Chapitre 11 - Achalmy
An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’automne, Mont Valkovjen, Terres du Nord.
Venues du flanc rocheux qui occupait le nord du village, des brumes louvoyaient entre les bâtisses encore endormies, les clôtures délimitant les champs et les ruelles silencieuses. Les festivités de la veille avaient laissé leurs marques au sein du bourg : tas de bois encore fumants sur la place centrale, tables croulant sous la nourriture à moitié consommée, chaises renversées et chopes brisées au sol. Si les Valkov se permettaient un tel comportement, c’était qu’ils ne craignaient pas le manque de vivres ou de matériel.
Alors que le ciel pâlissait faiblement à l’est, je me dirigeai vers l’ouest du hameau, là où j’avais aperçu les champs et les vergers en arrivant la veille. Les maisons se raréfièrent au profit des fermes et des cabanes d’entretien. Des troupeaux de moutons et quelques vaches paissaient dans deux enclos séparés. À l’odeur, il devait y avoir des porcs dans la petite bâtisse que je dépassai en me rendant vers les cultures.
Je m’étais éveillé avant l’aube, agacé par Mars qui ne cessait de tirer la couverture à lui. On nous avait logés dans la chambre vide de la seule auberge du village – les Valkov tenant l’emplacement de leur foyer secret, ils ne recevaient presque jamais de visiteurs. L’esclandre qui avait eu lieu hier soir avait fini de me polluer l’esprit et, bougon, je m’étais tiré du lit. Que se passait-il au sein de ce clan ? Des dissensions à propos d’héritage, d’après ce que j’avais compris. Shir avait mentionné un conseil… qui devait se réunir dans quelques heures.
Lassé par la vue des champs, je tournai les talons, tripotai inconsciemment le manche de Kan à ma hanche gauche. Même si j’étais un invité du clan, je ne leur faisais pas encore assez confiance pour me balader sans mes armes – sans compter que Silja et Ljorn m’avaient tous deux ouvertement menacé.
Il devait y avoir une centaine d’habitants dans le village. Ils ne s’étaient pas tous présentés la veille au soir, car certains devaient être trop occupés, malades ou indifférents pour faire le déplacement. Tout en frottant mes mains l’une contre l’autre pour les réchauffer dans la brise glacée qui glissait sournoisement entre les maisons, je remontai le village vers le nord. Là-bas, les habitations y étaient plus importantes. Non pas en taille, mais en prestance. Moulures en bois doré, petite terrasse, colonnades taillées pour soutenir les toits, cadres des portes et des fenêtres peints… Je soupçonnai les familles imminentes et les membres du conseil de loger ici.
Dans la pénombre du jour naissant, je faillis manquer la silhouette qui se déplaçait furtivement de maison en maison. Plissant les yeux, je me figeai à l’angle d’une bâtisse pour mieux l’observer. Une femme, d’après la carrure qui se cachait sous une pélerine sombre descendant jusqu’aux coudes. L’inconnue avait le fourreau d’une petite épée à la hanche. Après un coup d’œil par-dessus son épaule, elle traversa la rue devant moi d’un pas rapide, mais léger, et fila derrière la maison que j’observais. Intrigué, je n’hésitai pas longtemps à me lancer sur sa trace.
Je m’arrêtai juste à temps tandis que la femme tournait à un croisement pour prendre sur la droite. Main sur le manche de mon sabre, prêt à dégainer au moindre signe suspect, je la suivis tout en prenant garde de rester à distance respectueuse. L’inconnue s’arrêta brusquement une vingtaine de mètres plus loin, en plein milieu de la rue. Je me jetai dans une impasse adjacente, le cœur battant. M’avait-elle repéré ?
Une porte grinça, un tissu se froissa. Sourcils froncés, je tendis l’oreille : aucun bruit ne venait vers moi. Avec précaution, j’effectuai quelques petits pas sur le côté, me collai au mur puis jetai un coup d’œil dans la rue. La femme avait disparu. Je me retins à temps de jurer à voix haute. Il y eut de nouveau un froissement de tissu puis un grognement dans l’air. Étonné, j’avançai prudemment en rasant les murs des habitations. Alors seulement je vis la silhouette penchée près du porche d’une maison qui fermait le chemin. Tout en me glissant de nouveau dans l’obscurité d’une ruelle, je toisai plus longuement cette dernière. Ce n’était pas la femme que j’avais suivie.
