonne marge.
Soraya n’avait pas réellement de biens à présenter, dans son rôle de marchande sudiste. Elle prétendrait que ses bijoux et ses accessoires étaient un aperçu de ce que sa caravane possédait et était prête à commercer. De toute façon, nous ne comptions pas nous éterniser à Mor Avi et nous amuser à jouer nos rôles plus que nécessaire.
Alors que l’Impératrice et moi nous détendions face aux flammes paresseuses, une adolescente d’une quinzaine d’années s’approcha de nous. Ses yeux foncés aux iris immenses – encore une particularité avirienne – nous dévisagèrent avec excitation tandis qu’elle s’agenouillait près de la cheminée.
— Vous venez d’Oneiris ? s’enquit-elle avec un accent haché.
— Je parle avirien, lui appris-je en utilisant sa langue. Si tu préfères parler ainsi.
— Et votre amie ?
— Je ne le comprends pas bien, avoua Soraya, qui avait tout de même des bases.
— Alors je parlerais votre langue, nous rassura la jeune fille avant de m’adresser un rictus ravi. J’étais sûre que vous étiez Oneiriannes !
Nous utilisions si peu notre gentilé que le mot me fit sourire. Tressés, ses cheveux noirs aux reflets violets me rappelèrent soudain l’aubergiste.
— Tu es la fille du propriétaire ? demandai-je en jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule.
— Oui, je m’appelle Gen Lia.
Lia de la vague, traduisis-je mentalement, souriant face à l’habitude des aviriens de donner des significations à leurs noms.
— Tosa est un peu froid envers les étrangers, mais vous représentez notre clientèle principale.
— Ne t’inquiète pas, la rassurai-je avec un regard bienveillant. Pour sa défense, nous sommes arrivées toutes mouillées et sans même frapper à la porte.
— Nous ne toquons jamais, répliqua l’adolescente avec un rire sonore.
Soraya esquissa un demi-sourire avant de retourner à la contemplation de la cheminée. Les flammes jetaient un éclat doré sur sa peau, inondant ses yeux mordorés d’or liquide et faisant scintiller ses boucles brunes. J’enviais sa beauté naturelle et comprenais mieux pourquoi les hommes la dévisageaient partout où elle allait.
— Et vous venez d’où, exactement ? reprit Gen Lia, une étincelle dans les yeux. D’Enetari ? Il paraît qu’on habite dans les arbres, là-bas !
— C’est vrai, acquiesçai-je avec un petit rire devant son expression admirative. Mais ne venons pas d’Enetari. (Je me redressai pour qu’elle vît Soraya.) Mon amie vient des Terres du Sud, de Lissa, plus précisément.
— Lissa ?
— La plus belle cité sudiste, nichée au cœur d’une oasis. On y trouve le Palais d’Or, la demeure impériale.
Je me gardai bien de préciser que la régnante sudiste elle-même était avachie à nos côtés.
— Les Impératrices, murmura soudain Gen Lia d’un air rêveur. J’en ai entendu parler… Ça doit être incroyable, des contrées où les femmes règnent.
— Ce n’est pas le cas, à Mor Avi ? intervint Soraya, qui était très réactive sur ces sujets-là.
— Ce sont les Gardiens qui règnent, murmura l’adolescente, soudain intimidée. Et les Gardiens ne se définissent pas selon leur âge, genre ou force. Ils… (Elle nous jeta un regard intrigué.) Il faut que nous connaissiez notre religion et notre Dieu pour comprendre.
— Les Gardiens sont les… représentants de votre Dieu, c’est bien cela ? soufflai-je d’un ton hésitant, intimidée à l’idée de la vexer.
— C’est tout à fait ça ! En fonction de leur représentation de Rug Da, les Gardiens s’installent dans un Sak, un Sanctuaire, puis lui dédient leur vie. Ce sont eux qui gèrent la société, à Mor Avi.
— Rug Da… chuchota Soraya en observant les flammes de la cheminée. Le Changeur. Votre Dieu.
La perspective du monothéisme semblait la rendre perplexe. Je souris, sachant déjà que la religion avirienne était plus complexe qu’elle ne le laissait penser.
— Et vous, d’où êtes-vous originaire ? me questionna Gen Lia en se redressant, de nouveau curieuse et excitée comme une puce.
— Je viens de Vasilias, la capitale des Terres de l’Ouest.
L’air pensif, l’adolescente hocha la tête.
— Oui, je connais. La plupart des bateaux viennent de Vasilias. (Elle pinça les lèvres en se retenant soudain de sourire.) Et… comme vous êtes Occidentale, peut-être connaissez-vous le Château du Crépuscule ?
Dans les moindres recoins.
— Pas vraiment, répondis-je d’un air désolé, sentant ma gorge se serrer face au mensonge. Mais nous n’avons pas vraiment le droit de nous y rendre, il est réservé à la famille royale.
Les yeux de la jeune fille se mirent à pétiller.
— La famille royale… J’aimerais tellement les voir en vrai ! (Devant mon rictus involontaire, elle rougit puis baissa le nez.) Excusez-moi, j’ai entendu dire que la princesse et le roi étaient morts… Je ne voulais pas vous rappeler la perte de votre souverain.
De mon père.
