Chapitre 5 - Achalmy
An 500 après le Grand Désastre, 1e mois de l’automne, Terres du Nord.
Un bébé pleurait. Le soleil me brûlait les yeux et le sol humide rendait mon sommeil inconfortable. Je n’arrivais pas à respirer avec le nez. Un goût de sang et de terre ne quittait plus ma bouche. Avec un grognement, je roulai sur le côté et tentai de retourner dans les limbes obscurs. Mais un pilon dans ma tête m’en empêchait. Irrité, je serrai plus fort les deux sabres que je tenais contre moi comme une mère son nouveau-né.
— Toujours pas debout ? railla une voix féminine au-dessus de moi.
— Il arrête pas de se retourner et de grogner, mais il se lève pas, répondit une autre, masculine et désespérée. J’ai essayé de lui faire avaler une tasse de thé contre les maux de tête, mais il l’a transformée en bloc de glace.
— Mars, ne te fatigue pas pour lui, soupira la femme en claquant la langue d’un air dégoûté. Ce petit malin a perdu face à Dalia. Sef a été vengé. Les Losov conservent leur honneur.
— Est-ce que c’était nécessaire de le laisser dormir dehors par ce froid ?
— Froid ? Pauvre Sudiste, l’automne vient juste de commencer. Si c’est un vrai Nordiste, il a connu bien pire.
Il y eut quelques secondes de silence avant que l’homme ne reprît. Son ton était angoissé.
— Je suis vraiment inquiet, je le connais bien, il résiste à la douleur. Mais là… il me fait peur.
— Une gueule de bois, mon cher Mars, ne se guérit pas aussi facilement que tu le crois. Encore moins une défaite.
Le Sudiste me secoua doucement par l’épaule. Je grognai, tentai de me dégager, mais sa paume resta sur mon bras. Finalement, je me retournai dans sa direction, ouvris les yeux et sifflai :
— Laisse-moi dormir, foutu guérisseur.
— Al… soupira Mars en me jetant un regard préoccupé. Nous devons partir, midi est passé.
— Personne nous attend, que je sache, grommelai-je en me redressant péniblement.
Le monde se mit à tanguer autour de moi. J’apposai une main contre le mur dans mon dos pour conserver mes repères puis clignai des yeux. Les traits de Mars et d’Olia étaient flous. Agacé, je me frottai le visage, grattant au passage les croûtes de sang qui s’étaient formées autour de mon nez, puis me laissai aller contre le mur. D’une pensée, je rassemblai de l’eau dans ma paume et bus jusqu’à plus soif.
— Ça va mieux ? s’enquit Mars en se penchant vers moi.
— Pas franchement, maugréai-je avant de zieuter tour à tour le Sudiste et la Nordiste. Alors, vous deux, ça s’est bien passé hier soir ?
Mars rougit brusquement en reculant. Olia m’adressa un sourire carnassier.
— Mieux que tu pourrais jamais imaginer, répondit-elle d’un ton moqueur.
Je lui rendis son regard puis tapotai l’épaule de mon ami.
— Content pour toi, Mars. Sincèrement.
— Achalmy, tu as vraiment affronté la sœur d’Olia en duel ? s’enquit soudainement Mars et je le soupçonnai de changer de conversation pour éviter le sujet de son aventure nocturne.
— Oui et non, répondis-je en baillant avec insistance. J’ai affronté Do… Da… Dalia, mais pas en duel. (Je haussai les épaules avec indifférence.) L’un de nous serait mort autrement.
Il recula, blême, avant de baisser les yeux comme si l’image d’un corps ensanglanté venait de lui apparaître.
— Comment tu t’es retrouvé endormi dans cette ruelle, à moitié en train de t’étouffer avec ton sang, alors ?
Un lourd soupir s’échappa de mes lèvres encore parfumées au fer et à la terre.
— J’ai fait la fête, me contentai-je de répondre en observant le ciel dégagé.
C’était un temps idéal pour voyager. Avec un nouveau grognement, je me levai, époussetai mes vêtements, récupérai mes sabres pour les ranger puis fis quelques pas pour me dégourdir les jambes. Bras levés au ciel dans un dernier étirement, je lançai par-dessus mon épaule :
— On y va, Mars.
Comme je me retournais, je trouvai mon ami enlacé par les bras fins d’Olia. Leurs lèvres finirent par se séparer et Mars observa la jeune femme comme s’il s’agissait d’une déesse.
— À bientôt, mon cher Sudiste, souffla-t-elle en reculant, l’air charmeur. N’oublie pas de passer me voir à votre retour.
