Chapitre  III - Retour

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Il y a un immense champ de lavande dont les inflorescences bleu violacé ondoient à perte de vue sous le vent.

Il avance en flottant au-dessus des corolles inodores tandis que des nuages blancs se répandent dans le ciel. Une grappe de points jaunes lumineux jaillit dans cette mer fleurie. Il s’approche en tendant la main pour chercher à cueillir ce brin de mimosa.

Le paysage se fige un instant. La fleur d’or se détache pour venir se blottir dans ses doigts. La pluie se met à tomber sans bruit, seul un bourdonnement lui parvient aux oreilles, celui d’abeilles qui butinent. Puis le paysage tourne autour de lui et, alors que les fleurs surplombent sa tête, le bourdonnement continue ; il pleut de plus en plus fort, les gouttes montent vers son nez, entrent par sa bouche, l’empêchant de respirer comme il faut... Il suffoque et tousse... Il ouvre les yeux. Il tousse encore. Son regard rencontre une statuette trônant sur l’étagère en face de lui, un sourire qui lui évoque quelque chose : celui d’un Bouddha Rieur aperçu chez un marchand. Petit à petit il reprend conscience : la mer... l’oubli.

Le voici allongé dans une pièce dénuée de toute décoration. Quelque part on psalmodie. Ce... bourdonnement parvient jusqu’à lui en résonnant contre les murs nus. Il se redresse. Une douleur à la tête lui fait porter la main sur le plateau du crâne. Il la retire aussitôt, l’endroit est sensible. Quelques traces de sang desséché révèlent qu’il doit avoir une petite plaie. Il se lève mais, pris d’un vertige, il se rassied et ferme un instant les yeux. Quand il les rouvre, un vieil homme se tient devant lui, un sourire accueillant aux lèvres. Ce visage ne lui est pas inconnu. C’est celui du vieux moine qui s’était arrêté devant lui, à Phan Thiết ! Il se pince la peau du bras.

– Oui, vous êtes en vie ! annonce le religieux.

– Mais, où suis-je ?

– Chez vous !

– Chez moi ?

– C’est ici le logement des moines de la pagode qui se trouve juste à côté. Et ceux que nous accueillons sont aussi chez eux. Je suis Liêm.

– Je m’appelle Yann.

– Votre visage me rappelle quelqu’un.

– Le votre aussi.

– Oui, parce que vous m’avez vu à Phan Thiết... Mais moi, j’ai connu dans ma jeunesse un Français qui vous ressemblait beaucoup.

– À propos, comment savez-vous que je suis Français ?

– Votre accent, lorsque vous avez parlé vietnamien avec la serveuse...

– Vous-même, vous parlez très bien français !

– J’ai connu la présence de vos compatriotes pendant mes quinze premières années et j’ai étudié... J’en avais le temps... Mais, parlons de vous ; qu’est-ce que vous êtes allés faire si loin de la côte ?

Yann baisse la tête sans répondre.

– Vous n’êtes pas obligé de le dire... Mais vous savez certainement que ce n’est pas prudent ; vous avez failli vous noyer !

– Justement, c’était mon but ! avoue le jeune homme.

Le moine reste un instant silencieux, attendant que Yann relève son visage. Il le regarde un instant dans les yeux comme s’il condamnait ce geste. Puis il reprend :

– C’est raté. Ce n’était pas encore le moment !

– Comment ça ?

– Vous avez certainement encore des choses à accomplir dans cette vie !

– J’en doute...

– Pourquoi ?

– Je suis gravement malade et mon état va empirer…

– Même s’il ne vous reste qu’un seul jour, votre destin est de le vivre. Et, nous autres bouddhistes, nous croyons en la réincarnation ; le bien que vous faites dans la vie présente sera bénéfique pour votre prochaine vie... mais le mal appellera la douleur... Et je suis persuadé qu’en cherchant à mourir vous faites du mal à quelqu’un... à votre famille, peut-être... Si vous devez souffrir par votre maladie, c’est un prix que vous devez payer pour des actes négatifs que vous avez commis dans votre vie antérieure...

– Je ne sais pas...