Comme les larmes commençaient à me piquer les yeux, je me détournai, prétextant une soudaine émotion d’Occidentale attachée à sa monarchie. Soraya me jeta un regard désolé en apercevant mon visage défait. La mort de mon père, brutale et rapide, me taraudait comme jamais. J’avais le sentiment de n’avoir pu lui dire adieu, de n’avoir pu faire mon deuil comme je le devais. Emporté par la folie de Calamity, le fantôme de mon père continuait de hanter mes cauchemars. Je le revoyais, au milieu du vent et du sable, écrasé par sa propre monture, ses cheveux grisonnants fouettant sauvagement son visage sévère. Il n’avait pas toujours été cet homme bourru et calculateur. Le comte Wessex Bastelborn, le Dieu Aion, l’avait changé, l’avait manipulé, avait fait ressortir les pires facettes de sa personnalité.
Je me rappelais ses épaules larges lorsqu’il me laissait grimper dessus pour observer par-dessus les remparts, son sourire de connivence lorsqu’il faisait croire à ma mère qu’une simple histoire m’attendait pour le soir, alors que nous avions déjà prévu une bataille de polochons. Je me souvenais de ses yeux indigo, fiers et bienveillants, plantés dans les miens tandis que je faisais surgir mes premières étincelles, vers l’âge de huit ans. La façon dont il soulevait ma frange de cheveux noirs pour m’embêter, sa main puissante et rassurante entre mes omoplates lorsque j’étais intimidée par des rencontres diplomatiques.
Il avait été un père aimant et ma conscience faisait tout pour me le rappeler.
Les larmes roulaient bel et bien sur mes joues. À la fois émue par les souvenirs et agacée par ma faible résistance au chagrin, je séchai rapidement mes joues à l’aide de ma manche de chemise. Gen Lia, sûrement perturbée par mon excès d’émotion, restait silencieuse.
J’attendis d’avoir repris contenance avant de me tourner de nouveau vers elle. Je lui adressai un sourire penaud en serrant mes mains l’une dans l’autre pour les empêcher de trembler.
— Excuse-moi, la perte de mon roi et de sa fille m’a beaucoup touchée.
— C’est moi qui suis désolée, bredouilla Gen Lia en s’empourprant de gêne.
Elle semblait vouloir dire quelque chose, mais son embarras l’en empêchait.
— Tu as d’autres interrogations ? murmurai-je gentiment en me penchant vers elle.
Surprise que je l’eusse percée à jour, elle sursauta légèrement puis m’observa d’un air incertain.
— En fait… Il paraît qu’il y a… des… Humains capables de contrôler les éclairs et de faire trembler le sol, à Oneiris.
Amusée par le mélange de crainte et d’envie qui perçait dans la voix de la jeune fille, Soraya esquissa un sourire en coin puis se pencha. Et, sans prévenir, elle bondit de son fauteuil en criant. Effrayée, Gen Lia voulut reculer, oublia qu’elle était agenouillée puis trébucha.
— Tosa ! hurla-t-elle en fondant en larmes.
Une seconde plus tard, l’aubergiste sortit des cuisines, l’air inquiet.
— Gen Lia ? Avrok’mun ?
Tout va bien ?
Honteuse de la mauvaise blague que lui avait joué Soraya, je me levai et m’agenouillai près de Gen Lia, lui tendant une main rassurante.
— Figaz, soufflai-je en avirien d’un ton mortifié. Heyo Soraya jui sale.
Désolée. Soraya voulait te faire une blague.
Les yeux encore écarquillés de peur, Gen Lia mit du temps avant d’accepter mon aide.
— Figaz, marmonna l’Impératrice à son tour en détournant le regard.
Je soupirai discrètement puis observai Gen Lia, qui s’était éloignée de Soraya. Elle semblait soudain bien plus tendue.
— Nous n’allons pas te faire de mal.
— Alors… vous en êtes capables ? s’étonna Gen Lia en ouvrant grand la bouche.
Comme j’hésitais, Soraya s’approcha de la cheminée. Elle adressa un petit hochement de tête à Gen Lia puis tendit les doigts. Avec douceur, quelques flammèches s’étirent vers elle, comme attirées par la peau caramel de la Sudiste. L’adolescente avirienne écarquilla les yeux tandis que l’Impératrice faisait remonter lentement le feu sur son bras, comme un serpent s’enroulant sur sa peau.
— Trel, chuchota Gen Lia en se levant doucement, encore intimidée par les capacités de Soraya.
Elle braqua soudain les yeux sur moi. Je me sentis étrangement dangereuse dans son regard. Elle me toisait comme si j’étais prête à exploser d’un moment à l’autre.
— Et toi ?
Légèrement crispée, j’hésitai pendant quelques secondes. J’avais peur de l’effrayer en faisant surgir l’électricité de mes mains. Néanmoins, tandis que ses yeux à la fois émerveillés et terrifiés me dévisageaient, j’eus soudain une idée.
Avec un petit sourire, je murmurai « ruiz », air, puis fis se soulever quelques mèches de cheveux dans le col de l’adolescente. Elle poussa un petit couinement surpris avant de se retourner.
— C’était toi ? bredouilla-t-elle en passant une main dans son cou.
— Oui, avouai-je avant de tendre les mains devant moi.
Tout doucement, pour ne pas lui faire peur, je commençai à éclairer mes doigts de quelques étincelles bleutées. Le visage de Gen Lia, teinté de bleu, se transforma. Ses lèvres minces s’étirèrent jusqu’à ses oreilles aux lobes pointus, ses yeux se noyèrent d’admiration et ses traits de tirèrent de ravissement.
— Trel, trel… Trel ! s’exclama-t-elle en piétinant sur place.
Incroyable.
Amusée par sa joie soudaine, j’augmentai le flux et l’électricité crépita entre mes doigts jusqu’à former une toile luminescente entre mes mains.
Et les yeux de Gen Lia continuèrent de scintiller toute la soirée.
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