Chapitre 19 - Achalmy
An 500 après le Grand Désastre, 1e mois de l’hiver, Le Noyau
Alice et Soraya avançaient devant moi en silence. Ce n’était pas un silence désagréable. C’était un silence de contentement, de soulagement. Les Dieux avaient été satisfaits, Aion allait retrouver ses pairs et ma tête était encore sur mes épaules.
L’année qui s’était écoulée avait été difficile. Il y aurait encore sûrement des épreuves, des désillusions et des déceptions, mais rien en rapport avec des Dieux. Je me faisais la promesse de ne plus mettre les pieds dans le bol divin.
— J’ai quelque chose pour vous.
Alice venait de se retourner sur sa selle. Elle tenait ses rênes d’une main et deux objets de l’autre. Le soleil étincela sur l’une des babioles. Soraya se pencha aussitôt dessus.
— Des cadeaux d’Aion, précisa Alice d’un ton sourd.
Notre amie Sudiste émit un grognement indistinct. Elle prit pourtant sa babiole sans rechigner.
— C’est joli.
Je talonnai doucement ma monture pour arriver à leur hauteur. Le cadeau de Soraya était de belle facture, quoiqu’un peu trop tape-à-l’œil à mon goût. Une broche en or, représentant un soleil. Soraya ne tarda pas à l’accrocher au col de son manteau.
— Est-ce que je ressemble à une conseillère en politique étrangère ?
Alice s’esclaffa avant de me tendre le deuxième objet. Une vague de chaud-froid me comprima l’abdomen. Une petite statuette de loup. Mes doigts fourmillèrent. La jeter serait si simple.
— Je suis étonnée.
J’adressai un coup d’œil interrogateur à Alice. Elle indiqua la poche dans laquelle j’avais glissé le présent d’Aion.
— J’étais persuadée que tu allais la jeter.
— J’y ai pensé.
— Et ?
— Et, moi aussi, je suis capable de changer.
Une lueur amusée dansa dans ses pupilles. Elle se permit un sourire en coin avant de retourner à la contemplation de l’horizon désolé.
Le ciel se fendit au-dessus de nos têtes. Alertés par le changement de lumière, les chevaux plantèrent les sabots dans la terre poussiéreuse. Je resserrai ma prise sur les rênes de ma monture, mais elle finit par me jeter au sol. La chute me coupa le souffle et raviva les douleurs dans mes côtes.
— Al !
Alice venait de descendre et accourait vers moi. J’acceptai son aide pour me redresser.
— C’est quoi ce bordel, grondai-je en levant le nez.
Le ciel avait recouvré sa teinte bleue. J’étais pourtant certain qu’il avait viré au jaune crémeux pendant quelques secondes. La panique qui avait saisi mon cheval en était la preuve.
— Je crois qu’Aion a rejoint les siens, supposa Soraya en approchant.
Alice avait gardé un bras dans mon dos pour s’assurer que je conservais l’équilibre. Je la rassurai d’un hochement de tête avant de faire rouler l’épaule de mon bras blessé. La chute avait peut-être fragilisé mes os déjà cassés.
— Jusqu’à la toute-fin, Aion aura trouvé le moyen de me pourrir l’existence.
Mes deux amies me considérèrent avec peine.
— Au moins, il devrait arrêter de geindre maintenant.
Elles retrouvèrent le sourire. Soraya rejoignit Alice pour m’aider à grimper en selle puis nous reprîmes la route.
Une auberge pas trop miteuse de Ma’an nous permit de faire escale pour la nuit. Les montures eurent droit à un généreux ballot de foin, mes amies et moi à un épais velouté de courge épicée. Nous commandâmes en fin de repas une liqueur de prune et deux verres d’Eau-de-mer, la spécialité vasilienne. Elle s’était exportée sans mal jusque dans le Sud. Alors que Soraya humait son eau-de-vie, Alice et moi échangeâmes un regard complice. Nous avions tous les deux bu de l’Eau-de-mer le jour de notre rencontre. Ça faisait moins d’un an, mais le temps s’était joué de nous. C’était comme si plusieurs années nous séparaient de cette soirée de printemps pluvieux.
