Chapitre 16 - Alice
An 500 après le Grand Désastre, 1e mois de l’hiver, Château du Crépuscule, Terres de l’Ouest.
Trois âtres aussi larges qu’un homme chauffaient la Gran’Salle. Comme pour le reste du château, ma mère avait fait installer des pots de fleurs vivaces et d’arbustes à intervalles réguliers. J’avais toujours connu la pièce des doléances comme un endroit froid et inhospitalier. L’estrade des trônes surplombait le reste des lieux à l’aide de trois marches taillées dans une pierre d’un blanc vaporeux. Les sièges royaux étant eux-mêmes façonnés dans un bois sombre, la Gran’Salle avait été pendant des années un monochrome de gris et blanc.
À présent, des tapis colorés marchandés avec nos voisins du sud adoucissaient la pierre glacée sous nos pieds. Des tentures à l’effigie de la nature, importées depuis l’Est, décoraient les murs. Quant aux peaux de bêtes jetées sur les trônes pour casser leur rigidité, elles devaient provenir du Nord. Non seulement ma mère avait rendu les lieux plus chaleureux, mais elle avait aussi volontairement créé un pont entre nos Terres et nos voisins.
Encore chamboulée par nos retrouvailles, ma mère s’était laissé choir sur le siège royal. Plantée en bas des marches, j’embrassai la scène d’un regard interdit. Les quelques fois où mon père m’avait autorisé à participer aux doléances, j’étais restée plantée debout sur le côté de l’estrade.
— Alice, lança-t-elle avec un sourire encourageant, viens t’asseoir.
Je glissai les yeux vers le deuxième trône, légèrement en retrait. Plus petit, il était destiné au compagnon ou à l’héritier du dirigeant. Ma mère l’occupait autrefois.
Gorge nouée, je grimpai les marches. Une fois à hauteur de la reine, j’inclinai le menton et me dirigeai vers le deuxième siège. Ma mère me retint par le bras. Son sourire était doux et triste. Coupable.
— Ma petite étincelle. Ta place n’est pas dans l’ombre du souverain. Tu es la souveraine.
Comme je restai silencieuse face à son expression mélancolique, elle soupira puis se leva. Les traînes blanches et turquoise de sa robe glissèrent sur le sol de pierre.
— Cette place te revient de droit de sang, Alice. Tu es la première-née de feu le roi Silvester.
— Mère, tu es reine, murmurai-je avec stupeur.
— Par dérogation. Seulement parce que Milash a refusé son droit.
Je déglutis péniblement, fermai les yeux puis les rouvris. Ma mère me tenait toujours le bras. C’était plus une invitation qu’une obligation.
— Où est-il ? Ash ?
Comme les iris pailletés d’argent de ma mère s’assombrissaient, j’ajoutai vivement :
— Pourquoi n’a-t-il pas récupéré le trône après la mort de notre père ?
— Il a été frappé très durement par la nouvelle. Il ne s’attendait pas à devoir monter sur le trône. D’ailleurs, Milash n’a pas pu s’y résoudre. Il s’enferme dans sa chambre et ne sort plus depuis des semaines.
— Comment ?
J’étais médusée. J’agrippai le poignet de ma mère, la forçai à me regarder. Ses traits s’étaient enfoncés un peu plus. La culpabilité qui suintait de son visage m’irritait autant qu’elle me peinait.
— Je ne comprends pas, mère. Je sais qu’Ash était plus proche de père que moi, mais…
Ma mère me considéra avec une expression désolée. Elle prit mes mains dans les siennes, caressa de ses doigts fins les cals que mes paumes avaient développés au cours de mes aventures.
— S’il n’y avait eu que la mort de votre père, peut-être que Milash l’aurait vécu différemment. Mais pour nous, tu avais péri aussi, Alice. Tu étais l’étoile directrice de ton frère et, sans toi… Il n’a pas pu se relever.
Lèvres pincées, je hochai la tête. Je ne devais pas oublier que mon royaume et ma famille me croyaient disparue depuis des mois. Pauvre Milash, apprendre le décès simultané de son père et de sa sœur… Je ne savais pas moi-même comment j’aurais réagi.
— Je vais aller voir Milash, assurai-je à la reine d’un ton ferme. Je ne veux pas qu’il reste cloîtré dans sa chambre. Il doit savoir que je suis vivante. Et il doit savoir pour… notre père.