– Je ne cherche pas à vous convaincre. Mais, au lieu de chercher des excuses pour mourir, méditez sereinement et vous trouverez certainement des raisons de vivre… Vous pouvez rester ici.

– Merci. Mais, moine Liêm...

– Oui, Yann ?

– Comment suis-je arrivé ici ?

– Un pêcheur vous a amené. Il m’a raconté qu’il vous observait de loin en train de nager. Après un moment il s’est dit que cela devenait dangereux et il est allé à votre rencontre. Il est arrivé juste quand vous commenciez à vous noyer et votre tête a heurté la coque de son canot. Il vous a hissé à bord, non sans mal, et vous a déposé ici car il ne savait d’où vous veniez ; il s’inquiétait aussi qu’en vous emmenant à l’hôpital, on lui fasse des ennuis en raison de la plaie à votre tête... explique le moine. Reposez-vous encore, maintenant, termine-t-il d’une voix apaisante en s’éloignant.

Puis il se retourne :

– Ah ! Si vous avez faim, il y a un bol de cháo sur la table.

« C’est vrai que j’ai faim, se dit Yann. Je n’ai pas mangé depuis mon arrivée sur Ghềnh, c’est à dire... » Il se rend compte qu’il ignore depuis combien de temps il est ici. Il regarde machinalement sa montre. Elle indique 5 h 45. « Elle n’a pas supporté le bain ; elle a dû s’arrêter quand je me suis jeté à l’eau... » pense-t-il. Un coup d’oeil par la fenêtre lui permet d’estimer l’heure à la luminosité : Il doit être environ 18 h.

Il va s’asseoir à la petite table où l’attend un bol en mélaminé accompagné d’une cuillère en aluminium. Il ne lui faut pas longtemps pour avaler la soupe de riz. Il a encore faim mais il ne se sent pas d’attaque pour aller déambuler dehors, d’autant que la nuit tombe. « Qui dort, dîne, dit-on, alors je vais dormir... »

Le lendemain matin, il se lève à l’aube. Il se sent mieux mais son estomac gargouille fort. Il sort de la pièce en espérant trouver le moine. Personne. Il décide d’aller voir dans la pagode. Au moment de vouloir se chausser pour traverser la cour, il s’aperçoit qu’il n’a rien à se mettre aux pieds. Ses tongs doivent encore flotter quelque part dans la mer de Chine. Peu importe, il y va pieds nus.

Entre les deux bâtiments, deux enfants jouent avec des boites de bière vides. Ils sont vêtus de shorts et de chemises déchirés. L’un deux souffre d’un bras atrophié, l’autre semble en meilleure santé. Lorsqu’ils aperçoivent le Français, ils lui sourient. Il s’avance vers eux en leur rendant ce sourire et demande au premier s’il a vu le Liêm, le vieux moine. Il secoue la tête de gauche à droite. Yann se renseigne auprès du deuxième ; celui-ci ne répond pas. Son camarade lance à Yann :

– Nó không thể nghe thấy !

Il est sourd.

– Chú ơi, con đói bụng quá !

Ils ont faim.

Yann leur adresse un sourire désolé et se rend dans la pagode dont il fait rapidement le tour sans trouver le moine. Il revient dans ce qui lui sert de chambre. Sur la table, un autre bol a remplacé celui de la veille. Du cháo. Il prend le bol et la cuillère et sort le donner aux enfants qui le remercient vivement. Il retourne ensuite à l’intérieur où il est surpris de sentir un parfum d’encens. Liêm vient d’allumer un bâtonnet qu’il plante dans un pot de sable devant la statuette.

– Je vous ai rapporté un bol... dit-il avant de se retourner.

– Je l’ai donné aux deux enfants, là-dehors...

– Voilà, par exemple, quelque chose que vous aviez encore à faire !...

– Ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de la misère...

– Les océans se sont remplis avec des gouttes ! fait remarquer le moine, en haussant les sourcils.

Après avoir marqué une pause, il demande :

– Alors, ça va mieux ?