Il ne fallut guère de temps à Soraya pour se trouver des partenaires de jeu. Alice et moi l’encourageâmes quelques parties avant de monter à l’étage. Le sommeil et l’alcool rendaient mon corps lourd et mon esprit lointain. Nous avions loué deux chambres, mais Alice me suivit dans la mienne. Quand je l’interrogeai avec un sourire méchamment goguenard, elle roula des yeux.
— Je vais juste t’aider avec tes bandages.
— Bien sûr, acquiesçai-je d’un ton innocent.
Elle ne prit même pas la peine de répondre. Tandis que j’ôtais mon manteau et mes bottes, elle apporta le broc d’eau et un linge propre sur le lit. Je dus me contorsionner à plusieurs reprises avant qu’elle eût accès aux bandes qui me compressaient le torse.
Concentrée, Alice garda les lèvres closes tandis qu’elle arrangeait les bandages. Son menton se froissait à cause de la concentration. Je ne distinguais pas grand-chose de plus à la lumière de l’unique bougie posée sur la table d’appoint.
— Et voilà, murmura-t-elle en se reculant pour apprécier son travail.
— Merci.
— Et ton bras ?
— Je vais garder l’attelle encore un moment, la chute de ce matin a pas aidé.
Elle acquiesça. Quelques mèches sombrent envahissaient le contour de son visage.
— Bonne nuit.
— Bonne nuit, répondis-je.
D’un mouvement du bras, elle effleura mon bras blessé avant de se lever.
— Merci pour tout, Alice.
Plantée devant la porte, elle se retourna avec une expression plus lasse que je m’y étais attendu.
— Je ne mérite pas plus de remerciements que toi. Ou que Soraya, ou que Mars. Nous avons tous accompli…
— Notre devoir ?
— Je n’aime pas trop ce mot, expliqua-t-elle du bout des lèvres, contrite.
— Moi non plus.
— Nous avons accompli cette quête par amour, par peur, par obligation, mais… un devoir ? Je crois que je n’aime pas trop l’idée de devoir quelque chose aux Dieux. Je leur devais cette quête pour te maintenir en vie. À l’origine, aucun de nous n’a rien exigé des Dieux. En conséquence, nous ne leur devions rien.
Je ne pus m’empêcher de sourire. De mon avis, il aurait suffi de dire que nous n’aimions pas ce mot et le sujet aurait été clos. Alice cherchait toujours les explications, les raisons. Ça m’agaçait, parfois. D’un autre côté, elle faisait plus d’efforts que la normale pour essayer de comprendre ce qui animait les gens. Une qualité d’empathie que je ne possédais pas.
— J’espère que Soraya ne va pas tarder, soupira-t-elle en ouvrant la porte. Et qu’elle ne sera pas trop saoule en rentrant. J’aimerais bien fermer l’œil toute une nuit.
— On peut échanger nos places, si tu veux. Je te laisse cette chambre. Soraya risque encore de vérifier la fermeté de mes muscles, surtout si elle est ivre, mais je devrais m’en sortir.
— Eh bien, si tu me proposes… Et je ne m’inquiète pas pour toi.
Elle n’attendit pas plus pour se jeter sur le lit, encore chaussée et vêtue de sa tenue du jour.
— Comme ça, si tu ronfles, on t’entendra pas, la narguai-je en récupérant mon tas de vêtements abandonnés.
Alice se contenta de grogner dans l’oreiller. Comme elle ne faisait pas mine de bouger, je m’installai au bout du lit et délaçai ses bottes d’équitation. Mon bras blessé rendit l’opération bien plus longue que nécessaire. Ce n’était pourtant pas désagréable d’écouter sa respiration et les plaintes du vent d’hiver derrière la fenêtre. La lumière de la bougie ondoyait sur le noir de ses cheveux et sur le blanc de sa joue. Sur son visage apaisé.
