Le désœuvrement du souffleur - 1
— C’est pas mal votre magasin… avait-t-il dit avec un enthousiasme tout relatif. Il fallait dire que l’ensemble ressemblait plus à un grand bric à brac bordelique qu’à un… mais un quoi ? Un antiquaire foutraque ? Unmusée genre : cabinet des curiosités ? Ou l’antre d’un vieux collectionneur un peu fou ?
« Vous avez… de tout… ajouta-t-il, hésitant.
— Si vous le dites, répondit le commerçant, affable. L’homme se tenait derrière son comptoir, un peu vouté. Il devait au moins avoir l’âge du bâtiment, jugea Gaspard en l’inspectant du coin de l’œil alors qu’il farfouillait dans un grand coffre.
Il ne parvenait pas à comprendre l’ordre général. Tout côtoyait tout ! Gaspard n’en revenait pas de voir tour à tour passer sous sa main : une poupée en plastique (format glauque) ; un livre minuscule, à moitié déchiré ; un rouleau à pâtisserie peint en vert ; un sac qui devait bien dater du 19ième siècle (au bas mot) ; un coussin aux motifs floraux criards ; une figurine de vache vernie couleur rouge qui pique les yeux ; des écouteurs rapiécés et trois ou quatre boites de mouchoirs.
Il préféra refermer le coffre, c’était trop pour lui.
— Vous n’auriez pas … Disons…
Mais il avait lui-même perdu de vue ce qu’il cherchait. Et puis comment, au juste, s’était-il retrouvé dans ce petit magasin paumé dans cette rue tout aussi paumée ? Il en avait, presque naturellement, poussé la porte. Il n’était plus trop sûr de ce qui l’avait d’abord attiré. Curiosité ? Envie de quelque chose ?
— Un truc original… pour un anniversaire ?
— Peut-être devriez-vous chercher dans l’arrière-boutique ? Répondit l’ancêtre avec un sourire dans les yeux.
Venant d’un tout autre vendeur, la proposition lui aurait paru scabreuse, voire légèrement inquiétante. Mais ce vieillard inspirait confiance à Gaspard. Il lui rappelait un peu son grand-père…
— Par-là ? interrogea-t-il en indiquant un espace fermé par un rideau à côté du comptoir. Le commerçant acquiesça mollement de la tête.
Il dépassa deux trois étagères bourrées de collections invraisemblables, tout en évitant d’écraser les objets – une cage à oiseau, un violon sans cordes, une bicyclette rose, un narguilé et une plante verte trop verte – qui jonchaient le sol. Il écarta d’une main le rideau et découvrit une petite salle, au plafond bas et aux murs lambrisés. Contrairement au reste de l’échoppe, cet espace était plutôt vide. Il y avait juste quelques étagères sur lesquelles plusieurs masques étaient disposés.
— Uniquement pour la déco ! s’écria le vendeur, par-delà la cloison, avec une voix que Gaspard ne lui aurait pas supposé.
Il se plaça au centre du petit espace et commença à examiner les masques. Il y en avait pour tous les goûts. Du masque africain au masque conceptuel en passant par le masque d’halloween, n’importe qui aurait trouvé son bonheur !
Alors qu’il hésitait entre un masque de médecin du temps de la peste et un autre, estampillé « kabuki », il en aperçut un bien plus intriguant. Il ressemblait à un visage humain, ce qui piqua sa curiosité. Un masque, c’était censé toujours représenter quelque chose d’autre, trouva-t-il. Surtout comparé à tous les autres, avec leurs allures et leurs formes diverses.
Celui-là faisait « tache », comme s’il était en rupture avec la trame générale. Et comme il ressortait du lot, il semblait presque irréel… D’autant plus avec cette facture remarquable, qui donnait le sentiment qu’il était vraiment fait de chair. Le malaise de Gaspard était tel qu’il dût même le toucher pour se convaincre qu’il n’avait pas affaire à un vrai visage. Mais si au toucher il trouva bien la douceur d’une peau, la dureté du bois en revanche le rassura sur son origine… Il n’était pas tombé au cœur de l’antre d’un écorcheur !
Il l’intriguait trop. C’est ça qu’il lui fallait ! Il saisit au passage le kabuki pour l’anniversaire de son pote et emporta le masque humain.
Il était léger dans sa main, confortable et même un peu chaud. Il savait qu’il ne valait mieux pas l’essayer, question hygiène ou convention (après tout le vendeur avait dit : pour la déco !). En même temps, caché dans le petit espace, derrière le rideau. Le bonhomme n’allait pas voir qu’il l’avait enfilé. Allez.
Il le présenta en face de son visage. L’envers noir mat semblait l’inviter. Pourquoi pas ?
Il le mit.
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