Retour à l'anormal / Jour 2
Le campus universitaire a repris vie. Je descends au métro, comme autrefois, et je me plante devant la porte. « Merde, j’ai oublié mon masque ! » Je remonte chez moi, déjà énervée par ce début de journée. Je fourre deux ou trois filtres buccaux au fond de ma besace, pour pallier mes oublis qui, je le sais, seront monnaie courante. Ça m'apprendra, à être médisante avec les occulte-visages généreusement offerts par l’administration de la fac !
Dans le métro, on retrouve la même atmosphère étouffante que jadis. Les mêmes rames bondées, les mêmes ivrognes trop matinaux, les poussettes-tamponneuses pleines de mioches qui bouffent de la compote avec les doigts. Je me dis qu’au moins, le masque me passe un peu l’envie de cracher dans leur pot.
Je descends à ma station pour découvrir les portiques flambants neufs qu’il leur a fallu dix mois pour installer, aux pires endroits possibles. Les trois portes battantes font office d'entonnoir et créent un véritable embouteillage humain, au sommet de l’escalator, seule issue possible du quai souterrain. Je renonce à me frayer un chemin dans la foule, pour ne pas pousser la proximité au paroxysme des jeux d’épaules, et j’attends patiemment mon tour, mais bientôt c’est moi que l’on pousse derrière. Et je soupire, en constatant que même une pandémie mondiale, ça ne forcera pas les gens à respecter mon espace vital ! Ma petite bulle de survie…
Je me précipite hors du métro, en évitant de justesse le simulacre d’estropié qui fait la manche au milieu du passage. Endroit logique, sans doute, pour faire la manche, ce qui serait vain dans une impasse. Et dans un autre monde, peut-être, je m’en voudrais de l’ignorer. Mais je l’ignore, presque en refoulant mon dégoût, par habitude, par ras-le-bol. Parce que je me suis rabaissée au rang de ceux qui se demandent ce que les mendiants vont faire de leur argent. Parce que je n’ai plus le temps de me perdre en explications aussi véridiques que dérisoires : « Je n’ai plus de bourses », « J’ai déjà donné à deux personnes cette semaine ». Ce qui est triste est vrai aussi, c’est que je n’ai pas les moyens de sauver le monde, ni de la maladie, ni de la ruine. C’est que je me sens perpétuellement agressée par ces types qui viennent étaler sous mes yeux toute la misère du monde ; que je ne cautionne pas mais contre laquelle je ne peux lutter en donnant une pièce à chacun, pour la simple et bonne raison que je n’ai plus de monnaie, et je ne leur ferai pas l’affront de demander s’ils prennent le sans-contact. Ce qui est affreux, c’est que le monde a aseptisé ma pitié – mais celle de bien d’autres également, je n’en doute pas – et quand quelqu’un me supplie pour une aide que je ne peux apporter, je détourne les yeux. Et je me flagelle intérieurement, non pour mon égoïsme, mais bel et bien parce que je m’en carre.
Je m’en carrerai peut-être moins quand je serai dans la merde. Et la merde, je sais que le monde y file droit, quand je vois ce qu’on dit du climat, quand je fais douloureusement l’état du programme télé à l’image de la société qu’il abreuve, quand je rencontre tous ceux dont les diplômes ferment la porte à l’emploi, quand j’entends que l’art ça ne sert à rien…
Je sors du métro, et je respire. Enfin, j’aimerais. Parce qu’en vérité, je baigne dans le mélange de sueur, de carbone et de buée qui convertit mon masque en auto-anesthésiant. Je bifurque sur le chemin le plus long, par le parc, afin d’entretenir l’espace de cinq minutes l’illusion du grand air, manteau ouvert et foulard dénoué. Et puis j'atteins le parvis de la fac, toujours aussi glissant sous la pluie matinale. J’appréhende déjà le moment où il me faudra passer la porte, pénétrer dans un nouvel étouffoir. Devant, je croise un conférencier drôlement pressé, avec des cheveux gris et de petites lunettes – look musicien ou philosophe, je ne saurais dire, du peu que j’entrevois de sa figure. Mais son tote bag retient mon attention, et l’inscription me semble plus juste que jamais, au point où je me demande si elle a été pensée pour la situation actuelle : « Retour à l’anormal ».
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