Et, sans un geste ou un mot pour moi – ce dont je ne me formalisai pas – elle fit demi-tour, ses cheveux châtain caramel dansant sur sa nuque et ses épaules. C’était un joli brin de femme, avec un caractère appréciable et un talent pour le combat sûrement remarquable. En d’autres circonstances, sans Alice et Mars, il y aurait peut-être eu quelque chose entre elle et moi. Mais, dès le début, elle n’avait eu d’yeux que pour mon ami, pour sa peau bronzée et ses iris mordorés.
Quant à moi, j’étais incapable de désirer une femme sans me sentir coupable depuis qu’Alice avait simplement dormi entre mes bras. Elle était partie avec des promesses non soufflées, mais qui me taraudaient dès que je laissais mon esprit divaguer. Tant que la petite reine et moi n’aurions pas clairement exprimé nos volontés, je ne pourrais pas partager la couche d’une autre. Elle avait accepté mes paroles, lorsque j’avais affirmé que c’était impossible entre nous. Pourtant, même si elle avait hoché la tête, ses yeux indigo m’avaient hurlé le contraire. Sa raison l’incitait à s’éloigner de moi, de l’instabilité et de la honte que je pourrais lui apporter. Son cœur criait que je la prisse dans mes bras pour lui offrir l’amour dont elle manquait tant.
Alors que Mars et moi sortions du village, bien décidés à reprendre notre route, je laissai mon souffle former une buée devant mon visage. Un sourire dépité m’étira les lèvres. J’étais idiotement tombé amoureux pour la première fois de ma vie.
Le lendemain, traversant les plaines légèrement vallonnées des Terres du Nord, nous commençâmes à rencontrer de jeunes Nordistes. Ils avaient pour la plupart l’air d’avoir croisé Lefk en personne sur le chemin. Leurs vêtements de cuir et de fourrure étaient usés, parfois déchirés ou rapiécés, et leur peau abîmée par l’exposition au soleil et à l’air froid des montagnes. Certains marchaient voûtés, les yeux agonisant de désespoir et de honte. Ils avaient échoué. D’autres, bien qu’épuisés, voire blessés, criaient en bondissant dans les premières chutes de neige, brandissaient poings et armes vers le ciel pour montrer à tous leur réussite. Leurs Saphirs des Glace luisaient de l’éclat bleuté de la glace dans les rayons du soleil.
Tous revenaient de la Maturité après trois à six mois d’aventure.
Mars les observait dans un silence inquiet. Les gelures, entailles ou fractures que certains jeunes arboraient l’angoissaient secrètement pour moi. Ces Nordistes revenaient tard ; la Maturité commençait pendant le printemps, se poursuivait à l’été et finissait au milieu de l’automne. D’autres Nordistes devaient déjà être de retour auprès de leur clan, brandissant fièrement leur Saphir des Glaces pour clamer leur passage à l’âge adulte. Si l’on échouait à atteindre les grottes montagnardes qui fabriquaient les pierres précieuses, ou si l’on n’en trouvait pas, il valait mieux attendre l’automne avant de revenir. Se présenter défait à sa famille et à ses amis sans avoir poussé ses recherches jusqu’aux premières chute de neige sur les plaines était méprisable. Non seulement nous ne serions pas dignes d’être considérés comme des adultes, mais nous apporterions aussi le déshonneur sur notre clan.
Certains jeunes préféraient se laisser mourir de froid dans les grottes montagnardes plutôt que d’affronter la déception et le courroux de leur clan. Je ne comptais pas faire partie de ces malheureux.
La bienveillance de Mars finit par prendre le dessus. Le soleil n’allait pas tarder à disparaître derrière les monts lointains lorsqu’une silhouette s’effondra devant nous. Je plissai les yeux pour distinguer le corps entre les herbes sauvages qui l’entouraient, mais Mars me devança en bondissant dans sa direction. Je ne fus pas assez rapide pour le retenir et me mis à courir derrière lui, paume sur le manche de Kan.
— Mars ! sifflai-je entre mes dents, à la fois inquiet et en colère.
La silhouette évanouie pouvait être aussi bien un jeune à bout de forces qu’un Nordiste peu honorable prêt à nous faire la peau pour nos armes et nos bourses. Il y avait ce genre d’individus sur mes Terres. Des exilés, des rejetés, des ratés, des Nordistes sans Maturité.
— Mars, bon sang, grognai-je en l’attrapant par la manche avant qu’il ne se jetât à genoux contre l’épaule du prétendu blessé.