— Bordel, ça fait du bien, gronda une voix masculine alors qu’un bruit caractéristique d’écoulement liquide emplissait l’air glacé.
Dépité, je secouai la tête en souriant. Juste un gars sorti vider sa vessie sûrement gonflée de bière de la veille.
Et la femme ?
J’observai les alentours à sa recherche, mais il y avait tellement de zones d’ombre, de cachettes, d’impasses entre les habitations… Bon sang, j’étais trop intrigué pour abandonner maintenant.
Avec un claquement de langue agacé, je sortis de ma ruelle puis me figeai. La femme était de retour. Plantée devant l’homme qui remontait maladroitement son pantalon. Stupéfait par ce qui se déroulait devant mes yeux, je me rangeai de nouveau à l’angle de la maison et contemplai la scène. La silhouette féminine dégaina son épée dans un chuintement discret.
— Sil…
L’homme connaissait visiblement son interlocuteur. Il poussa un cri étranglé lorsqu’elle se jeta sur lui. Un pic de glace soudainement dressé devant l’inconnu lui sauva la vie. La femme jura, bondit en arrière lorsqu’une nouvelle stalagmite jaillit du sol puis reprit sa position.
— Silja, gronda l’homme en s’avançant. Il est un peu tôt pour le conseil… Papa a dit qu’on se réunissait dans quelques heures.
— On ne va pas au conseil, Jukaïs.
La voix de ma tante était aussi viciée et gelée que le courant qui sifflait entre les maisons. La capuche de sa pélerine glissa sur ses épaules lorsqu’elle se jeta vers son adversaire. Le dénommé Jukaïs jura, se déporta sur le côté puis recula. Il devait sortir de son lit : il n’était pas armé, portait des pantoufles de fourrure et des vêtements débraillés.
— Jukaïs, je tiens pas à te blesser. Contrairement à ton père, je prends pas plaisir à attaquer mes neveux.
Ah bon ?
— Dis-moi où se trouve Maëva. Dis-moi et je m’en irai. C’est aussi simple que ça.
Celui qui était vraisemblablement mon cousin lâcha un rire désabusé et repoussa ses longues mèches brunes en arrière. Il était aussi élancé que son père, mais un peu moins costaud. À cette distance, j’étais incapable d’estimer son âge, mais nous ne devions pas avoir beaucoup d’écart.
— Je sais pas où est Maë, répondit-il d’un ton las en levant des bras impuissants. Je veux pas me mêler de vos histoires, à papa et toi.
Il n’eut qu’à peine le temps de cligner des yeux lorsque ma tante fendit sur lui avec son épée. D’un geste maîtrisé, elle arrêta le fil de sa lame à quelques centimètres de la gorge de son neveu. Excellente archère, mais aussi bonne épéiste il fallait croire.
— Jukaïs, ne joue pas aux idiots naïfs, je sais que tu l’es pas. Maëva et toi êtes au cœur du conflit qui agite le clan. Je sais parfaitement que tu agis en connivence avec ton père ; il peut pas en être autrement. Alors… (Jukaïs dut reculer jusqu’à cogner le mur de sa maison lorsque Silja le menaça de son épée.) Où est ma fille ?
J’étais trop loin pour déchiffrer leurs expressions ou la subtilité de leur posture. Mais Jukaïs ne fit pas mine de bouger, toisa notre tante en silence. Puis, tout en repoussant brutalement Silja par les épaules, il se mit à hurler. Ce fut d’abord un pur cri guttural, rapidement suivi de paroles déformées de peur :
— Papa ! Silja est là ! PAPA !
Avec une exclamation furieuse, Silja se jeta sur lui tandis que Jukaïs tambourinait contre la porte de chez lui. Je grimaçai par réflexe lorsque je perçus le bruit mat que provoqua le manche de l’épée de ma tante sur le crâne de mon cousin. Elle repoussa le jeune homme sonné d’un coup de pied entre les côtes puis, impitoyablement, planta son arme dans le bras étendu de son adversaire. Réveillé par la douleur, Jukaïs hurla de nouveau.
