Chapitre 18 - Alice
An 500 après le Grand Désastre, 1e mois de l’hiver, Terres de l’Ouest.
Le voyage se fit sans hâte ni paresse. Pour la promesse de nuits et de repas chauds, nous fîmes quelques détours par des auberges nichées au cœur des bourgs occidentaux. Nous évitâmes de petits chemins directs au profit de voies plus sûres. Contrairement à nos péripéties des dernières semaines, nous n’avions pas à nous presser.
Soraya et Achalmy ne se plaignaient pas d’une éventuelle perte de temps. Mon amie appréciait voyager et, si l’air moite et glacé de l’hiver lui convenait mal, l’horizon infini la rassérénait. Quant à Al, partager des instants en notre compagnie sans se soucier de retrouver quelque Dieu lui redonnait du poil de la bête. Son bras gauche était toujours invalide, mais il ne grimaçait plus à cause de ses côtes. Et son appétit était de retour.
Pour ma part, je croquais ces journées de liberté conditionnelle. Dans quelques semaines, je serais de retour au Château. Je serais de nouveau la dirigeante de l’Ouest, une jeune reine qui avait encore tout à apprendre. En attendant, je savourais les quelques heures de jour que nous passions à chevaucher et à discuter. Comme une pause hors du temps.
À mesure que les jours glissaient, l’air s’adoucissait. Quand nous fûmes à proximité de Ma’an, j’expérimentai le même voyage sensoriel qui m’avait frappée quelques mois plus tôt. Je n’en avais pas réellement profité, muselée par l’impatience de mon père. Cette fois-ci, j’imposai à mes deux compagnons un arrêt par le marché de la ville multiculturelle. Si Soraya y trouva tout son compte, Al préféra s’octroyer quelques heures à bord d’une barque sur le lac Ishalgen.
Nous nous retrouvâmes sur la berge, près de la cabane de location. Les chevaux se repurent d’une brassée d’avoine tandis que Soraya et moi rangions nos trouvailles dans leurs fontes. Quand Al nous rejoignit après avoir dépensé quelques pièces de cuivre, il souriait. Sa petite balade en compagnie de l’eau semblait l’avoir revigoré.
Il ne restait que quelques heures avant le coucher de soleil. Nous reprîmes la route sans tarder, guère désireux de nous attarder à Ma’an en pleine nuit. La cité méritait sa réputation et chacun d’entre nous en avait fait les frais. Al afficha d’ailleurs une expression austère alors nous nous éloignions des faubourgs de la ville.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lançai-je en suivant son regard.
Je ne distinguais rien de spécial au milieu des bâtisses poussiéreuses qui se serraient les unes contre les autres. Rien si ce n’étaient de mauvais souvenirs.
— Vous vous rappelez la nuit qu’on a passée à l’auberge, l’été dernier ? Quand nous revenions du Noyau ?
— Oui, grommelai-je en faisant la moue. J’avais dormi sur le fauteuil.
Soraya ricana aussitôt à cette déclaration et profita de notre attention pour rabattre avec prestance sa natte de cheveux bruns.
— Il est bien normal que l’impératrice réquisitionne le lit.
Amusée, je roulai des yeux puis talonnai ma jument. Une fois à la hauteur de mon amie, je lui assénai un coup inoffensif dans le bras.
— Tu n’étais plus impératrice, à ce moment-là.
— Pas plus que tu n’étais reine !
J’acceptai la pique de bonne grâce. Al nous observait du coin de l’œil, interdit. Je lui adressai une grimace en retour, qui finit par lui arracher un frémissement des lèvres.
— Moi qui croyais que tu avais mûri, princesse.
— Par les Dieux, Alice, gronda Soraya en jetant un regard meurtrier à notre compagnon, tu ne veux pas lui asséner un ou deux éclairs, histoire de le faire taire ?
Achalmy se contenta d’élargir son rictus.
— Je croyais que je parlais pas assez, justement. (Soraya se contenta de l’ignorer, menton dressé.) Cette fameuse nuit, pendant que vous étiez en train de ronfler à côté, je…
— Je ne ronfle pas !
— Désolé, soupira Al avant de me jeter un coup d’œil amusé. Pendant qu’Alice ronflait…
— Va droit au but, marmonnai-je avant de lever un index menaçant où papillonnaient des étincelles.
