Chapitre 3.6 : Désolations 1/2
Le trio s’extirpa difficilement du trou de souris par lequel ils avaient rejoint leur monde souterrain. Arpentant les anciennes galeries minières depuis leur enfance, ils en connaissaient chaque pore et chaque boyau. Y compris ce minuscule passage, qu’ils avaient découvert bien des années auparavant. Ils profitèrent longtemps de ce secret pour s’échapper de temps à autre vers la surface sans en avoir eu la permission. Aujourd’hui, cette entorse au règlement leur permis de se frayer un chemin jusqu’au ventre de la montagne sans se faire repérer des soldats impériaux.
Ils se cachèrent tout de suite parmi les décombres d’une maison voisine, prenant le temps d’analyser la situation. Le village de leur enfance continuait de brûler à feu doux. Se mêlaient les odeurs âcres de fumées et les sombres murmures que produisaient les flammes en crépitant sur le bois qu’elles dévoraient. Leur cœur se fendirent en contemplant ses corps sans vie qui jonchaient les rues maintenant désertes de vie, recouvertes de fluide carmin.
Ils passèrent devant des visages familiers que la terreur et la douleur avaient déformé à jamais, gravant ainsi ces dernières images sordides par-dessus tant de souvenirs heureux. Hakon, le tenancier du tripot où Heres et Clovis connurent leur première beuverie avec l’approbation des hommes plus âgés ; à moitié coupé en deux. Danna, la fille du chef de village, celle qui courait amoureusement après Doren depuis des mois ; atrocement brûlée. Et les enfants… C’était sans doute là la vision la plus insoutenable parmi cette sarabande répugnante de scènes atroces. Les brûlants vents de morts qui embaumaient l’air moite de ces intestins chtoniens leur donnèrent la nausée, tentant même de les suffoquer. Mais ils se devaient de continuer malgré leur dégoût.
Heres passa l’écharpe verte de Thalie sur son nez pour couvrir les odeurs de mort et les fumées assassines qui l’assaillaient. Thalie… Non, impossible de se résoudre à imaginer que… Non, impossible.
Tout était calme. Ils crurent un moment que la tempête avait fini par passer. Mais c’est alors que surgirent trois chasseurs. Patrouillant à travers ces décors mourant, l’arme à la main, ces hommes cherchaient à l’évidence à boucler leur méprisable besogne. Les trois jeunes hommes se faufilèrent avec discrétion à travers les ruelles et les ruines, esquivant les quelques assaillants encore présents qui convergeaient maintenant vers le monte-charge. Une détonation de leurs fusils vint se fracasser contre les parois rocheuses pour revenir en un triste écho. Une vie de plus s’achevait.
C’est alors que Heres et ses amis passèrent hâtivement devant une sombre impasse tout juste éclairée par la braise encore vive. Clovis se stoppa net, le regard braqué sur la masse informe logée au fond de cette ruelle sans issue. Ses amis s’arrêtèrent à leur tour, conscient que quelque chose clochait, redoutant cependant de s’arrêter ainsi à découvert. Le jeune homme s’avança dans l’allée avec une mine mortifiée, semblable à celle d’un damné. Il s’avança jusqu’à cette masse noircie par le feu, suivit de ses compagnons Doren et Heres. Il resta là, hagard, fixant le monticule de corps. Tous ces pauvres gens s’étaient retrouvés pris au piège ici avant de se faire massacrer comme du bétail par les hommes de l’Empereur.
Au centre de cette butte macabre, et bien qu’ils aient été en partie calciné, Clovis pu reconnaître ses deux parents. Il se figea quelques secondes, les bras ballants, comme vidé de toute force ou toute pensée, son esprit se voilant du linceul d’une douleur sourde. Cette monstruosité s’insinuait vicieusement au plus profond de son être, gravant en lui cette vision d’horreur. Doren posa une main compatissante sur l’épaule de son ami, l’invitant à détourner le regard comme il le faisait lui-même, plus par sagesse que par faiblesse. Mais Clovis se réfugia dans le mutisme. De ses yeux hazel, plus une seule étincelle de vie ne s’échappa. Il était trop tard, il en avait vu bien assez. Ces deux grandes billes éteintes ne pouvaient plus s’empêcher de fixer cet abominable tableau ; alors Doren le força à rebrousser chemin.
Quelque chose mourut en lui à cet instant, c’était l’évidence même. Et le choc le brisa, le laissant tel un pantin au fils coupés, incapable de la moindre réaction. Mais le trio ne pouvait se permettre de s’arrêter pour pleurer, pas encore. Et ils continuèrent leur route. Très vite, ils arrivèrent devant la maison où vivait Heres et sa famille.
La porte avait visiblement été soufflé dans une explosion. Le jeune homme tenta de se préparer au même choc que Clovis. Heres souffla, il lui fallait calmer son cœur avant qu’il ne se rompe dans sa poitrine. Il approcha lentement, montant avec précaution les quelques marches menant à l’entrée, puis la passa après avoir inspecté la cuisine d’un œil alerte. Il commença à inspecter la pièce, et trouvant le corps sans vie de son père adoptif, il s’effondra au sol. Il gémit péniblement, tentant d’étouffer un sanglot mêlant rage et chagrin. Mais son attention fut très vite attirée par le bruit sourd qui émana de la chambre de Thalie.
Avant qu’il eût le temps de se cacher, un colosse en armure digne d’un mélange d’hoplite et de chevalier des temps anciens apparut dans le couloir. L’air grave, le soldat de Mars s’avança d’un pas résolu vers sa prochaine victime. Heres paniqua et s’empara de l’étrange fusil gisant à côté du corps décapité de Harbard. Ses mains tremblaient intensément et lorsqu’il appuya sur la gâchette, aucun projectile ne sortit. Incapable de se défendre, le jeune homme attendit la mort, terrifié. Il observait son bourreau avec l’intensité paniquée d’une proie sachant son heure arrivée.
Mais c’est alors qu’une main ferme l’agrippa par le col de sa veste et le tira avec force en arrière. « Planque toi ! », entendit-il. Doren envoya au soldat de Mars le reste des explosifs que Harbard n’eut jamais le temps d’utiliser. La déflagration souffla le couloir, projetant le Martien en arrière et endommagea son armure lourde. Encore sonné, les oreilles meurtries d’un acouphène assassin, Doren s’avança dans le couloir encore fumant, le fusil de Harbard à la main. Il prit la peine de corriger le problème de ce dernier en retirant le chargeur pour le réenclencher, puis se positionna au-dessus de l’autre géant, toujours vivant malgré la violence de la détonation. Il l’abattit alors sans ménagement d’un tir dans le buste; simple, et expéditif. Le tir ne fit presque aucun bruit, l’arme de Harbard n’avait rien à voir avec celle qu’il avait l’habitude de manipuler.
Le grand blond se préoccupa alors de son ami qui avait pu se réfugier à temps derrière la lourde table en fer de la cuisine, renversée sur le côté. Il y eu comme un flottement de quelques secondes alors que Heres se relevait.
– Ça va ? demanda simplement Doren.
– Je ferai avec, esquiva Heres en tentant de masquer sa peine derrière un air distant.
Clovis entra alors, toujours aussi hagard qu’un spectre étranger à cette sinistre réalité. Les trois restèrent quelques secondes sans dire un mot, ne sachant que faire maintenant que leur monde était en ruine, et tous ceux qu’ils aimaient morts. C’est alors que leurs oreilles furent attirées par un gémissement provenant de la pièce.
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