Cette fois-ci, la porte s’ouvrit brutalement et Ljorn apparut, les yeux exorbités, la mâchoire si serrée que son visage en était déformé. Tout aussi débraillé que son fils, il avait néanmoins pris le soin de s’armer.
— Bonjour, Ljorn, lança calmement ma tante en enjambant le corps de Jukaïs pour se tenir derrière lui, en position de force. N’approche pas, ou je blesse sérieusement ton fils.
— Parce qu’il est pas suffisamment blessé ? siffla l’homme d’une voix outragée. Silja, tu dépasses tes droits !
— Je peux sectionner les nerfs de son bras pour qu’il puisse plus jamais s’en servir, répliqua ma tante d’un ton acerbe.
Mon cœur martelait ma poitrine tandis que j’observais l’affrontement entre frère et sœur. Que faire ? Ce conflit ne me concernait pas. Mais c’étaient les membres de ma famille qui s’entredéchiraient sous mes yeux. Mon cousin et ma cousine qui étaient utilisés comme otages par leurs parents dans une dispute qui les dépassait sûrement.
Indécis, je jurai tout bas, main crispée sur le manche de Kan. Je ne connaissais pas la puissance de Ljorn et Silja n’avait pas à rougir de ses capacités. Même si je me lançais dans la confrontation pour les séparer, pourrais-je au moins y arriver ?
— Ljorn, je te propose quelque chose de simple : ma fille contre ton fils. Point.
La voix maîtrisée de Silja arracha un rictus haineux à son frère. Ce dernier ne bougea pourtant pas tout de suite, son regard passant de son adversaire à son fils mal en point. Jukaïs émit un geignement sourd quand Silja retira brusquement son épée de son bras pour la pointer vers son flanc.
— Que dirais-tu que je lui passe une lame entre les côtes, en dessous des poumons ?
Un craquement sourd perça le silence froid du village quand Ljorn abattit sauvagement son poing contre le chambranle de la porte sous laquelle il se trouvait. Sa colère en était devenue palpable : des vagues de puissante brute déferlaient dans l’air jusqu’à moi. Les deux Chasseurs se toisèrent encore quelques instants avant que Silja ne levât de nouveau son arme.
— Attends ! cria aussitôt Ljorn en tendant le bras. Je… nous pouvons trouver un compromis.
— Ton fils contre ma fille, voilà le compromis, le railla Silja d’un ton méprisant.
Comme Ljorn ne bougeait toujours pas, le corps aussi raide que la lame pointée à quelques centimètres de son fils, la cheffe de clan lâcha un rire désabusé.
— À moins que tu aies assassiné Maëva. Dans ce cas-là, dis adieu à ton fils.
Elle fit glisser la pointe de son épée tout près de la joue de Jukaïs pour appuyer ses propos.
— Non, assura aussitôt son frère d’une voix lasse. Je vais chercher Maëva. Mais si tu blesses Jukaïs entre temps…
— Je le toucherai pas.
Méfiant, Ljorn recula lentement à l’intérieur de la maison avant de faire demi-tour. Disparu dans l’obscurité d’un foyer tiré de force du sommeil, le Chasseur revint une demi-minute plus tard, tirant par le bras une jeune fille un peu plus jeune que moi. Ses cheveux noirs à longueur d’oreille étaient ébouriffés, son teint exsangue et sa bouche entravée d’un bâillon. Ses sourcils s’arquèrent lorsqu’elle reconnut sa mère, mais ses faibles mouvements de rébellion ne firent pas ciller Ljorn.
— Tu n’as donc aucun honneur ? souffla Silja en secouant la tête.
Sa voix résonnait d’une douleur et d’une déception sincères. Le frère et la sœur pouvaient mal s’entendre, mais c’était autrement plus grave lorsque l’un d’eux s’en prenait à la famille de l’autre.
— Où est l’honneur lorsqu’on vit dans un clan dirigé par une tyran ? rétorqua abruptement Ljorn en découvrant ses dents d’un rictus furieux.
— À quoi sert le conseil, si ce n’est à contrebalancer mes pouvoirs ? siffla en retour Silja d’un ton exaspéré.