Il haussa les épaules avant de reprendre son histoire :
— Une voleuse s’est glissée dans ma chambre. Elle voulait me tuer.
Stupéfaite, je me contentai de le dévisager, bercée par la marche régulière de ma monture. Soraya reprit ses esprits avant moi.
— Je pensais que tu allais nous conter une histoire d’amour… Mais avec toi, il faut toujours que ce soit brutal, hein ?
— J’ai pas choisi d’être sa cible, rétorqua Achalmy en fronçant le nez. En fait, on s’est promis de se battre à mort la prochaine fois qu’on se rencontre.
Cette fois-ci, ce fut à mon tour de soupirer.
— Eh bien, il ne te reste plus qu’à espérer ne jamais la revoir. (Comme il me lorgnait d’un air perplexe, je pinçai les lèvres.) J’ai perdu suffisamment de proches ces derniers temps. Je ne veux pas t’ajouter à la liste.
Une ombre couvrit l’éclat de ses yeux. Il se détourna pour observer la route.
— Oui, moi aussi.
Nous avions atteint la Zone Morte quand la nuit fut trop dense pour être chevauchable. La lune éclairait un paysage spectral autour de nous : terre poussiéreuse et usée, pas la moindre trace de vie. Ni trace de mort, à vrai dire. Même si nous connaissions déjà la topologie des lieux, les frissons étaient difficiles à contenir tandis que nous mettions pied à terre. Soraya nous fournit un feu assez généreux pour cuire les côtelettes de mouton que nous avions achetées au marché. Comme elle s’occupait du repas, Al et moi entreprîmes de monter la tente. L’air était moins froid et humide que dans l’Ouest, mais l’idée de dormir à la belle étoile me déplaisait. Sans la moindre brise, le moindre bruit, j’avais l’impression d’être coincée dans un cauchemar. La toile nous offrirait une protection symbolique.
Un jeu de cartes nous occupa pour la soirée. Je fus la première à être éliminée et assistai au reste de la partie blottie sous ma couverture. Les flammes crépitaient toujours entre nous, baignant mes compagnons et notre tente d’éclats orangés.
— Celui qui gagne dort au milieu, lança Soraya an abattant sa dernière carte.
Achalmy déposa la sienne en retour, esquissa un sourire.
— Par la barbe d’Eon, grommela Soraya en croisant les bras d’un air boudeur. Laisse-moi ta place, Al. La dernière fois que tu as gagné ta place pour être au milieu, tu as fini par dormir dehors. Tu parles d’un gâchis.
— La dernière fois, Alice me ronflait dans une oreille et toi tu me tripotais.
— Que de grands mots… J’appréciais la fermeté de tes muscles.
Al roula des yeux avant de rassembler les cartes pour les ranger avec un lien de cuir.
— Le mieux, ce serait qu’Alice dorme au milieu, déclara Soraya en m’adressant un sourire de connivence. Comme ça, je ne te toucherai plus et toi tu pourras la tripoter si tu veux.
Il ouvrit la bouche pour protester, mais je fus plus rapide :
— Soraya ! Nous sommes en voyage pour terminer notre quête envers les Dieux. Et, même si ce n’était pas le cas, je… nous ne sommes pas des sauvages.
Al s’était rembruni et hochait la tête. Déçue que sa proposition fût rejetée, Soraya se dirigea vers la tente pour en soulever le voile d’entrée.
— Puisque vous refusez un peu d’amusement, je vais me coucher. Au milieu.
— Bonne nuit, lançai-je avant de retourner à la contemplation des flammes.
Sans les pouvoirs de Soraya ni l’aide du vent, elles ne tarderaient pas à disparaître. Al dut se faire la même réflexion, car il utilisa une branche saine pour remuer les autres.
— Tu n’appréhendes pas trop ? soufflai-je à mon ami après un instant de silence. L’arrivée au Noyau, la rencontre avec l’ensemble des Dieux ?
— J’ai plutôt hâte. J’ai envie d’en finir avec toute cette histoire, de reprendre ma vie d’avant.
Je resserrai les pans de ma couverture autour de mes épaules en acquiesçant.
— Qu’est-ce que tu comptes faire une fois que tout ceci sera terminé ?
Une expression songeuse glissa sur son visage. Sa mâchoire se crispa un instant.