– Oui. Hier soir, je n’ai pas pu m’endormir tout de suite, beaucoup de choses tournaient dans ma tête... J’ai réfléchi... J’ai vu des gens courageux qui ne possèdent pas grand chose ou sont malades... mais qui s’accrochent... J’ai pensé à ce que vous avez dit... Mon caractère optimiste a repris le dessus. Vous avez raison, il faut que je continue ma vie...

– Sage décision.

– Mais je voudrais d’abord rencontrer celui qui m’a sauvé la vie. Vous savez son nom ?

– Il ne me l’a pas laissé. Mais au village des pêcheurs, à Mũi Né, on doit le connaître. Il porte une casquette de marin comme Haddock.

– Haddock ?

– Oui, dans Tintin !

– Vous connaissez ?

– Si peu ; un jour, à Huế, un enfant m’a montré – sur un tableau reproduisant la couverture d’un livre – ce personnage qui l’amusait beaucoup avec sa grosse barbe ! Il m’a raconté que c’est une touriste avec des cheveux rouges qui lui a dit qu’il s’appelait ainsi… Je pense que tu devrais pouvoir le retrouver, peu de marins ici portent ce genre de casquette... Je peux te tutoyer ?

– Bien sûr ! Vous êtes presque de la génération de mon grand-père !

– Justement... Dis-moi, comment s’appelle ton grand-père ? demande le vieux moine dont le visage se fait plus grave.

– Abel.

– Abel Demay ? demande Liêm en levant les sourcils.

– Oui !

– Je m’en doutais... Cette ressemblance... dit le moine en scrutant le visage du jeune homme.

– Vous l’avez connu ?

– Dans ma jeunesse... C’était un homme bon !... Ouh !

Le vieil homme pâlit soudain en grimaçant.

– Qu’est-ce que vous avez ? s’inquiète Yann en aidant Liêm à s’asseoir sur la paillasse.

– Ce n’est pas grave, un coup de fatigue... C’est l’âge... Ecoute, je crois que tu peux maintenant partir, ton esprit est plus clair... Il faut que je me repose...

– Je vais vous aider à aller dans votre chambre...

– C’est ici.

– Mais alors, la nuit dernière...

– Peu importe... Encore une chose : tu vois le Bouddha Rieur, là ? L’encens aura fini de brûler dans quelques secondes. Je veux que tu le prennes et que tu l’emportes avec toi.

– Mais, je...

– Cette statuette te revient de droit ; c’est un porte-bonheur, tout ce qu’elle peut t’apporter est à toi... Va, maintenant, va ! termine Liêm avec une respiration profonde. Puis il ferme les yeux.

Yann se dirige vers l’étagère, considère un instant ce personnage hilare tenant sous le bras une turritelle en guise de corne d’abondance, puis finit par le prendre selon le voeu du moine. Il est un peu surpris par le poids ; il s’attendait à ce que l’objet en bois d’une vingtaine de centimètres de haut soit plus léger. « Il existe diverses essences plus ou moins denses, après tout... » se dit-il. Puis il revient vers Liêm. Ne voulant pas le déranger, il le salue en s’inclinant, gardant un instant la position pour écouter... Un léger sifflement d’air le rassure, l’homme respire tranquillement. Toutefois, il préfèrerait trouver quelqu’un à qui il puisse demander de veiller sur lui. Il décide de retourner voir à la pagode, l’endroit ne devant certainement pas rester désert toute la journée.

Dehors, le soleil a déjà fait grimper sensiblement la température. Les enfants sont partis. Il aperçoit un jeune bonze qu’il rejoint aussitôt. Yann lui explique qu’il est sur le point de partir et qu’il se fait du souci pour la santé de Liêm resté seul dans la chambre. Le novice l’informe qu’il est justement là pour veiller sur le vieux moine. Puis il baisse son regard sur la main de Yann qui tient la statuette. Ce dernier se sent gêné craignant une mauvaise interprétation de la situation mais, avant qu’il ne puisse donner une explication, le jeune homme le tranquillise, Liêm l’a mis au courant à propos de ce Bouddha Rieur. Il laisse ensuite Yann pour aller veiller le moine endormi. Juste avant qu’il n’entre dans la maison, Yann lui demande encore :

– Hôm nay là thứ mấy ?

– Thứ sáu.