— J’ai envoyé la gouvernante en chef s’en charger, expliqua ma mère. Elle devait aussi aller chercher le guérisseur pour le jeune scribe.
Reconnaissante, je hochai la tête. Il y avait toujours un savant du corps au Château. Soraya s’était proposée pour accompagner Viktor, nous accordant à ma mère et à moi un moment d’intimité. Comme souvent, mon amie avait su déceler avant moi ce dont j’avais besoin.
Avant que je pusse reprendre la conversation, ma mère lâcha mes mains et souffla :
— Que veux-tu dire à Milash concernant votre père ? Il est parti si brusquement quelques jours après que tu aies quitté le Château sans un mot. Que s’est-il passé ?
Les souvenirs qui surgirent aussi bien dans mon esprit que mon cœur me sonnèrent un moment. Même après des mois, j’étais pétrie de rancœur, de colère et d’incompréhension. Certains actes étaient difficilement pardonnables.
— Père avait des plans pour moi. Il n’a jamais considéré l’idée de me laisser hériter. C’est pour ça qu’il… était si distant avec moi ces dernières années. Il savait que sa fille ne vivrait pas longtemps.
Le visage de ma mère se crispa. Une ombre méfiante couvait dans sa voix quand elle s’enquit :
— Qu’est-ce que tu veux dire, Alice ?
Déterminée à expliquer la douloureuse vérité à propos de l’ambition égoïste de mon père, j’inspirai profondément. Quelque part, j’avais encore de l’affection pour l’homme qui m’avait portée sur ses épaules, appris à manier les éclairs et à jouer aux échecs. Il n’en restait pas moins l’individu qui avait accepté de me condamner à mort pour obtenir de potentiels pouvoirs divins.
J’ouvrais la bouche pour expliquer toute la vérité à ma mère quand une présence emplit la pièce. Après avoir côtoyé plusieurs divinités, j’étais en mesure de reconnaître l’aura écrasante, indéfinissable, qui caractérisait leur venue. L’ayant sentie elle aussi, ma mère se tourna pour observer la Gran’Salle. Les flammes des âtres dansaient avec la même régularité, les rideaux ne s’agitaient d’aucun souffle. Il y avait pourtant quelque chose.
Alice Tharros.
Je sursautai, reculai d’un pas. La voix m’était inconnue. Elle n’était pas genrée comme celle de Galadriel ou d’Aion. C’était une voix fonctionnelle, instrument dérisoire pour s’adresser aux Humains.
Tu étais donc bien là. Ton compagnon n’a pas menti.
Je devais être la seule à percevoir la voix, car ma mère m’observait avec des yeux ronds. Je ne lui jetai pas la pierre, car je considérais les environs avec frénésie.
— Alice ?
Je dois m’assurer que Kan a bien laissé sa promesse en toi, ajouta la voix d’un air implacable. Si ce n’est pas le cas, je repartirai.
Je ne comprenais pas grand-chose aux paroles. Qui s’adressait à moi ? Aion ? Non, il devait toujours se trouver au Noyau, où il nous attendait.
Je n’eus pas le temps de m’interroger plus longtemps. Une silhouette se matérialisa à côté de moi. Simplement, sans un bruit, sans un souffle de vie. Ma mère hurla, mais le son resta bloqué dans ma gorge. Un être se tenait face à moi, peau d’albâtre et membres lisses. Pas de pilosité, pas de sourire ou de regard.
Sa main se leva, arracha un autre cri de frayeur à ma mère. Hypnotisée par cette présence immense, silencieuse, inhumaine, je ne bougeai pas d’un cheveu lorsqu’elle tendit le doigt vers mon front. Le contact créa une pointe de feu glacé sur ma peau. J’ouvris la bouche, mais pas un son en sortit. Que se passait-il exactem…
Kan surgit. Le fragment d’essence qu’elle avait distillé en moi avant mon départ du Kol Sak éclata dans l’air. Une pluie de fragments temporels ondula autour de nous. Aucune image ne resta assez longtemps sur ma pupille pour s’imprimer.
Ainsi c’est vrai…
La silhouette disparut. Ma mère était parvenue à garder ses appuis, mais son visage avait viré à la cendre. La couronne penchait dangereusement sur un côté de sa tête.