— Je suis pas sûr, pour être honnête. Je voudrais aller voir mon ancien maître et mon père, leur dire pour Mars… Il faudrait aussi que je retourne au clan Valkov pour savoir si tout se passe bien.
J’approuvai d’un hochement de tête, tout aussi curieuse quant au devenir du village nordiste. Depuis que nous avions quitté le Château, nous avions eu le temps de nous narrer nos aventures respectives. Al et Mars avaient affronté des épreuves tout aussi dures que les nôtres pour parvenir à leur objectif. En vérité, ils y avaient plus que perdu. Al risquait d’ailleurs encore sa vie à l’instant où nous parlions.
— En réalité, reprit Achalmy en grattant la semelle de sa botte à l’aide d’une branche, je crois que je me suis lassé de courir par monts et par vaux. J’ai vu ce que les Valkov avaient réussi à faire.
— Tu voudrais les rejoindre ?
— J’en sais rien. Peut-être que je pourrais trouver quelque chose à faire ? Entraîner les enfants, participer à la protection du Mont…
Je lui souris à travers les flammes.
— Ça me fait plaisir de savoir que tu te projettes, Al. Je sais que tu menais ta vie comme tu le pouvais, en étant mercenaire et chasseur dans l’Ouest, mais…
— C’était instable, je sais. Ça me dérangeait pas, au fond. Mais j’ai envie de quelque chose de différent.
Nez levé au ciel, j’admirai un instant les étoiles avant d’oser reprendre la parole :
— Si tu le souhaites, le Château te sera aussi ouvert. Je crois que le Garde royale serait honorée de découvrir ton style de combat et de s’entraîner à tes côtés. Quand ton maître était venu faire une démonstration devant mes parents, les soldats avaient été ravis. Ton peuple et le mien ont beau s’entendre comme chien et chat, nous vouons l’un pour l’autre un peu d’admiration.
Je me tus, appréhendant déjà une réplique de mon ami, mais il se contenta de me fixer. Craignant de l’avoir mis mal à l’aise, je secouai les mains et repris :
— Peu importe, tu es libre, Al. Je sais que tu as besoin de cette liberté pour être heureux.
— Non, non, c’est pas ça, me rassura-t-il en grattant sa joue mal rasée. Je suis soulagé que tu me l’aies proposé, Alice. J’avais peur que… que ton nouveau statut de reine ait creusé un écart entre nous.
Même si sa peur était logique, je ne pus m’empêcher de grimacer.
— Al, cet écart existe déjà. Aux yeux du peuple, je suis reine avant tout.
— Et moi, un roturier étranger ?
— Oui.
Il m’adressa un sourire penaud. Je n’étais pas heureuse de lui rappeler nos statuts, surtout lorsque ses contrées ignoraient de telles constructions sociales. Toutefois, s’il désirait bel et bien s’installer dans l’Ouest…
— Comment je pourrais faire, alors ? maugréa Achalmy en tripotant nerveusement le manche de Kan. Pour être considéré comme quelqu’un de fiable par ton peuple ?
C’était une vaste question. Et une réponse simple n’était pas à ma portée.
— Eh bien… Peut-être pourrais-tu faire comme Maître Soho ? Gagner le respect et la reconnaissance des Occidentaux grâce à ton savoir-faire guerrier ?
— C’est une idée. Tu penses que la Garde royale aurait besoin des connaissances des Chasseurs ?
— Il faudrait en discuter avec le commandant Wilson, il est mieux placé que moi pour te répondre correctement. (Je fronçai les sourcils en réalisant la précision qu’il avait instillée dans sa demande.) Tu voudrais être près du Château pour une raison particulière ? L’Ouest est grand, tu trouveras sûrement des Nobles qui désirent former une garde personnelle.
Achalmy me dévisagea avec une telle intensité que je crus un instant l’avoir électrisé. Une fois sorti de sa torpeur, il m’adressa un sourire tordu.
— C’était pour pas m’éloigner trop de toi que je pensais au Château, Alice.
J’eus l’impression que le feu s’était jeté sur mon visage. Mon ventre se contracta et le besoin de fuir sous ma couverture me crispa la nuque.
— Je… Je pensais que tu… (Al ne cessait de me lorgner, implacable.) Tu avais été plutôt clair avec moi, cet été. Sur ton incapacité à sacrifier ta liberté.
