Le désœuvrement du souffleur - 5
— Ça y est ! On y est ! Enfin !
— T’emballe pas trop, murmura son corps, encore endolori par la chute. L’hôte avait tellement mal qu’il en oubliait d’avoir peur et avait aussi cessé de constamment lui résister.
Ils venaient de passer la porte de l’échoppe. Il salua le vendeur, d’un air hésitant.
— Je viens pour les masques.
— Par ici, répondit aimablement le vieillard. Entrez.
On y est presque ! Gaspard n’en pouvait plus, ça faisait tellement longtemps qu’il attendait ça ! Il se demandait encore s’il serait de retour dans son corps au matin de sa première rencontre avec le masque ou s’il continuerait sa vie à partir de maintenant. Qu’importe, il devait vite…
— Attendez ! dit soudain l’antiquaire. Mais… Mais vous portez un de mes masques. Venez par ici.
Le vieil homme examina quelques instants son hôte, il inspecta son visage (le pauvre n’avait même pas la force de résister à ce drôle d’examen), scruta ses yeux. Gaspard avait beau être coincé au fond de cette tête, il avait l’impression que par-delà ses orbites le mystérieux tenancier le voyait directement.
— Vous m’entendez ? murmura le Gaspard interne, ému.
— Oui… dit le vieil homme scrutateur. Oui ! Vous m’avez pris mon masque ! Et vous n’avez pas payé !
— Je vous paierai ! Mais pouvez-vous me le retirer ? dit l’hôte, mollement et sans bien comprendre. Ce sera dangereux ?
— Je ne saurais le dire… répondit le vendeur, pensif. Le sage vous dirait que vous avez enfin découvert qui vous étiez. Et il le dirait pour vous deux. Mais moi je dirais que vous n’avez pas écouté ma consigne : pour décorer ! Non, je ne sais pas vous le retirer, la seule chose que pourriez faire c’est tenter votre chance en en mettant un nouveau. Mais choisissez bien. Et payez moi d’avance, cette fois !
— Je ne comprends pas…
— C’est bon, moi je comprends, dit le Gaspard des tréfonds. File dans la petite salle et trouve le masque à visage humain et enfile-le !
— J’espère qu’après je n’entendrais plus jamais ma propre voix ! répondit l’hôte tout haut, en laissant le vieillard derrière lui.
Il s’élança vers la petite salle, non sans marcher sur la moitié des objets étalés par terre, et écarta le rideau.
Les masques étaient bien là. Gaspard sentit l’excitation et la peur de son hôte se mêler à ses émotions, pour une fois ils n’étaient pas décalés.
— Là, il est là ! Cria Gaspard.
— Où ? répondit le corps, un peu perdu.
— Ah ! Quatrième en partant de la gauche, troisième en partant du haut !
Le Gaspard-acteur chercha malgré la précision des indications. Quel empoté ! songea l’intérieur, bouillonnant d’impatience.
— Vous n’avez pas payé ! criait le vendeur derrière le rideau.
Mais Gaspard, corps et voix, n’en avait plus rien à faire. Le masque était dans sa main – dans leur main – et il(s) s’empressa(ssèrent) de le placer sur son/leur visage(s).
Ses yeux, encadrés par les orbites du masque, peinaient à s’ouvrir. Quelque chose avait changé.
Il força un peu pour que ses paupières s’ouvrent enfin, mais rien n’y faisait.
Sa respiration était ample, comme s’il dormait. Il sentait son corps être allongé assez confortablement sur un matelas. Un léger ronflement le surprit. Était-ce lui qui venait de le produire ?
Ses yeux s’ouvrirent alors. Pas parce qu’il l’avait décidé, mais tout seuls. Il y avait devant lui un radiateur, l’extrémité d’une table de nuit et un réveil – affichant 7h –, le tout baignait dans un doux soleil matinal que les rideaux filtraient. Sa chambre, donc…
Il ne voyait pas bien, comme s’il était en train de porter le masque et que les orbites introduisaient un contour noir dans son champ de vision. Son premier réflexe fut d’essayer de l’enlever, mais les gestes qu’il tentait d’effectuer ne s’amorçaient pas.
Pourtant, il bougeait.
— Mais qu’est-ce que… ? murmura-t-il, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Les mots n’étaient apparus que dans sa tête.
Une voix lui répondit.
— Salut… Vieux. Elle semblait venir d’ailleurs : ni de sa bouche, ni de la bouche de son corps, ni d’aucune bouche, d’ailleurs. « Ne te fatigue pas trop, continua-t-elle.
— Je suis où, c’est mon corps ?
— Oui… Enfin, notre corps, ajouta cette voix qu’il ne connaissait que trop bien. Alors ? tu comprends maintenant ? Ce que tu vis, c’est ce que j’ai vécu.
— Mais je croyais que tu étais une voix ! Que j’étais fou !
— Qui sait ? On l’est peut-être. Et ça ne m’étonnerait pas que notre hôte nous ignore jusqu’à un certain point, avant de…
Mais déjà, le Gaspard corps, s’inspectant dans le miroir, avec sa barbe de trois jours, commençait à grimacer. Sa main vint s’abattre sur sa tempe. « Qu’est-ce que j’ai, moi ? ».
— Déjà ? intervint le premier incarné. Bon, va falloir faire autrement.
— Tu penses à quoi ?
« Qu’est-ce que vous voulez ? Où êtes-vous ? » s’enflamma l’hôte, qui tapait sur sa tête.
— Attendez, les gars… j’ai une idée…
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