Toujours méfiant, je dégainai Kan puis m’engageai vers la silhouette. C’était un jeune homme, vêtu pour une expédition en montagne, une grande dague dans un fourreau pendu contre sa cuisse et un sac de voyage en travers du dos. Je poussai son bras de la pointe du pied.
— Conscient, Chasseur ? lançai-je d’une voix forte et brusque.
La silhouette remua en gémissant. Comme je ne faisais pas mine de bouger, Mars me jeta un regard suppliant. On aurait dit qu’il brûlait de l’intérieur.
Quel humour, songeai-je, satisfait de moi-même, avant de m’accroupir près de la tête de l’inconnu.
— Ton nom ?
— Dwell. Dwell des Tyr.
Je haussai les sourcils. Les Tyr ? Un grand clan, aussi connu que les Valkov ou les Dillys. Le Maître d’Armes Riktil, que j’avais côtoyé quelques mois après mon combat contre le comte Wessex Bastelborn, en faisait partie. Le jeune homme remonta quelques peu dans mon estime, même si appartenir à clan connu ne faisait pas de nous un grand Nordiste.
— Tu reviens de la Maturité ? m’enquis-je en l’inspectant plus profondément du regard pour m’assurer qu’il ne cachait rien de particulier.
— Oui. Mais… (Sa voix se mit à trembler alors qu’il se redressait péniblement sur les coudes.) J’ai raté. J’ai échoué. J’ai pas réussi à ramener un Saphir…
Ses cheveux noirs étaient tressés sur sa nuque. Il était pâle, mais le soleil avait rougi son nez et ses pommettes. Il darda une paire d’yeux gris-vert dans ma direction.
— Les Tyr vont me chasser, ils tolèrent pas les perdants.
Conscient qu’il avait raison, je pinçai les lèvres puis lui indiquai Mars d’un mouvement de tête.
— Mon ami est guérisseur. À défaut de guérir ton honneur, il peut soigner tes blessures. (Alors qu’il ouvrait la bouche pour nous remercier, je le devançai :) Ce sera pas gratuit.
Indigné, Mars me foudroya du regard, mais je l’ignorai. Nous avions du temps, ce n’était pas si grave que ça si le Chasseur nous retardait. En revanche, Mars allait utiliser des bandages et des onguents de nos réserves.
— Tu as de l’argent ? embrayai-je aussitôt, conscient qu’après plusieurs mois sans travailler, ma bourse n’était pas si pleine.
— Très peu, avoua le jeune homme en se redressant en position assise. J’avais pas besoin d’argent pour mon expédition, alors j’ai pris quelques pièces au cas où, mais c’est tout.
— Combien ?
— Quinze pièces de cuivre.
Je grimaçai : effectivement, c’était risible… De quoi se payer deux nuitées dans une auberge et quelques repas. Tant pis, je devais faire avec, c’était toujours mieux que rien.
— Tu ne vas pas nous donner tout ce que tu as, le rassura Mars en s’accroupissant près de lui. Dix pièces de cuivre suffiront. Dis-moi où tu es blessé.
Ce fut à mon tour de lancer un regard noir à l’Occidento-Sudiste, mais il l’évita habilement en se penchant vers l’épaule droite du Chasseur. Je remarquai seulement que son bras était drôlement figé. Fracturé ?
— Je me suis déboîté l’épaule en chutant d’un sentier, nous apprit Dwell en grimaçant alors que Mars tâtait sa clavicule et son bras. Je l’ai porté en écharpe, mais le morceau de tissu n’a pas tenu longtemps et j’ai préféré garder ce qui me restait de vêtements pour avoir chaud.
Concentré, Mars hocha vaguement la tête, yeux mi-clos puis se redressa.
— Tu as d’autres blessures ?
— Je me demande si certains de mes orteils n’ont pas des gelures. Une de mes molaires me fait un mal de chien. Et j’ai un mal de nuque affreux quand je me penche en avant.
Lorsque mon ami fit enlever ses chaussures et ses chaussettes au Chasseur, révélant quelques orteils noircis, je décidai de m’éloigner. C’était le travail de Mars.
À une vingtaine de mètres de Mars et de son patient, assis sur une roche, j’observais les horizons. Des forêts éparses se dispersaient çà et là dans la plaine, où quelques minces cours d’eau dévalaient les vallées jusqu’aux Collines de Minosth ou la Mer gelée. La terre était encore sèche de l’été, mais ne tarderait pas à s’humidifier et à se nourrir des premières neiges. Quelques flocons avaient déjà commencé à tomber, mais rien de sérieux pour tenir plus d’une heure. Un élan marchait paresseusement à deux cents mètres de moi. Quelques rapaces volaient bas dans le ciel, ayant repéré une carcasse non loin. J’espérais qu’elle était animale.