— Qu’est-ce que…
La silhouette réapparut. Pas seule, cette fois-ci. Deux corps sombrèrent à ses pieds, couverts de neige et entourés d’un voile de vapeur. Médusée par la situation, je ne reconnus pas immédiatement les deux masses recroquevillées aux pieds de la silhouette blanche.
Occupez-vous d’eux sans tarder, intima la voix. L’un d’eux a déjà en partie rejoint Lefk.
Puis la divinité disparut, nous laissant seules ma mère et moi avec un millier de questions.
Comme la reine se tournait vers moi en ouvrant la bouche, je secouai la tête puis bondis au bas des marches. Mes pas résonnèrent étrangement dans le silence de la Gran’Salle. Le souffle coincé contre la glotte, je me laissai tomber à genoux près de la silhouette qui m’était familière.
— Al…
Je plantai deux doigts dans son cou, retins de justesse un glapissement en constatant le froid de sa peau. Visage tourné vers le sol, je ne distinguais rien de ses traits, mais son corps recroquevillé me donnait une idée de son état. Sous son épais manteau, je ne discernais rien d’une éventuelle respiration. Paniquée, je faillis manquer la pulsation ridicule sous mes doigts.
— Al… croassai-je en me décalant vers l’autre silhouette pour réitérer mon geste. Mars ?
Je ne l’avais pas revu depuis que nos deux compagnons nous avaient quittés des mois plus tôt, avant notre embarquement pour Mor Avi. S’il n’avait pas été en présence d’Achalmy, je ne l’aurais peut-être pas reconnu. Il avait maigri et l’éclat doré de sa peau avait viré à la cendre.
Dans mon dos, ma mère avait quitté l’estrade pour sortir de la Gran’Salle. Je l’entendis donner distribuer des ordres pressés et impérieux, mais je ne pus comprendre ses paroles. J’étais trop concentrée sur le bout de mes doigts pressés dans le cou de la deuxième silhouette.
Au bout d’une demi-minute, je dus m’y résoudre : pas de pulsations.
— M-Mars, bredouillai-je en tirant sur le col du concerné.
Après avoir glissé ma main sous les couches de vêtements, j’appuyai ma paume sur sa poitrine glacée. La décharge électrique que j’envoyai dans son corps le fit tressauter. La tête blême du guérisseur pesait trop lourd et pas assez sur mes cuisses. Ses lèvres avaient bleui, ses paupières ne bougeaient pas d’un cil.
Une nouvelle décharge l’agita de soubresauts.
— Alice !
Ma mère était de retour. D’autres pas l’accompagnaient.
— D’abord un scribe et maintenant deux inconnus ? grommela une voix.
Je jetai à peine un coup d’œil au savant qui secondait ma mère. L’air irrité, il toisa les deux silhouettes avant de soupirer.
— Pourquoi sont-ils entourés de vapeur ?
— Choc thermique, m’entendis-je répondre alors que j’envoyais une nouvelle vague électrique dans le corps du jeune homme. Ils viennent du Mont Valkovjen.
Il me cingla d’un regard ahuri avant de claquer la langue.
— Sauf mon respect, princesse Alice, vous devriez reculer et me laisser… m’occuper des dépouilles.
Mon bras tremblait à force d’envoyer des pulsions électriques dans la poitrine de Mars. Mais mon autre main ne frémit pas lorsque je la dressai vers le guérisseur. Il s’arrêta net en apercevant mon visage.
— Princesse Alice, vous devriez vous reposer…
— Je suis reine, Sire Tarwell, et mes amis ne sont pas morts. Ils ont besoin de soins.
Le savant pinça des lèvres résignées en reculant d’un pas. Je remarquai alors que je l’avais menacé d’une main parcourue de petites étincelles.
— Alice, murmura ma mère en approchant d’un pas prudent. Tu sais qui sont ces jeunes gens ?
— Mars et Achalmy, répondis-je sans détour en posant une main sur le front de l’Occidento-Sudiste. C’est grâce à eux que nous venons de retrouver Eon. Mais ils… ils ont dû…
Un goût de fer dans la gorge, je contemplai la silhouette glacée et figée de Mars. Celle cassée d’Achalmy : son visage à présent tourné vers moi me laissait voir les traînées rougeâtres qui recouvraient ses traits, sans compter l’angle improbable dans lequel son bras gauche était tourné.