— C’est vrai. Je veux encore de ma liberté. Mais je veux plus perdre de gens. Je veux rester auprès des personnes auxquelles je tiens. Mon ancien Maître, mon père et toi êtes dans l’Ouest. Alors je veux y rester.
Je fermai un instant les paupières, avalai tant bien que mal les possibilités qu’il venait de jeter entre nous. La tête bourdonnante, je m’éclaircis la gorge avant de m’enquérir :
— Achalmy, je voudrais être certaine de ce que tu me proposes. Tu souhaites rester dans l’Ouest et, même près du Château si possible, pour… parce que tu es un ami ?
Un drôle de sourire adoucit son visage tendu.
— Il me semblait que tu m’avais proposé d’être un peu plus. (Face à mon expression médusée, il haussa les épaules.) Ce que je ressens pour toi a changé, mais je crois que c’est en bien. T’étais qu’une princesse agaçante, mais j’ai beaucoup d’admiration pour la jeune femme que tu es devenue.
J’étais si stupéfaite que mon silence permit au rire étouffé de Soraya de percer la toile de la tente. Al poussa une bordée de jurons en prenant conscience que notre discussion avait été suivie depuis le début.
— Désolée ! lança notre amie depuis l’abri de fortune. Je ne voulais pas spécialement écouter aux… il n’y a pas de portes. Enfin, ce que je veux dire, c’est que ce n’était pas voulu. Je dois toutefois reconnaître que j’attendais ce moment depuis des mois.
Toujours en rogne, Al se contenta de foudroyer la tente du regard.
— Mêle-toi donc de ce qui te regarde, gronda-t-il en se relevant brusquement. Je vais dormir dehors.
— Oh, ça me regarde, Chasseur furieux, le railla Soraya d’un ton mordant. Parce que je vais devenir conseillère de la reine Occidentale en matière de politique étrangère !
Même si Soraya et moi avions eu le temps d’en discuter depuis notre rencontre, l’affirmation n’avait jamais été posée. À la fois surprise et reconnaissante, je me levai à mon tour pour rejoindre la tente. Le visage narquois de mon amie en dépassait. Avant que je pusse la remercier d’avoir accepté ma proposition, elle ajouta en criant presque :
— Alors, si l’on peut jeter les bases de relations diplomatiques avec le Nord grâce à un mariage, je serais ravie.
— Oh, Soraya, soupirai-je en m’agenouillant face à elle. Tu n’es pas obligée d’en faire tant.
Elle se contenta de tendre la main pour la poser sur ma joue.
— Alice, tu te rends compte ? Il y a moins d’un an, tu te battais pour ne pas épouser mon frère, un étranger Sudiste. Aujourd’hui, tu souris comme une enfant à l’idée de lier ta vie à celle d’un rustaud de Nordiste.
Nier ou détourner la conversation n’aurait pas servi à grand-chose ; je sentais mes joues plissées sous le coup d’un grand sourire. Je ne pouvais pas non plus nier la chaleur qui s’était répandue dans ma poitrine suite à l’annonce d’Achalmy.
Par les Dieux, je ne pouvais surtout pas nier les doutes qui m’envahissaient à propos de cette possible union. Mon peuple accepterait-il un étranger ? Al voulait-il au moins m’épouser ? Comment ferait-il pour concilier liberté et devoir ?
— Alice.
La main de Soraya sur ma joue me ramena à la nuit déserte. Son sourire s’était fait plus protecteur, moins railleur. Ses yeux dorés m’enveloppèrent d’un cocon de réconfort.
— Viens dormir, Lice. Nous aurons tout le temps d’en discuter plus tard.
— Oui. (Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, avisai la silhouette d’Achalmy enroulée dans sa couverture.) Bonne nuit, Al.
Je l’entendis grogner avant qu’il ne donnât une réponse distincte :
— Bonne nuit, Alice.
C’était idiot, mais j’aimais toujours la façon dont son accent martelait mon prénom pour le rendre moins lisse. Une fois mes bottes délacées, je rejoignis Soraya sous la tente. Sans Al pour prendre toute une partie du couchage, nous avions bien assez de place pour dormir confortablement.
— Si tu l’éduques un peu, il pourrait représenter un parti intéressant, chuchota Soraya d’un ton très sérieux.
— Un parti intéressant ?
Je ne pus m’empêcher de rire. Je n’avais jamais considéré Al sous cet angle.