Lorsque le soleil se décida à glisser derrière les sommets de nos montagnes, je fus incapable de distinguer correctement les horizons autour de nous et de repérer d’éventuels jeunes de retour de la Maturité. Ennuyé, je rejoignis Mars et Dwell. Celui-ci reposait contre le tronc d’un arbre, le bras gauche en écharpe et le pied droit bandé. Les bandages venaient de nos réserves. Je maugréai mentalement contre la dépense faite pour un inconnu et me laissai choir près d’eux. Mars avait sorti quelques lanières de viande séchée et les partageait avec le jeune Tyr en échange de baies qu’il avait rassemblées dans un tissu. Je les rejoignis pour le repas, mais restai silencieux.
— Tu es de quel clan ? finit par souffler Dwell en me jetant un coup d’œil.
J’avais remarqué qu’il ne cessait de me zieuter depuis le début du dîner. J’avais préféré me concentrer sur les couleurs du ciel éclairé par la lune montante et ainsi éviter les questions. Mais notre repas était à présent terminé et nous avions tout le temps de discuter avant la nuit. Pauvre de moi.
— Je suis d’aucun clan, répondis-je franchement en caressant les tissus tressés du manche d’Eon. Mes parents m’ont élevé en dehors des leurs.
Un masque de déception étira brièvement ses traits. Il haussa les épaules, grimaça aussitôt de son geste en se tenant le bras droit, puis releva le nez vers moi.
— T’as pas accompli ta Maturité. Quand est-ce que tu auras dix-neuf ans ?
— Cet hiver, répondis-je, sans pour autant préciser que mon voyage pour la Maturité avait déjà commencé. T’as donc décidé d’abandonner ?
Il parut dérouté par mon ton sec. La colère accentua le rouge de ses joues lorsqu’il reprit la parole d’une voix blessée :
— J’ai tout fait pour y arriver. Mais les trois grottes que j’ai parcourues étaient vides quand j’y suis arrivé.
— C’est que t’es arrivé trop tard, me contentai-je de déclarer d’un ton agacé. Fallait y parvenir avant les autres.
Le Chasseur me toisa de nouveau d’un air mauvais. Je me fichais parfaitement de le mettre en rogne ; j’avais raison et il le savait. Tant pis pour lui s’il avait préféré abandonner ses recherches pour rentrer chez lui. Il devait maintenant en faire les frais.
— J’aimerais t’y voir, railla-t-il soudain en me toisant avec mépris. C’est facile de parler lorsqu’on fait rien.
Mon poing se serra sur le manche d’Eon sous le coup de la colère. Le sabre vibra légèrement entre mes doigts alors que le sang me montait à la tête.
Respire.
— Je ramènerai un Saphir des Glaces, rétorquai-je d’une voix glacée. Pas n’importe lequel. Un Saphir du Mont Valkovjen.
Le jeune homme me dévisagea un instant avant d’éclater de rire. Il grimaça à cause de ses diverses blessures, se redressa puis m’observa entre ses yeux plissés.
— Tu t’imagines que les Valkov vont te laisser approcher ? J’ai croisé des Chasseurs en cours de route qui étaient obligés d’abandonner, car des Valkov les avaient méchamment blessés.
— Je me défendrai, me contentai-je de répliquer d’un ton ennuyé.
— Tu te vantes beaucoup, mais j’ai hâte de t’y voir.
— Et toi, tu blablates pas mal pour un soi-disant Chasseur. Oublie pas ce que tu es : un perdant.
Alors que le jeune homme agrippait sa dague dans un élan de colère, Mars s’interposa entre nous, faisant naître des flammèches au bout de ses doigts.
— Ça suffit, tous les deux ! s’exclama-t-il d’un ton indigné. Al, bon sang, il est déjà blessé, pas la peine de retourner le couteau dans la plaie.
Je fis claquer ma langue de dédain, agrippai le poignet de Mars pour éteindre ses flammes avec un petit courant d’eau, puis me levai. Il m’observa sans rien dire, l’air à la fois déçu et effaré.
Irrité, je m’éloignai de quelques mètres et dressai mon couchage. Quelle bonne idée de soigner les Chasseurs égarés !
Foutu guérisseur.
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