Chapitre 2.6 : L'Alterworld
À perte de vue s’étendait sous un ciel d’azur la canopée émeraude de jungles ancestrales. De cette mer de verdure montaient les bruissements de nuées d’insectes, ainsi que les chants de paradis d’autant d’oiseaux exotiques aux plumages bigarrés.
Mais l’horizontalité de ces cimes arborées était sèchement rompue par de vifs versants, n’étant eux-mêmes qu’un prélude à abruptes falaises. Elles formaient les pieds d’une titanesque chaîne montagneuse se tortillant tel un serpent jusqu’aux confins de ces contrées. Penché au-dessus de l’une de ces hautes et imposantes parois rocheuses, le maître inquisiteur Naka observait avec amusement un groupe de curieuses petites créatures humanoïdes, aux grandes oreilles en pointe et à la queue de singe frétillante.
La joviale petite communauté semblait vivre en paix et s’adonner à de nombreuses activités au sein de son village. Il se constituait de coques de noix géantes aménagées au sol ou encore suspendues aux arbres par des lianes, afin de former autant de bâtiments aériens aux formes arrondies. L’un de ces petits êtres surgit derrière l’inquisiteur, qui bien que l’ayant senti venir n’en fit rien.
– Amusantes, ces petits choses, conclut l’inquisiteur sans même se retourner.
La créature se métamorphosa alors dans l’instant. Elle prit par ce qui semblait être de la magie la forme d’un homme. Un homme en combinaison moulante de cuir noir, rembourrée de coques de protection. Une combinaison impersonnelle, de celles que portaient les services secrets de l’Empire.
– Amusantes, c’est bien le mot, constata le change-forme.
– Tu crois qu’un jour toutes ces choses auront conscience de ce qu’elles sont en réalité ?
– Impossible.
– Mais imagine deux minutes que cela arrive. Comment pourraient-elles seulement continuer à exister si, d’une façon ou d’une autre, elles l’apprenaient ?
– Justement, elles n’existent pas.
– Regarde-les attentivement. Elles rient, elles pleurent, elles ressentent la douleur… Tout ceci est créé de toute pièce par un programme informatique, certes. Mais cela rend-t-il ce qu’elles ressentent moins vrais que ce que nous-même éprouvons, nous qui sommes des sortes de programmes organiques ?
– Je ne me pose pas ce genre de questions, continua l’homme en noir en haussant les épaules. Et si vous dites vrai alors ces choses seraient probablement reconnues comme hérétiques puis purgées.
– Probablement, oui… Et où sommes-nous ?
– Sur le continent de Zurkannie. Mais ce monde ci est vraiment très vaste.
– L’Alterworld me surprendra toujours.
En effet, chaque passage dans les méandres de l’Alterworld avait de quoi surprendre, même lorsque l’on pensait avoir tout vu. En vérité cet espace virtuel évoluant en parallèle du monde réel se trouvait être si vaste que l’esprit humain était incapable d’en appréhender les limites. En cela il était devenu une sorte de second univers comportant des millions, et peut-être même des milliards de réalités alternatives. On y retrouvait aussi bien de grands espaces de marchandage en ligne que des salles de discussions, des contenus de divertissements variés, des banques de données de toutes sortes, des salles de jeux, et tout ce que l’esprit humain fut un jour capable de concevoir et peut-être plus encore.
Dans le cas présent, il s’agissait de l’un de ces mondes peuplés de créatures fantastiques. Un monde dans lesquels les gens aimaient se perdre quelques heures en revêtant la peau d’un autre, pour vivre de grandes aventures peuplées de monstres et de magie. Plus personne ne savait vraiment comment était apparu l’Alterworld. Les plus grands historiens semblaient être arrivés à la conclusion qu’il s’était bâti peu à peu sur la technologie du Réseau, lui-même adapté d’une technologie plus ancienne de l’Ancien Monde. Quoiqu’il en soit, il avait pour ainsi dire toujours fait partie du quotidien et s’entremêlait naturellement avec le monde dit réel. Les deux étaient même devenus interdépendants, si bien que personne n’aurait même songé que l’on puisse vivre sans l’un des deux.