— Eh bien, si on y réfléchit… Il provient de deux grands clans Nordistes. Il est ancien élève d’un Maître reconnu dans l’Ouest et il a enfin obtenu sa Maturité. Je pense qu’il a du potentiel. Une fois qu’il se sera débarrassé de ses manières arriérées, évidemment.
À la fois épuisée et portée par le méli-mélo de sentiments dans mon corps, je me contentai de rire. Elle n’avait pas tort, au fond. Et son regard était définitivement plus critique que le mien.
— Bonne nuit, murmurai-je en étouffant un bâillement. Nous pourrons débattre des partis intéressants plus tard, tu veux ?
— Bien sûr. Bonne nuit, Lice.
Bien malgré moi, mes mains se crispèrent sur les rênes. L’enceinte du Noyau s’élevait face à nous, austère et inhumaine. Un cercle parfait dont la surface luisait malgré son noir profond. Des mois plus tôt, il avait fallu longer la muraille pour en repérer l’unique entrée, le Passage. Aux dernières nouvelles, il se trouvait au sud, raison pour laquelle nous étions descendus aussi loin vers les terres australes.
— Plus qu’à prier, marmonna Al en levant le nez pour observer le sommet de l’enceinte. Qu’ils aient pas bougé l’entrée.
Soraya soupira avant de talonner sa monture. Le mieux restait de faire le tour. Si les Dieux avaient bel et bien déplacé l’entrée du Noyau, nous n’aurions plus qu’à contourner la muraille. Malheureusement, nos vivres n’étaient pas suffisants pour nous permettre de tenir plusieurs jours. Il nous faudrait faire un nouveau détour pour commercer avant de retourner à notre exploration. Sans compter que mon couronnement officiel n’allait pas tarder…
— Oh !
L’exclamation de Soraya me tira de mes songes anxieux. Un sourire spontané chassa les brumes de mon esprit tandis que nos chevaux avançaient vers la muraille. Le Passage. Les Dieux ne l’avaient pas déplacé. Simple rectangle de vide haut de trois mètres et large de deux.
Soraya ne se fit pas prier pour s’y engager en premier. Al suivit, visiblement sur ses gardes. Quant à moi, je ne pus m’empêcher de lorgner la pierre noire. Elle était lisse et pourtant brillante d’une infinité de minuscules cristaux. Une création non-humaine, étrangement divine.
Les changements furent nets. L’air s’épaissit, prit un goût sucré et une odeur de bois brûlé. La végétation éclata autour de nous, camaïeu de verts et de bruns ponctués çà et là de fleurs aux couleurs provocantes : orange incandescent, rouge éclatant, bleu électrique, jaune criard. Le glougloutement du ruisseau à la source invisible emplit l’air pour se fondre harmonieusement avec les chants d’oiseaux et les cris d’animaux inconnus.
Autrefois, avant que nos ancêtres trahissent les Divinités Primordiales, le Noyau était un lieu de rencontre entre déités et humains. Un lieu extravagant, destiné autant à charmer les Hommes qu’à les intimider. La faune et la flore que l’on y trouvait était un exutoire de création pour les Dieux.
— C’est magnifique, soupira Soraya en dévorant les environs de son regard brûlant. Dommage que nous soyons sûrement les derniers humains à le voir.
Prudemment, je me laissai tomber de ma selle puis contournai ma monture pour m’enfoncer entre les arbres. Après quelques mètres, je tombai sur une zone dégagée où les restes d’un cercle de pierre et d’une cabane en bois me serrèrent le cœur. C’était ici que nous avions campé, des mois plus tôt.
Derrière moi, j’entendis Al râler quand Soraya lui proposa son aide pour descendre de cheval. Je me tournai à temps pour le voir s’appuyer sur mon amie, son bras gauche serré contre lui. J’osais à peine imaginer sa frustration.
Ça ne peut pas lui faire de mal, d’apprendre à compter sur les autres.
L’idée me fit sourire. Alors que je me dirigeais mes vers compagnons, un bruit de pas froissa l’herbe tendre dans mon dos. Je m’arrêtai, frissonnai.
— Alice ?
Vêtue de haillons délavés, une silhouette longiligne à la peau d’albâtre se tenait entre deux troncs noueux. Je dus retenir les étincelles qui fusèrent dans mes veines, réponse à la souffrance que cet être avait provoquée autour de lui.
— Aion.
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