Le désœuvrement du souffleur - 2
Ses yeux, encadrés par les orbites du masque, peinaient à s’ouvrir. Quelque chose avait changé.
Il força un peu pour que ses paupières s’ouvrent enfin, mais rien n’y faisait.
Sa respiration était ample, comme s’il dormait. Il sentait son corps être allongé assez confortablement sur un matelas. Un léger ronflement le surprit. Était-ce lui qui venait de le produire ?
Ses yeux s’ouvrirent alors. Pas parce qu’il l’avait décidé, mais tout seuls. Il y avait devant lui un radiateur, l’extrémité d’une table de nuit et un réveil – affichant 7h –, le tout baignait dans un doux soleil matinal que les rideaux filtraient. Sa chambre, donc…
Il ne voyait pas bien, comme s’il était en train de porter le masque et que les orbites introduisaient un contour noir dans son champ de vision. Son premier réflexe fut d’essayer de l’enlever, mais les gestes qu’il tentait d’effectuer ne s’amorçaient pas.
Pourtant, il bougeait.
— Mais qu’est-ce que… ? murmura-t-il, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Les mots n’étaient apparus que dans sa tête.
Son corps se mit en branle, il se sentit sortir de son lit, rabattre les draps, bailler. Se diriger vers les toilettes.
Sauf qu’il ne voulait pas ! Il luttait de tout son cœur pour ne pas effectuer ces mouvements, mais ça ne servait à rien, ça le dépassait !
— Mais arrête ! cria-t-il, mais c’était comme hurler sous l’eau, pire : c’était comme brailler avec la tête enfoncée dans un coussin !
Il se vit alors « se regarder » dans un miroir. C’était bien lui. Il se reconnaissait : Gaspard. Sauf qu’à le voir comme cela, il était persuadé que ce n’était pas lui, vu qu’il ne maitrisait pas ses mouvements. C’était comme s’il regardait une vidéo de ce que ses yeux voyaient et qu’il devenait spectateur de sa propre vision. Bizarre. Il sentait son corps mais n’en n’influençait pas les mouvements. Il entendait le tic-tac de son horloge et les bruits de la ville que la fenêtre atténuait, sans pouvoir diriger son attention sur autre chose.
Son « hôte » se regardait longuement dans le miroir. Petite barbe de trois jours, il allait se raser. Gaspard, témoin interne de tout cela, se rendit compte que ce visage, cette même barbe, toute la scène datait de ce matin. J’ai remonté le temps ? songea-t-il en rigolant nerveusement sans pour autant voir un sourire s’afficher sur son visage barbouillé de mousse à raser.
Il réfléchit à toute vitesse. Le masque du magasin, l’avertissement du vieil homme, l’étrange allure de l’objet… se pourrait-il qu’il l´ait ramené dans son propre corps, près de dix heures avant ?
Bon, il devait rester calme. C’était d’ailleurs étrange, il se savait stressé, terrifié, mais pourtant la sensation de son corps ne consistait qu’en un vague engourdissement de fatigue. Alors, était-il donc intérieurement inquiet, sans corps pour le manifester ? Mais dans ce cas… Comment… ?
— Ah ! Tout cela est trop compliqué ! cracha-t-il dans le néant. Là-dessus, l’autre – l’hôte – se coupa avec sa lame de rasoir. Gaspard, voyant ça derrière l’orbite du masque, comprit tout de suite qu’il venait de provoquer cette coupure. Tout n’était pas perdu, il pouvait peut-être influencer son corps finalement !
Puis il se rappela, non sans une pointe de déception, qu’il s’était effectivement coupé le matin en se rasant. Il n’avait pas provoqué cette coupure…
Une fois la plaie soignée, la barbe envolée, Gaspard l’emporta dans sa journée.
Quel cauchemar… Coincé dans un corps, déjà, c’était l’horreur. Mais alors dans son propre corps, à devoir subir sa propre journée ! Le comble serait qu’il doive la revivre en boucle, comme dans les films !
L’autre – « Gaspard corps » – vivotait tranquille, vaquant à sa journée ; tandis que le Gaspard interne, fulminant, subissait son existence en spectateur. Qu’est ce que ma vie est chiante, se disait-il, déprimé. J’aurais préféré m’incarner dans un autre corps, au moins je verrais du paysage ! Ou alors dans un autre genre de corps, un corps de femme (une curieuse excitation s’invita à cette idée, mais sans corps pour l’éprouver, elle disparut aussi vite qu’elle n’était apparue), ou un personnage célèbre ! Mais non, je dois me farcir ma propre vie et, qui plus est, des évènements déjà vécus ! Sans surprise !
Il se voyait marchant en rue, direction : le boulot. Il s’en rappelait… ce serait une journée de merde. Ne pouvait-il pas se mettre en stand-by jusqu’au soir ? S’épargner ça ?
Après tout, une fois arrivé au petit magasin, comme prévu, il retrouverait le masque et réintégrerait probablement sa vie. Du moins l’espérait-il !