— Il faut les soigner.
Mon ton impérieux jeta une ombre sur le visage de ma mère. J’étais à deux doigts de hurler lorsqu’elle se tourna vers le savant.
— Sire Tarwell, faites venir toutes vos aides. Je vais appeler la gouvernante en chef, nous allons avoir besoin de main d’œuvre.
L’intéressé fronça les sourcils, gonfla les joues puis roula des yeux.
— Reine Trianna, sauf votre respect, deux étrangers ne méritent pas les soins des guérisseurs les plus éminents du Châte…
— Vous avez entendu ma fille, le coupa ma mère d’une voix sèche. C’est elle, la reine. Et la dirigeante de l’Ouest se fait obéir. Quant aux étrangers… ce sont les amis de la reine. Ce sont donc les amis de la Couronne.
Sire Tarwell s’empourpra si fort que ça en masqua presque son imposant nez rouge. Il opéra un demi-tour d’un pas précipité, encouragé par l’électricité qui crépitait dans l’air. Majestueuse et implacable, ma mère se tourna vers moi avant de sortir de la Gran’Salle.
— Nous ferons tout pour sauver tes amis, Alice.
Après avoir échangé un regard avec elle, je hochai la tête. Une fois seule dans la Gran’Salle, je me penchai sur le corps de Mars, agrippai la main froide d’Achalmy.
— Je suis désolée.
Aucun des deux ne réagit. Je réprimai les sanglots qui hurlaient dans ma poitrine et appelai deux brises chaudes pour qu’elles réchauffassent leurs corps. Mais y’avait-il encore une vie à ranimer ?
Engoncée dans l’un des fauteuils capitonnés du salon privé de ma mère, j’observai le feu mourir. La tasse de thé entre mes mains était froide depuis longtemps. Il devait être le milieu de la nuit, plus un bruit n’agitait le château assoupi.
Je ne sentais plus le chaud ni le froid. Un engourdissement résigné m’habitait de la tête aux pieds. L’impuissance m’avait foudroyée lorsque les aides du savant étaient venues récupérer les corps de mes deux amis. Ma mère s’était efforcée de me rassurer, de me promettre que la couronne ferait tout pour les sauver. Al respirait encore quand ils l’avaient emmené, mais peut-être avait-il cessé depuis. Quant à Mars…
Je geignis entre mes dents serrées, crispai les doigts autour de la tasse. Elle finit par s’échapper de ma grippe, renversa son contenu sur le plancher avant de rebondir sur le tapis sudiste. Je n’avais pas la force de la ramasser.
Quelques pas feutrés chuchotèrent dans mon dos. Je me raidis, dans l’attente des mots qui me briseraient le cœur. Pourtant, je ne sentis que la caresse des doigts tièdes de ma mère sur ma nuque.
— Ma petite étincelle, murmura-t-elle en se penchant vers moi.
Elle m’embrassa la tempe, mais je ne pouvais pas quitter le feu mourant des yeux. Sans un mot, ma mère se pencha pour ramasser la tasse et la déposer sur la table basse. Dans le coin de mon champ de vision, je pus voir qu’elle n’avait pas encore enfilé une tenue de nuit. La couronne avait disparu de sa tête.
— Tu devrais aller dormir, Alice. Ton amie Soraya a veillé toute la soirée auprès de Viktor, mais elle a fini par tomber de sommeil à son chevet. Tu pourras lui expliquer ce qui s’est passé demain.
— Nous sommes déjà demain, lui fis-je remarquer d’une voix rauque.
Ma mère ne réfuta pas. Il s’écoula plusieurs secondes avant qu’elle ne finît par soupirer et traverser la pièce. Toujours focalisée sur l’âtre, je l’entendis à peine revenir vers moi. Elle déposa un châle sur mes épaules puis me caressa les cheveux.
— Dors ici si tu le souhaites. Tu seras informée en priorité de la moindre évolution concernant tes compagnons.
Je quittai enfin des yeux les braises pour la saluer d’un mouvement du menton. Son visage plongé dans la pénombre me serra le cœur. En une soirée, je l’avais fait vieillir de quelques années.
— Bonne nuit, maman.
Quand elle fut sortie de la pièce, je m’enfonçai plus profondément sous la couverture que j’avais récupérée des heures plus tôt. Je n’espérais guère dormir avant le lever du soleil.
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