— Nous pourrions parler de responsabilités partagées si seulement tu nous écoutais ! Tu as beau la détester pour ce qu’elle a fait, tu te comportes exactement comme Nikja ! En égoïste, qui en fait qu’à sa tête et agit selon ses propres directives.
La remarqua me blessa peut-être autant que ma tante. Celle-ci se laissa quelques secondes de répit pour maîtriser ses nerfs – elle aussi émanait de puissance retenue – avant de répondre :
— Contrairement à elle, je n’ai pas fui mes responsabilités. Je dirige le clan seule depuis presque vingt ans, Ljorn. Je pense avoir acquis assez d’expérience pour savoir ce qui est bon ou moins bon.
Un air dépité traversa le visage agacé de mon oncle. Tout en obligeant Maëva à s’agenouiller devant lui, baladant lui aussi sa lame à quelques centimètres du cou de la jeune fille, il fit un pas en avant et susurra :
— Et tu nous mènes droit au mur, Silja. C’est vrai, passé un temps, notre gouvernance actuelle fonctionnait. Quand Nikja et toi dirigiez conjointement, nous étions plus sereins. Quand l’une était en chasse, l’autre écoutait les besoins des villageois. Quand l’une partait guerroyer avec le clan voisin pour s’assurer nos positions, l’autre assurait la sécurité du clan. Mais aujourd’hui ? Tu as refusé, après la mort de Nikja, de gouverner avec autrui. Le conseil a pas insisté et ça a été une grossière erreur. Tu possèdes trop de pouvoirs et nous arrivons plus à te contrôler, Silja. Tu chasses excessivement les visiteurs du Mont Valkovjen, tu ignores les troubles de Shir, tu…
— Tu sais bien que ce n’est pas ma faute ! siffla ma tante avec hargne. Shir perçoit des choses étranges depuis quelques temps, il est vrai, mais que veux-tu que j’y fasse ? C’est un demi-divin, sa perception de la vie est différente de la nôtre. Et tu mens en affirmant que j’ai ignoré ses troubles… c’est bien à cause de ça que j’ai interdit l’accès au Mont !
Un courant tendu voguait entre les deux Nordistes. Je commençais à mieux cerner la situation, à saisir les enjeux de gouvernance qui pesaient sur un clan dont les traditions semblaient s’effondrer. Ma mère et ma tante avaient autrefois dirigé conjointement le clan Valkov, secondées par un conseil – sûrement constitué d’élus du village – pour contrebalancer leurs pouvoirs. Mais aujourd’hui Silja décidait seule de nombreuses questions et les Valkov semblaient s’en être lassés.
— Tu sais que tu seras condamné pour tes agissements ? lança Silja d’un ton rauque en levant son épée pour la pointer vers son frère. Tu as franchi une limite impardonnable en enlevant ma fille.
— J’espérais te raisonner, marmonna Ljorn en saisissant Maëva par l’épaule. Cette gamine a pas l’étoffe d’une cheffe de clan. Si encore elle était une véritable Chasseuse, passerait… Mais elle combat mal, elle maîtrise que la glace… et tu voudrais en faire ton héritière ?
— Ce sont les traditions de notre clan, répliqua ma tante d’un ton qui présageait qu’ils avaient déjà eu cette conversation des dizaines de fois.
— Et il est temps de les changer, assura Ljorn en agrippant le bras de sa nièce pour la relever.
Tout en se toisant nerveusement, le frère et la sœur entreprirent de s’approcher l’un et l’autre, leur otage placé devant eux pour se protéger. Tendu, je me penchai en avant, délogeai Kan de son fourreau sur quelques centimètres et observai. De Silja, je ne voyais que le dos, mais son port de tête était toujours aussi fier. Un peu raide, même. Son bras armé était en position de frappe plutôt que de garde. Quant à Ljorn, ses épaules légèrement en avant trahissaient son envie fébrile de sauter à la gorge de sa sœur.
