Prologue : Projet Zarathoustra

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 Elle virevoltait avec plaisir, fendait l’air dans un léger sifflement. La petite bille de métal montait, descendait, tourbillonnait dans une joyeuse danse d’exhibition. Parfois ses mouvements se faisaient plus lents, saccadés. Après tout, elle ne faisait que suivre le flux de pensée de son manipulateur, qui était inconstant. Ses doigts la guidaient, alors qu’un sourire satisfait refusait de quitter son visage depuis la découverte de ce nouveau don. Du haut de la pièce le discret orbe à l’œil d’ébène veillait sur lui sans un mot.

 Retranché derrière plusieurs dizaines de mètres de béton, l’homme en blouse grise ne pouvait détourner ses yeux de l’écran, les sourcils quelque peu contractés.

 – Et ça va faire trois jours que c’est comme ça ?

 – Exact. Au début il pouvait à peine faire bouger une plume. Et regarde maintenant !

 Les songes du premier s’alourdirent dans un soupir, ses bras se croisèrent. Peut-être que son vieux collègue n’en avait pas conscience, ou peut-être ne voulait-il pas l’admettre. Mais son nouveau sujet d’étude était dangereux.

 – Tous les autres sont morts. Mais lui, regarde ça !

 – Je regarde, je regarde…

 Il releva le menton, laissant la lumière bleue se refléter sur ses fines lunettes. Le deuxième compris rapidement la contrariété qui l’habitait.

 – Très honnêtement, je pensais que tu serais plus enthousiaste.

 – Pour une bille qui vole ? Sérieusement ?

 – Ne te fait pas plus idiot que tu ne l’es Woden. Tu comprends comme moi le potentiel de ces recherches.

 – Ce que je constate en premier lieu, c’est que tous les autres sont morts.

 Woden le pensais sincèrement. La guerre l’avait changé, une passion nouvelle pour la préservation de la vie avait vu le jour en lui. Peut-être trop tard, après tant de sacrifices, mais sans doute était-ce mieux que rien. Pour l’heure, ses confrères se lançaient à corps perdu dans une nouvelle aventure qu’il entrevoyait déjà gorgée de sang.

 La lassitude le gagnait. Les lambeaux de sa conscience ne surmontaient plus les résultats désastreux de ses précédentes recherches. « Une ultime victoire », lui disait-on. Son nom resterait gravé dans l’histoire de l’Humanité ! Conneries.

 – Je ne sais pas quoi te dire. C’est comme ça je suppose. On ne stoppera pas ces recherches à cause de tes états d’âme.

 – Oh pour ça je vous fais pleinement confiance…

 Une main vint se placer sur son épaule, alors que Woden fixait toujours le cobaye dans sa cellule immaculée.

 – On sait que tu as du mal à passer le cap. Tu sais, cornant Ty…

 – Ça va, je m’en remettrai !

 Il s’agita et la main s’éleva pour retourner dans la poche d’une blouse.

 – Prends tous les repos dont tu as besoin. En attendant je me charge de ça.

 – Zarathoustra…

 Son compagnon hocha la tête. Toujours captivé par l’écran il n’en vit rien, mais le devina à son silence.

 – C’est une erreur. Il faut tout stopper.

 – Aucune chance, c’est notre seule issue. Il faut tout recommencer à zéro, ailleurs.

 Il fixa lui aussi l’écran.

 – C’est notre avenir.

***

 La nuit dernière, le cobaye était mort. Il tint presque deux mois. Il n’était pas le premier et d’autres arrivèrent entre temps, mais c’est de loin celui qui résista le plus longuement. Mais ses métastases éclaires eurent raison de lui. Le nouveau chef de projet était venu le lui annoncer en personne ce matin. Qu’est-ce qu’il espérait, le faire revenir ? Raté.

 Un râle crépitant l’extirpa avec rudesse de ses pensées. Son esprit se hissait au garde à vous, alors que son attention se tourna pleine et entière vers la chose meurtrie et avachie sur son lit médicalisé. Woden passa la main sur cette moitié de visage restée intacte, l’autre couverte d’un demi-masque qui couvrait ses anciennes blessures. Le patient retourna presque aussitôt dans les limbes d’où il s’était extirpé. Mais pas avant d’avoir lancé un trop long regard à l’encontre de l’homme à son chevet.

 Woden reconnu sans mal les émotions qui débordaient de sous ces rafistolages de viande et d’os. Lui non plus ne se pardonnerait jamais. Il resta encore deux petites heures, veillant sans un mot en lisant les dernières actualités sur son holotablette. Quand il fut certain qu’il n’aurait pas d’autre contact pour aujourd’hui, il s’éclipsa et sorti de l’hôpital.