D’ordinaire, Gaspard ne se rendait pas compte du nombre de fois où il regardait les filles passer. C’était sans doute machinal, il ne remarquait pas vraiment ce qu’il faisait d’habitude. Mais là, en spectateur, il avait l’impression que la moitié du temps de son trajet était passée à cet exercice. Il se trouva un peu pathétique. D’autant plus qu’il avait déjà une copine, enfin… non, il ne voulait pas y penser.
Le trajet était déjà lourd en temps normal, mais enfermé dans son corps c’était encore plus pesant. C’était long, et même les petits jeux auxquels il jouait sur son portable lui paraissaient barbants.
Même chose au travail. En être témoin passif était affreux, surtout quand il voyait les fautes d’orthographe qui lui échappaient. Et dire que les clients allaient voir ça !
Il y avait aussi ses collègues. Il percevait mieux le regard des gens, la position d’observateur lui permettait de déceler plus de détails. Il découvrit que l’accueillante ne l’aimait pas trop – ça se lisait à son expression, comment pouvait-il ne pas l’avoir vu avant ? – et que son patron n’en avait rien à faire de lui – malgré ses airs faussement affectés. Et vas-y que j’te rajoute un dossier, vas-y que j’te glisse une pique l’air de rien. Gaspard, l’enfermé, constatait à présent toutes ces petites choses flagrantes alors que d’habitude… Sans doute que d’habitude il les évitait, ne voulant tout simplement pas les savoir.
— Imbécile… se murmura-t-il à lui-même tout autant qu’à lui-même.
La journée passa comme un long supplice. Comme s’il était coincé devant le film le plus pénible au monde tout en étant attaché au fauteuil. Mais bientôt… Il se promènerait en rue ; bientôt il ferait ce détour curieux et bientôt il retrouverait le magasin bizarre… Bientôt !
L’air avait un petit parfum de découverte ce jour-là. Il s’en rappelait. Il avait eu envie de dévier un peu, s’aventurer dans d’autres rues. Ah ! Dans quelques minutes, il retrouverait enfin le masque ! Vite !
Une vibration dans sa poche. Maudit téléphone. Ah oui, songea-t-il, dépité, il l’avait oublié…
L’autre décrocha. Bien sûr, puisque c’était Nora ! On décroche toujours pour Nora… Ah, s’il pouvait ne fut-ce qu’un tout petit peu s’influencer, il se débrouillerait pour que ce foutu téléphone glisse de ses doigts et se casse la gueule sur un pavé. Ou n’importe quoi, du moment qu’il puisse éviter l’appel. Mais non… Il ne pouvait que bouillonner en pensant à ce qui allait se passer.
— Salut, dit Nora d’une voix un peu éteinte et qui semblait fort éloignée.
— Salut Nor. Je pensais justement à toi. Ça va ?
Gros mensonge, commenta au passage le Gaspard-intérieur.
— Non, en fait, pas trop…
Ah ! Cette voix ! Il se rappelait qu’elle l’invitait tellement à la consoler. Le piège !
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu veux que je vienne ? (« ah le con, arrête, raccroche ! »)
— Non, justement.
Là, le Gaspard témoin, déjà moins dupe car déjà déçu, comprit son erreur passée.
— Qu’est-ce que t’as encore ? lança-t-il sans ménagement.
« Voilà l’erreur, tu t’es fâché ! Tu te fâches toujours pour des conneries… et tu le sais … »
— Ça va ! Te fâches pas comme ça, au quart de tour ! reprit-elle, la voix moins enrouée.
— C’est toi qui me gonfles, j’ai pas la tête pour tes histoires de doutes, lâche-moi.
— Et bien, très bien, j’te lâche ! Mais ne m’appelle plus quand tu seras désespéré et que t’auras besoin de moi, j’te répondrai plus !
Et elle avait raccroché. Et il avait pleuré… enfin, intérieurement. Ça, le Gaspard témoin le sentait en plus de s’en rappeler. Il connaissait bien cette bataille qui consistait en détourner les larmes et les sanglots en crispant sa gorge et même tout son corps. Les crispations de la fierté mal placée.
Il avait oublié que c’était la vraie raison de son errance dans les rues. Il avait eu besoin d’air après cet énième appel raté avec Nora. Du fond de son corps, enfermé, il trouva la scène à nouveau pathétique. Il se faisait honte à lui-même.
Passe… Passe là-dessus, Gaspard.
Ça ira mieux quand tu reviendras dans ta peau. Maintenant tu vas retrouver le masque. Encore quelques minutes et tu arriveras au magasin. L’impulsion te guidera, tu voudras rentrer pour trouver n’importe quoi – un truc qui te consolera de pas savoir comment aimer ta copine. Allez vas-y !
Le magasin se découpait dans son champ de vision. La porte n’était plus qu’à quelques mètres. Gaspard saisit la poignée.
— Allez ! Vas-y !!
La main s’arrêta d’un coup. Son hôte parla tout haut.
— Mais c’est quoi, tu veux quoi ?
— Rentre !!
— Non !
— Quoi ? Tu… tu m’entends ?
— Depuis ce matin je t’entends ! Tais-toi !
— D’accord, mais alors rentre !
— Non !!
Et Gaspard, son hôte, son lui – entendant des voix – s’en alla d’un coup vers un avenir qu’il ne connaissait plus…
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