Bientôt, Jukaïs et Maëva furent presque à la même hauteur. Je me concentrai, analysai mon environnement, éprouvai un élan de satisfaction en percevant les éléments aqueux des alentours vibrer à mon appel discret, puis fis un pas dans la rue. Silja devait me cacher, car Ljorn garda les yeux rivés sur sa sœur, la mâchoire crispée, sa main fermement enroulée autour du bras de sa nièce. Maëva observait son cousin plutôt que sa mère. D’un air désolé.
— Lâchons-les, proposa Silja en retirant lentement sa main de l’épaule de Jukaïs. Laissons-les venir à nous. Puis chacun fait demi-tour sans un regard en arrière.
D’un hochement de tête tendu, Ljorn acquiesça. Ils étaient tous les deux bons menteurs. Mais leurs muscles raidis et les pulsations d’énergie qu’ils émettaient les trahissaient malgré tout.
— Viens, Maë, souffla gentiment Silja en tendant le bras vers sa fille.
Celle-ci accéléra soudainement le pas pour rejoindre sa mère et se laissa étreindre brièvement. Ljorn serra l’épaule de son fils puis, le repoussant en arrière d’une main puissante, se rua vers sa sœur. La cheffe de clan para aussitôt son coup puis lui asséna un brusque coup de pied dans le genou. Le Nordiste gronda, s’affaissa, mais parvint à maintenir sa garde. Les lames ricochant emplirent la rue de leur bruit métallique tandis que Maëva reculait en rampant à moitié, ses mains liées dans son dos l’empêchant de se redresser correctement.
— Si tu me tues, Silja, ils t’exileront du clan ! cracha Ljorn en projetant un filet d’eau à haute pression vers le visage de sa sœur.
Celle-ci esquiva de peu, sacrifiant quelques mèches de cheveux noirs au passage. Elle repartit à la charge en lançant sa lame en arc ascendant, forçant sur la garde de son frère. Deux pics jaillirent dans le dos de ce dernier, prêts à le transpercer tandis que Silja l’assaillait par devant.
— Papa !
Jukaïs tendit son bras valide vers les stalagmites et plissa le visage dans son élan de concentration. Il dut parvenir à freiner la glace, car son père se déporta sur le côté avant d’être blessé et frappa sa sœur au flanc d’un coup de pied retourné. Silja expira brutalement, brandit son épée pour repousser une attaque d’estoc et rassembla autour d’elle plusieurs bulles d’eau. L’une d’elle fusa vers Jukaïs, prenant de court père et fils. Le jeune Chasseur n’eut pas le temps d’esquiver : le jet puissant lui perça l’épaule en le projetant contre le mur de la maison. Furieux, Ljorn poussa un cri rauque et traça une longue estafilade sur le coude de sa sœur. Jurant entre ses dents, Silja le maintint à distance à l’aide de ses bulles d’eau restantes puis pressa les doigts sur sa blessure pour en évaluer la gravité.
Jukaïs était adossé au mur de sa maison, une main sur son épaule en sang. Je priai pour lui que l’eau n’eût percé que la chair et les muscles et que sa clavicule fût encore en un seul morceau.
— Espèce de chien, gronda la cheffe de clan en se redressant, sa main fermement enroulée sur le manche de son épée malgré la coupure à son bras.
Le visage toujours rouge de rage, Ljorn l’insulta tout bas, se débarrassa de la dernière bulle d’eau et fit un mouvement du poignet. Une fine lame de glace fusa vers Silja depuis le flanc rocheux qui s’étendait de l’autre côté de la rue. Alors que la Nordiste l’esquivait habilement, d’autres apparurent aussitôt.
Impressionné par le combat à forces égales – car aucun des deux n’avait pris le dessus pour l’instant – je remarquai trop tard la pointe de glace mal contrôlée qui fonçait vers Maëva. Mon sang brûla dans mes veines lorsque je bondis en avant, main tendue pour prendre le contrôle du projectile glacé, mais je n’y parvins pas à temps. Ma cousine lâcha un couinement de surprise lorsque le pic lui traversa la poitrine. Incapable de me retenir, je hurlai lorsqu’elle s’effondra face contre terre.
— MAËVA.
Le cri de Silja, terreur et douleur mélangées, couvrit le mien. Sans plus se soucier de son frère, elle se précipita vers sa fille et plongea à genoux auprès d’elle. Loin de se laisser attendrir, Ljorn en profita pour s’approcher d’elles épée brandie.