 Ses dents attrapèrent un petit bâton de mort, son pouce appuya pour faire jaillir la flammèche. Il leva le menton tout en soufflant du nez tel un dragon exténué. Que cet endroit avait changé. Ce dédale d’acier, de verre, de béton, pareil aux entrailles d’un titan de technologie ; il ne le reconnaissait pas. Toute la cité s’était métamorphosée en quelques années, mais la vitesse à laquelle les choses avaient muté le laissait de marbre. Il ne serait plus jamais étonné de rien même s’il reconnaissait sans mal le caractère prodigieux de cette mutation.

 Une chose restait la même cependant. Peu importe l’apparence de la cité, elle ne serait jamais son foyer. Il ne faudrait pas rester ici trop longtemps, les autres commençaient déjà à changer. Les nouveaux mondes aspiraient les siens dans un tourbillon de rêves et d’espoirs comme autant de marais aux relents de roses. Mais ils resteraient des marais, des cloaques de putréfactions où s’enfoncer revenait à mourir lentement.

 Une pub holographique qui surplombait l’avenue l’arrêta quelques secondes, la tête levée à s’en péter la nuque. Son jeune élève, dans toute sa gloire. Auréolé tel un archange, sourire au lèvre, l’épée à vibrolame tenue dans une main ferme alors qu’il reposait sur le corps du monstre, identique à celui de ces machines de guerres de temps pas si lointain, pourtant à des années lumières de là. Le nouveau Saint Michel en somme. Qui connaissait réellement l’histoire aurait choisi la figure de Percée et de la Méduse, pensa-t-il en écrasant son mégo avec trop d’insistance.

 Mais les adorateurs de son disciple, toujours plus nombreux, se moquait bien de choses aussi triviales que le réel. Les nouvelles réalités rebattaient les cartes, restructuraient le sens même du mot. Cinq années depuis la victoire. Pourtant Woden se refusait à considérer cette fin bâclée comme telle.

***

 Entrer dans le saint des saints du nouveau monde fut facile. Tous le laissèrent franchir les postes de garde sans même vérifier son identité. Rien d’étonnant, sa notoriété faisait foi. Depuis que son protégé était revenu des enfers, il aimait venir méditer devant son butin.

 Après toutes ses années, Woden restait incapable de se décider s’il admirait plus cet engin qu’il le terrifiait. La chose était prodigieuse, révolutionnaire sur tous les plans. Le portail vers les autres mondes était si évident dans son idée de conception. Mais son exécution… Aucun humain n’y serait parvenu. Pourtant, le trophée arraché à l’ennemie vaincue gardait un goût amer. A ses yeux il ne serait qu’un soin palliatif incapable d’aider l’humanité dans ces heures incertaines.

 L’ancien monde n’était plus. Les nouveaux étaient… Il ne les aimait pas, point. Woden avait un mauvais pressentiment à leur égard. Cette boîte de pandore qui restait solidement arrimée ici, gardée nuit et jour par une petite légion d’hommes armés. Son pouvoir était trop grand pour lui, pour eux tous. Elle était un ajout malvenu sur une montagne d’autres problématique à résoudre.

 Au-delà de ses distractions résidait la grande question, la seule qui comptait : et maintenant ? La Terre était mourante. La Croisade des Artificielles l’avait laissé à l’agonie, et son dénouement soulevait plus de question et d’enjeux que le conflit lui-même. Depuis que l’Éminence faisait partie du décor, tout avait radicalement changé.

***

 La foule exultait, alors que les projecteurs holographiques fixés aux plafonds de verre laissaient entrevoir les portes du paradis promis. Les explosions qu’ils projetaient se faisaient joyeuses, dorées comme autant d’astres éphémères dans la nuit sans fin. Ces pétarades étaient de celles des temps anciens, avant la Guerre des Races, la Croisade des Artificiels ; avant la Chute. Ces feux étaient le symbole d’époques moins rudes. Il leur avait promis le retour à ces instants de gloire. Et ils l’avaient cru.

 Le reflet d’or du géant holographique n’abaissa jamais sa capuche, ne retroussa jamais ses amples manches. Son ancien élève et ancien ami épargnerait la vue de ses stigmates à ses adorateurs. Sa légende avait grandi, boursoufflé jusqu’à accoucher de cette caricature de messie qu’il incarnait maintenant avec détermination. Mais dans le fond, c’était toujours le même gamin si dévoué à protéger les autres. Sa route vers les enfers se pavaient de bonnes intentions.

 S’en était trop pour Woden, il fallait fuir. Ses anciens collègues et amis l’attendaient déjà loin de là. Leurs recherches devaient continuer car plus que jamais, le projet Zarathoustra prenait son sens. La nature du divin s’était révélée aux hommes alors qu’il combattait la bête de l’apocalypse qu’ils avaient eux-mêmes lâché sur le monde. Restait à savoir que faire de cette ultime cadeau des cieux.

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