Obsession

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Ça s’était passé dans un bar. Magdalena et moi étions assis l’un à côté de l’autre sur une banquette et nous attendions des amis pour prendre un verre avant de sortir tous ensemble. Tout allait pour le mieux. L’année était bientôt terminée, nos résultats avaient été suffisants pour passer au niveau supérieur. La soirée s’annonçait bien. Et surtout, nous étions amoureux.

Magdalena me racontait quelque chose dont je ne me souviens plus très bien, parce que je la regardais. Je la regardais intensément, en songeant que j’avais une sacrée chance de l’avoir rencontrée. L’alcool me montait peut-être à la tête, car je ressentais une douce chaleur au niveau du front. Puis elle s’interrompit avec un sourire et me dit avec malice :

– C’est dingue, je ne sais pas comment tu fais, mais quand tu me regardes comme ça, j’ai toujours très envie de toi…

– Hein ?

Ce fut comme un choc électrique, qui surprit aussi Magdalena.

– Eh bien quoi ? Ça devrait te faire plaisir, non ?

– Oui, bien sûr, répondis-je, en m’efforçant de retourner son sourire. C’est juste que je ne m’attendais pas à ce que tu me sortes ça comme ça.

Cette petite phrase flattait mon égo et préfigurait des moments particulièrement excitants, mais elle avait également fait ressurgir un chapelet de souvenirs...

Le flux !

Se pouvait-il qu’en la regardant comme je l’avais fait, j’eusse déclenché le flux à mon insu ? Et si c’était vrai, ça lui avait visiblement fait de l’effet ! Je n’avais nul besoin du « flux » pour m’épanouir avec Magdalena, mais ma curiosité d’antan venait d’être piquée au vif. Et je n’étais plus un enfant, maintenant…

Nous passâmes une très bonne soirée avec nos amis. Et bien entendu, nous fîmes l’amour en rentrant chez Magdalena qui n’habitait pas très loin. Nous étions d’ailleurs tellement excités que nos préliminaires se déroulèrent directement sur le palier.

Tout cela était très bien, sauf qu’à partir de ce jour, je ne pouvais plus m’empêcher de penser au flux, en particulier dans nos moments de séduction, avant nos ébats. Je m’étais d’abord résolu à ne pas l’utiliser avec Magdalena. Ce n’est pas comme si nous en avions besoin entre nous. Mais je brûlais d’en savoir plus. Et cette préoccupation commença à me peser.

Je me mis malgré moi à réfléchir à de nouvelles expériences. Toute la difficulté résidait dans le fait de mesurer quelle était la part son excitation imputable à sa libido naturelle, de celle effectivement causée par le flux, si j’en venais à l’utiliser. Pour en avoir le cœur net, il aurait fallu que j’use de mon regard à des moments les plus inopportuns. Autrement dit lorsque Magdalena serait la plus éloignée du désir et la moins encline à m’accorder ses faveurs… Ça devenait grotesque. Je n’allais quand même pas risquer de gâcher notre relation pour une histoire extravagante de pouvoir stimulant ! Je me trouvais ridicule. Et dans le même temps, j’éprouvais toujours une curiosité malsaine.

Voilà pourquoi j’avais ressenti le besoin de me confier à quelqu’un. Et en dehors du corps médical, Mathias représentait un choix évident. Encore fallait-il qu’il soit disposé à écouter toute mon histoire. Et quand bien même, pourrait-il y croire ? Je connaissais malheureusement la réponse avant même d’avoir formulé la question. Mathias était un cartésien qui ne se laissait pas convaincre facilement. Si je tenais vraiment à partager mes angoisses, il faudrait lui apporter une preuve...

Oui, mais comment s’y prendre ? C’était bien là toute la difficulté. J’échafaudais des scénarios, souvent abracadabrants, en prenant soin de ne pas y associer Magdalena. Il fallait que Mathias soit présent comme témoin, pour constater l’effet annoncé, sur un « sujet » qui, de fait, ne devait ressentir aucune attirance préalable pour moi, mais dont on pourrait conclure avec certitude après coup, qu’elle éprouvait une excitation prononcée. Dans tous les cas de figure, provoquer ce genre de situations saugrenues relevait d’une complexité quasi insurmontable.

J’avais d’abord imaginé des rendez-vous à trois, dans un café ou à la bibliothèque, avec une fille qui ne me connaîtrait pas, envisagé des techniques d’approche, réfléchi à des mises en scène, élaboré des dialogues…

Puis j’avais abordé la question sous un autre angle. Nous pourrions lancer une vraie-fausse étude psychosociologique et faire appel à des volontaires, femmes et hommes, tant qu’à faire pour éviter les soupçons et les biais. On leur expliquerait que le test durerait une dizaine de minutes, organisées en deux temps : d’abord un entretien, avec moi évidemment, dans une pièce tamisée, où il leur serait demandé de réagir à des visuels et de répondre à des questions anodines ou orientées. L’enjeu de cet entretien serait bien entendu de provoquer des stimuli de manière graduelle.

Dans un second temps, il serait demandé à chaque participant de remplir un questionnaire anonyme à choix multiples, en sélectionnant les qualificatifs correspondants le mieux à leur ressenti avant, pendant et après l’entretien.

Pourtant, même avec ce protocole élaboré, les résultats seraient encore subjectifs et probablement biaisés par le côté déclaratif et l’honnêteté du sujet. Pour bien faire, il aurait fallu disposer d’électrodes permettant de mesurer le pouls, la tension, voire la température… Des éléments aux antipodes de l’excitation.

Décidément, plus je réfléchissais à la question, plus je réalisais qu’établir une preuve relevait d’une quête impossible.

Mais était-ce si important, finalement ? En poussant mes élucubrations jusqu’à l’extrême, je commençais à accepter l’idée que je ne dirais rien à Mathias, ni à personne d’ailleurs. Et au bout de mes angoisses, j’accueillais cette idée avec une certaine sérénité. Après tout, l’adolescent timide avait enfin connu l’amour, sans artifice, et goûtait à quelque chose qui se rapprochait du bonheur. Fallait-il encore vraiment s’embarrasser de cette histoire de flux ? C’est peut-être cela qu’on appelle la maturité.

Que serait-il arrivé si j’avais tout raconté à Mathias à cette époque ? Difficile à dire. Mais après toutes ces années d’amitié, j’ai la certitude qu’on se serait bien marré tous les deux, à mettre au point ces plans délirants, pour le meilleur et pour le pire – qu’il m’eut cru ou non, en fin de compte.

Mais je ne lui avais rien dit et la vie avait suivi de nouveau son cours.

L’année universitaire se termina. La mort dans l’âme, j’avais regardé le train qui emmenait Magdalena rejoindre sa famille dans les Vosges. Je savais que je ne la reverrais pas avant de longues semaines et je n’y pouvais rien.

Au cours de l’année suivante, nous nous sommes séparés. Ou plutôt c’est elle qui m’a quitté, pour un garçon qu’elle avait rencontré durant les dernières vacances. C’est le jeu cruel de l’amour. Ce fut pour moi une déchirure qu’aucun flux ne pouvait réparer, ni apaiser.

Le temps passa.

Je terminai finalement mes études de commerce et ne tardai pas à rentrer dans la vie active.

(à suivre... prochain et avant-dernier chapitre : Myriam)

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