— Non ! lançai-je à mon oncle alors qu’il abaissait vivement son arme sur le dos de sa sœur.
Je parvins in extremis à repousser son attaque en dressant une fine couche de glace sur la trajectoire de sa lame. Cette dernière ripa, se déporta sur le côté et déséquilibra Ljorn le temps de précieuses secondes. Suffisamment pour que Silja reprît contenance et se relevât, froidement résignée à reprendre le combat.
C’était définitif, ils allaient s’entretuer.
Tandis que la cheffe de clan repartait à l’assaut de son adversaire, visiblement bien décidée à lui arracher son dernier souffle, je me glissai près de Maëva. La jeune fille avait les lèvres et les paupières bleuies par le froid, une gouttelette de sang au coin de la bouche. Concentré, méticuleux, j’apposai ma paume sur le pic qui transperçait sa poitrine, fis disparaître les extrémités tout en laissant la partie gelée à l’intérieur pour éviter l’hémorragie et la suppuration des chairs meurtries. J’apposai une fine couche de givre aux abords de la blessure pour être certain de la contenir le temps de trouver un guérisseur puis je passai mon bras dans le dos de Maëva. Elle geignit, plissa le visage dans un rictus de douleur, mais se laissa faire. Cahin-caha, je me déplaçai jusqu’à Jukaïs, toujours misérablement adossé au mur, tête baissée sur la poitrine et visage caché par ses longues mèches brunes. Lui aussi saignait plutôt abondamment. Je répétai la même manœuvre sur sa plaie ouverte pour limiter la perte de sang et agrippai son poignet pour le passer autour de mon propre cou.
Ils pesaient lourds.
— Où tu vas, bâtard ? susurra Silja dans mon dos.
Je grimaçai en me dévissant le cou. Avec mes cousins avachis dans les bras, je n’étais pas en mesure de me défendre. Heureusement pour moi, la cheffe de clan était trop occupée à repousser son frère pour se jeter immédiatement sur moi.
— Je les emmène en sécurité ! répondis-je d’un ton féroce, irrité que Jukaïs et Maëva eussent été impliqués dans un conflit dont se souciaient essentiellement leurs parents.
Je ne leur laissai pas le temps de me retenir plus longtemps et m’avançai vers une ruelle adjacente, peinant sous le poids combiné de mes cousins. Maëva n’était pas très lourde, mais elle se reposait entièrement sur moi, trop faible pour marcher correctement. Quant à Jukaïs… il devait être bon vivant et profiter de la nourriture comme de la boisson autant qu’il le pouvait. Autant dire que le traîner à moitié n’était pas une mince affaire.
— Par les Dieux, grondai-je à voix basse en rehaussant Jukaïs contre mon épaule de peur de le faire tomber.
Il nous fallut une éternité pour rejoindre la place centrale du village. Les premières lueurs de l’aube nimbaient les lieux d’une clarté opaque, ramenant les couleurs et la tiédeur du printemps. Maëva gémissait de temps à autre, mais sa respiration se faisait erratique. Jukaïs s’affaissa alors que j’approchais d’une chaise encore debout. Je jurai, lui agrippai la manche avant qu’il ne s’étalât, puis le hissai de force sur le tabouret. Il grogna, se recroquevilla puis ne bougea plus.
— Un guérisseur ! criai-je alors d’une voix forte en dévisageant les quelques villageois matinaux qui sortaient de chez eux. Un guérisseur s’il vous plaît !
D’un ample mouvement du bras, je débarrassai une table de quelques couverts et de restes de la veille, puis y allongeai Maëva avec précaution. Je me souciai plus pour elle. Le pic de glace lui avait sûrement perforé un poumon.
— Il y a des blessés ?
Une quarantenaire accourait vers moi. Supposant qu’il s’agissait d’une femme qui avait entendu mes suppliques et était en mesure de les satisfaire, je me mis aussitôt à lui expliquer la situation. Elle m’écouta gravement en fouinant dans la pochette accrochée à sa ceinture et se mit sans tarder au travail.
J’avais fait ma part du boulot… le reste ne dépendait plus de moi.
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