Retour à l'anormal / Amorce

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Il aura échappé à tout le monde – excepté aux quelques âmes égarées qui perdent leur temps à lire mes complaintes – que mon Carnet de Confinement n’avait pas duré au-delà de cinq jours. Et pour cause, cet auto-apitoiement ne profitait à personne, et surtout pas à moi. Passé les premiers jours et le besoin d’extérioriser ma frustration, je me suis reprise en main, je me suis gavée d'anxiolytiques, et j’ai décidé de mettre à profit ce « temps de pause » pour faire ce que le rythme habituel de ma vie ne me laisse pas le temps de mettre en œuvre. Alors, j’ai déblayé des galets et taillé des arbustes dans le jardin, j’ai initié une tradition tardive de parties de jeux en ligne avec Sally, j’ai achevé l’écriture du Rêveur Seul, et j’ai avancé dans la lecture de mon affolante collection de comics. J’ai pris le pli, je me suis faite à cette nouvelle vie et, malgré un joli lot de frustrations, j’ai commencé à apprécier de prendre le temps de faire les choses, comme elles viennent, quand je veux.

Je vivotais le jour, je travaillais la nuit, on rivalisait d’inventivité pour perpétuer des liens humains. Puis à la pause confinée, a succédé la quiétude de vacances d’été précoces. Trois jours chrono pour envoyer tous mes écrits d’évaluations sur l’ENT de l’université, et je me suis retrouvée au repos. Trois jours plus tard, le monde s’ouvrait, et on abolissait les frontières de nos petits quartiers. Je retrouvais mes amis, ma sœur, puis enfin Sally. Voilà qu’un nouveau rythme s’instaurait, nos visites successives de l’une à l’autre. Et entre deux pincées de bonheur et virées en train, je poursuivais l’écriture de SMOOTHIE.

Le confinement m’a laissé un souvenir peu amer, finalement. J’ai redécouvert mon village, j’ai trouvé de nouvelles façons de communiquer avec mon entourage, j’ai découvert à distance certains de mes camarades, j’ai rempli le temps de culture éparse. J’ai appris à laisser couler, à m’en foutre. Au bout d’un mois, je passais mes journées mal fringuée, avec du poil aux pattes. On était tous dans le même bateau. Avant ça, j’imagine que jamais je n’aurais osé sortir dans la rue avec les jambes pas épilées, en short ample, en plein cycle menstruel avec juste une culotte rembourrée. Aujourd’hui, je m’en cogne que les passants matent ma fourrure ou qu’une tache de sang dégorge sur mon jean en pleine rue. Parce que, déjà, bizarrement, le regard des autres pèse moins derrière un masque, à demi-visage seulement. Mais aussi parce que ça n’a aucune importance. Les gens que j’aime et qui m’ont manqué comptent, mes projets personnels comptent, notre impact sur cette planète compte. Être belle ou susciter l’adhésion commune d’inconnus passagers, c’est du vent.

Je n’achète presque plus de protections hygiéniques jetables, de mouchoirs en papier, de bouteilles en plastique. J’essaye de raisonner mes dépenses, de ne pas investir compulsivement dans des dizaines de jeux que je n’ai pas le temps d’attaquer. Je ne suis pas parfaite, mon budget fond en train et en BD, mais je fais des efforts. Enfin, j’essaye.

Et puis nous voilà rendus en septembre. De retour à la fac, alors que les médias nous bassinent avec la menace d’une seconde vague épidémique. Et là, je me rends compte de ce que ce break confiné a bousillé en moi. Je m’en rends compte, parce que je n’ai plus aucune envie de mettre le nez dehors. Pas parce que j’ai peur, non, mais parce que chaque regard sur le monde me laisse perplexe, m’énerve, m’agresse. Parce que toutes les contraintes de cette Terreur ambiante m’oppressent. Non que je manque de sens commun – du moins, pas trop. Je ne rechigne pas à prendre sur moi pour protéger mon prochain. Ce qui m’insurge c’est l’absurdité, l’incohérence, voire parfois le danger de toutes les mesures qu’on nous impose. Je me sens esclave d’un système aliénant qui nous embrouille et nous pompe le cerveau pour mieux nous abrutir. Et j’ai envie de me cacher, de me terrer chez moi comme dans un abri anti-connerie jusqu’à ce que le monde soit redevenu normal. Mais je le sais, et c’est ça qui m’effraie, en définitif : rien ne redeviendra normal, du moins pas avant longtemps.

C’est pour ça que j’écris. Pour conjurer ma peur, soulager ma frustration, alléger ma colère. Me donner l’illusion que je n’accepte pas tout les bras croisés. Ou alors qu’au moins, même si je garde les bras croisés, mon regard reste vif et critique. Parce que, comme la plupart d’entre nous, j’ai encore bien davantage que mes yeux pour pleurer : j’ai encore les yeux pour voir, et l’écriture pour mettre à distance.

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