Chapitre 8.1 : Calvaires
Pas d’étoiles dans les cieux. Labos restait songeur.
– Cadian vous trouve cinglé.
– Cadian est un mou.
La relique vivante se tourna, observa attentivement la matriarche du Culte. Elle était si jeune elle aussi. Mais son esprit trahissait une certaine lassitude propre aux aînés. Peut-être était-ce dû au fait qu’elle vivait une seconde vie, celle d’après son amnésie volontaire. Qui pouvait dire ce qui avait été annihilé, combien de connaissances précieuses leur avaient échappé ? Des années à tenter de reconstruire son esprit après sa capture. Et si peu de résultat.
– Je ne me mêle pas de ses affaires, haussa-t-elle.
– Vous devriez.
– Je ne m’intéresse qu’aux comploteurs, la populace peut être écrasée ou graciée, je m’en moque. Seuls ceux qui osent remettre en cause sa divinité m’intéresse.
Enfin. Labos reconnu l’idiotie de la jeunesse.
– Une telle dévotion… C’est admirable.
– On ne défie pas Dieu.
– Et quand Dieu se trompe alors, que faire ? Qui pour le ramener à la raison ?
Le visage de Cassandre se décomposa. Avant qu’un seul mot ne franchisse ses lèvres hésitantes, Labos entama sa plaidoirie.
– Il a changé. Si vous saviez ce qu’il a changé… Notre rêve est mort.
– Je me moque de vos analyses. C’est du blasphème !
– Je suis simplement lucide. Vous savez comme moi qu’il perd du terrain. Il reste de plus en plus longtemps de l’autre côté. Il s’embourbe, chasse des fantômes.
La matriarche aurait voulu balayer les mots du vieillard d’un simple revers. Mais la fidélité de Labos n’avait d’égal que son franc parler. Elle était là, sa totale dévotion envers son maître.
– Parfois, il se glisse jusque dans mes quartiers. Je l’entends murmurer dans son sommeil. Et je devine sa douleur, confia-t-elle.
– Il se perd entre passé et présent, dessine des futurs déjà produits qu’il entrevoit toujours tragiques. Son esprit s’affaisse.
– Simplement une mauvaise passe, tenta Cassandre.
Labos marqua une courte pause. Il reprit en pesant ses mots sans pour autant se trahir.
– J’observe son agonie depuis des siècles. Il arrive au bout de ses forces.
Il se tourna de nouveau vers cette mer abyssale sans astres.
– Personne, même aussi puissant que lui, ne peut espérer survivre à une telle douleur. C’est déjà miraculeux qu’il ait tenu si longtemps.
La réalité frappa Cassandre au cœur. Il se gonfla jusqu’à déborder dans sa gorge nouée. Elle aussi, elle avait pu constater la dégradation des facultés mentales de son dieu. Son souffle se faisait plus court, elle se savait impuissante face à ses souffrances et regarderait l’objet de son amour inconditionnel s’étioler sous ses yeux. Elle osa une ultime question, idiote, mais en espérant une lueur d’espoir.
– Et… maintenant ?
– Il s’enfoncera toujours plus dans sa folie, trancha Labos.
Cassandre replia les jambes sur son fauteuil pour passer ses longs bras fins autour.
***
Elle se balançait frénétiquement d’avant en arrière, enlaçant ses genoux avec ses bras. Son regard vert se fixait au sol, comme amarré par deux encres de mousse. Ils ne lui laissaient même plus le répit de se camoufler derrière son abondante tignasse noire. Ils l’avaient rasée.
Revêtue d’une simple tunique légère lui laissant le sentiment d’être totalement nue, privée de ses cheveux, Thalie voyait son identité mourir davantage. De la jeune femme si joyeuse qu’elle avait été, il ne restait rien. C’est comme ça que sa vie se finirait ? La question revenait un peu plus oppressante à chaque rencontre avec ces atrocités bipèdes et leurs sbires cybernétiques. À la réflexion, chaque journée passée entre leurs mains la rapprochait d’eux : une carcasse mutilée et évidée de son âme.
Dans quelques heures, ils viendraient la chercher. Elle avait parfaitement compris ce qu’ils comptaient lui faire. Elle avait suffisamment assisté Harbard dans sa clinique pour le savoir. Peut-être que demain, elle les suivrait. Sans opposer de résistance. De toute façon, même si elle se réveillait de son opération, elle était certaine d’en mourir de l’intérieur.
– Tu dois leur résister.
Thalie releva la tête. Elle ne trouva rien de plus que le silence et la solitude de sa cellule.
– Tu dois te battre !
Elle tourna la tête vers son lit, prise de stupeur à la vue de celle qui se tenait sur ce dernier.
Une jeune femme dans sa tranche d’âge. D’une pâleur à lui rappeler les neiges éternelles de ses montagnes. Incrustés sur ce visage grâcieux et délicat, deux yeux d’un rouge vif la scrutaient avec attention. On aurait presque pu les confondre avec deux tâches d’un sang bien oxygéné tant leur couleur tranchait avec le blanc de ses cheveux et de sa peau.
– Qui es-tu ? s’empressa de demande Thalie.
– L’une de leurs trop nombreuses victimes. Comme toi.
Thalie eu un coup d’œil anxieux vers la caméra qui la scrutait passivement dans un coin de la pièce.
– Rassure-toi, ils ne peuvent pas me voir. Je suis un fantôme pour eux.
La jeune femme ferma les yeux, comme pour se réveiller de ce cauchemar. Et lorsqu’elle les rouvrit, l’étrange apparition n’était plus sur son lit. Elle avait vadrouillé jusque sous le nez de la caméra.
– Moi aussi ils m’ont maltraité. Les hommes ne connaissent aucune limite dans leur cruauté. Ce sont des animaux trop malins pour avoir ce genre de retenues.
– Que veux-tu ?
– T’aider, tout simplement.
– Et comment ? Tu peux me faire sortir ?
– Hélas non, avoua le mystérieux fantôme aux yeux grenat.
Malgré ses airs doux, la jeune femme qui se tenait devant Thalie dégageait un quelque chose de perturbant. Peut-être était-ce à cause de son apparence à mi-chemin entre la femme et le rat de laboratoire. Elles portaient d’ailleurs la même tunique trop légère pour laisser place à la pudeur. L’apparition vint se placer face à Thalie avec finesse, avançant lentement pour ne pas la brusquer. Elle s’agenouilla finalement avec calme, ses grands yeux perturbants dévisageant Thalie avec compassion.
– Je ne peux pas t’aider à t’enfuir. Moi aussi je dois me cacher d’eux. Mais demain, je serais à tes côtés et je t’aiderais. Si tu me fais confiance.
Thalie hésita une fraction de seconde ; un instant de trop. Le mystérieux fantôme s’était envolé en la laissant seule avec ses angoisses, persuadée que son esprit commençait à dérailler.
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