— Je te préviens, lâchai-je alors qu’elle secouait le pied que je venais de libérer, je te fais pas de massage.
Une plainte déçue franchit ses lèvres. Je me contentai de claquer la langue en attaquant la deuxième botte. Elle pouvait toujours rêver. Je ne touchais pas aux pieds des personnes qui venaient de passer une journée entière à chevaucher et à marcher.
Une fois ma tâche terminée, je me redressai avec un soupir. Le sommeil me guettait aussi.
— Juste les épaules et le dos.
Alice avait entrouvert un œil. Un petit sourire étirait ses lèvres.
— Un petit massage, monsieur le rustaud Nordiste ? Pour la pauvre princesse de l’Ouest ?
— Oh, arrête.
Elle se contenta d’agrandir son sourire et de faire jouer ses épaules. Je fronçai le nez, agrippai l’unique tabouret qui secondait la table et l’approchai du lit. Il grinça quand je me laissai tomber dessus.
— Soraya a raison, tu ferais une bonne alliance politique. (Elle frémit alors que j’apposais mes paumes sur ses épaules crispées.) Je suis impatiente de dire à mon peuple que les Nordistes sont à notre service pour des massages nocturnes.
Je ricanai en enfonçant doucement mes pouces dans les creux de sa nuque.
— Si tu dis ça à mon peuple, ils vont surtout croire que les maisons occidentales leur sont ouvertes pour pondre des gosses de partout.
— Oh, par les Dieux, je ne me ferai jamais à votre état d’esprit concernant ce sujet.
Des frissons ne tardèrent pas à envahir la peau exposée de son cou tandis que je détendais les muscles raidis de ses omoplates.
— Tu t’en sors plutôt bien.
Son ton surpris me tira un grognement.
— Pour un guerrier, savoir étirer son corps et attendrir ses muscles est une base.
— Quel guerrier, alors.
Elle pouvait bien se moquer, n’empêchait qu’elle appréciait visiblement mes gestes assurés. Quelques minutes plus tard, elle m’annonça que son dos et ses épaules étaient détendus. Je la crus sur le mot et me redressai. Ma propre colonne vertébrale me tirait à présent.
— Bonne nuit, Reine tyrannique.
Alice s’était tournée sur le dos. Ses yeux indigo paraissaient noirs, mais je devinais un éclat violet plus clair à la lueur dansante de la bougie.
— J’ai hâte que tu reviennes au Château.
Sa voix avait pris une inflexion plus douce. Je ne fis pas mine de cacher mon expression quand je pris la parole à mon tour :
— Moi aussi. (Je me penchai pour embrasser son front.) Je m’attarderai pas trop longtemps chez Zane. Dès que le printemps sera là, je retrouverai le clan Valkov. Je leur ferai part de ta proposition.
Un sourire soulagé plissa doucement ses joues.
— Je suis impatiente de travailler avec toi sur les relations occidento-nordistes.
— C’est partagé.
Alice prit appui sur ses coudes pour élever son visage vers le mien.
— Je garde précieusement la pierre de ta mère. C’est un engagement pour moi, Al.
— Ça me dérange pas que tu le considères ainsi.
— Tu es certain ?
Je pressai mon front contre le sien. Une forme de salut nordiste. En plus intime.
— Certain.
Alice souriait quand elle pressa à son tour les lèvres contre les miennes. C’était un baiser typiquement occidental, tout en retenue. C’était la première fois que j’embrassais ainsi. Ça emplissait mon corps de sérénité. Bien différent de mes précédents baisers. Pas moins vivifiant.
— Bonne nuit. Pour de vrai, cette fois.
Alice ne me retint pas lorsque je me levai. Je récupérai mes vêtements, enfilai maladroitement mes bottes puis ouvris la porte.
— À demain.
De la chaleur dans la poitrine. On ne m’avait pas souvent souhaité « à demain ».
— Oui, à demain.
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