– Cela faisait un moment que tu n’avais pas fait de rapport, reprit Naka.
– Oui, pardonnez-moi ce manque de rigueur. La sécurité de ma couverture l’exigeait.
– Je le comprends bien. Mais vas-y, je t’en prie.
– J’ai réussi à me lier avec des membres importants de la secte visée. Ils rassemblent leurs fidèles, autant dans l’Alterworld qu’en dehors. C’est très préoccupant. On dirait que l’un d’eux réussi finalement à les unir.
– Très préoccupant, en effet. Nous espérions que cela n’arrive pas. Mais malgré nos efforts, ils se sont tout de même trouvé un chef…, continua l’inquisiteur en réfléchissant à haute voix. Tu connais son nom ?
– Personne ne le connaît vraiment. Même les personnages les plus influents des divers groupuscules se demandent s’il existe réellement. Il semble cultiver le secret et agit comme un paranoïaque extrême.
– Et à raison. Cela démontre qu’il a conscience de nos moyens. Il sera d’autant plus difficile à atteindre.
Naka soupira longuement en continuant d’observer le petit village en contrebas. Il se perdit dans ses réflexions quelques instants, l’espion à ses côtés attendant de prendre ses nouveaux ordres.
– Nous ne pouvons pas faire grand-chose en l’état actuel. Si les Arpenteurs du Vide finissaient par s’allier durablement ils pourraient faire de gros dégâts. Nous devons agir de façon ciblée, et pour cela nous allons devoir obtenir l’identité de ce mystérieux leader. Trouve-la au plus vite.
– À vos ordres, Maître Naka.
C’est alors que derrière les deux hommes surgit un groupe de ces êtres aux airs de petits elfes simiesques. Ils étaient armés d’arcs, de lances à pointes d’os ou de gourdin. Ils en avaient de toute évidence après les deux hommes. Naka se positionna alors face à eux en présentant ses mains en avant.
– Du calme mes petits, dit-il d’un ton amusé.
– Maître, il y a un problème. Ce ne sont pas des programmes à mon avis. Et il n’y a pas de joueurs connectés dans cette partie du monde actuellement…
Naka comprit vite où voulait en venir son agent. Ils étaient face à un groupe d’Arpenteurs du Vide les ayant attentivement observés avant de passer à l’acte. Sans que l’espion ne s’en aperçoive, sa couverture avait était compromise et le groupe qu’il surveillait avait patiemment attendu qu’il commette une erreur.
– Très bien. Bravo, reprit l’inquisiteur en applaudissant mollement. Mais je ne vois pas l’intérêt de nous attaquer ici, à moins que cela suffise à vous calmer les nerfs.
Les Arpenteurs se mirent à ricaner. Ils laissèrent apparaître les petites canines pointues de leurs déguisements, tandis que Naka et son espion passèrent discrètement la main sur leurs armes dissimulées. L’espion attaqua en premier, tirant pour mettre à terre l’une des créatures. Mais Naka fut atteint d’une flèche à l’épaule qui lui fit lâcher prise sur son gunner à impulsion magnétique. Deux créatures atteignirent de leurs flèches l’homme en noir qui tomba à la renverse avant qu’une autre ne vienne l’achever d’un coup de lance en plein abdomen. L’espion se contracta de douleur, Naka profita de cette distraction pour se déconnecter en urgence de l’Alterworld.
Lorsqu’il se redressa dans le confortable siège de son bureau, il émit un râle déchirant. Il n’avait aucune blessure apparente mais ressentit une très vive douleur à l’épaule. Mais comment cela était-il seulement envisageable ? L’Alterworld était conçu pour que toute blessure y soit illusoire et ne se ressente pas sur le véritable corps de l’utilisateur. C’était impossible que ces protocoles de très haute sécurité aient été forcés. Il aurait été catastrophique que cela puisse se produire. L’Alterworld devait à tout prix rester un sanctuaire échappant à la Vraie Mort. Mais en parlant de Vraie Mort, qu’en était-il de l’espion de Naka ? Cette pensée lui traversa l’esprit brièvement alors qu’il hurlait au technoslave situé dans la pièce d’à côté d’appeler une équipe médicale de toute urgence.
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