Vendredi ! Il faut qu’il revienne à la pension sans tarder, il a réservé jusqu’à aujourd’hui ! Pour éviter d’éveiller l’attention, il enfouit la statuette dans un sachet trouvé par terre puis sort dans la rue. Il cherche un « honda-ôm » pour se faire ramener. Le premier homme auquel il s’adresse le jauge de haut en bas et refuse. Cet étranger pieds nus, sans le moindre sac ni pochette à la ceinture, ne lui inspire visiblement pas confiance. Un autre, en revanche, accepte de l’emmener ; mais, arrivé à destination, il descend également du cyclomoteur et suit Yann jusqu’à qu’ils rencontrent la patronne qui semble à la fois soulagée de retrouver son pensionnaire après deux jours sans nouvelles et étonnée de voir dans quel état il revient. Yann invente une escapade à Phan Thiết avant de lui signaler qu’il compte prolonger son séjour au moins jusqu’au week-end ; elle lui remet la clé de la chambre où il retrouve ses affaires et paye son chauffeur. Il récupère ensuite les deux enveloppes qu’il avait préparées, les jette à la poubelle puis range sa statuette dans le sac. Ceci fait, il y a encore deux choses urgentes dont il veut s’occuper : d’abord, il chausse les tongs mis à la disposition des clients et sort d’un pas vif pour commander à manger car il a l’impression d’être au bord de l’inanition. Justement, l’une des employées arrive à sa rencontre à propos du déjeuner. Il commande deux plats mais, pour commencer, des oeufs – c’est vite fait – et il demande qu’on les lui apporte dès qu’ils sont cuits. Deuxième urgence : prendre une douche. En trente secondes il est nu comme un ver ; il tourne le robinet et s’abandonne pendant plusieurs minutes à cette pluie tiède, presque fraîche, qui ruisselle sur ce corps – son corps – qu’il a décidé de conserver jusqu’au bout. Si son estomac ne criait pas famine, gardant ses sens un tant soit peu en éveil, il n’aurait pas entendu frapper à la porte. Il se saisit d’une serviette qu’il noue autour de la taille, et se dépêche d’aller ouvrir. L’employée lui tend un plateau sur lequel une belle assiette d’œufs au plat accompagnés de pain lui mettent l’eau à la bouche. Il ne tarde pas à s’attabler dans sa chambre, sans prendre le temps de s’habiller. Dix minutes plus tard, elle revient toquer. Il se lève et ouvre. Au même moment, la serviette faisant office de pagne se détache et tombe. La jeune femme surprise ne laisse heureusement pas échapper le plateau mais un petit cri, et détourne le regard. Yann se cache derrière le battant, confus, et demande qu’elle aille déposer la suite sous la gloriette ; il mangera à l’extérieur. Pour cela, il faudra tout de même qu’il se mette quelque chose sur le dos. Yann retourne dans la salle d’eau où il doit se rendre à l’évidence que ce ne seront pas ces vêtements-là, car ils sont mouillés ! Dans la précipitation, il n’avait pas pris soin de les suspendre correctement au crochet et les mouvements de la douchette ont achevé de les tremper. Il ne lui reste plus que son maillot de bain et un t-shirt au fond du sac. « Le jean, la chemise et la veste, ça ira pour rentrer mais, maintenant que mon séjour se prolonge, il faudrait que j’aille acheter des frusques, sinon ça va être short ! » se dit-il.

Après le déjeuner et un rasage approprié, il récupère ses vêtements mis à sécher au vent et se rend au marché de Mũi Né pour y choisir quelques habits légers en discutant les prix, comme il se doit. Il déniche deux bermudas à grands carreaux et deux chemisettes blanches à son goût auxquels il adjoint quelques sous-vêtements. Il en profite pour acheter une petite valise et se procurer une carte sim qui fonctionne sur les réseaux du pays, puis envoie un SMS à son oncle Martin afin de le rassurer et l’informer qu’il prévoit de rentrer en France d’ici une dizaine de jours. Il espère que, dans l’intervalle, il aura le temps de retrouver le pêcheur, mais pas seulement... Il compte bien revoir Lưu Ly !

Il voudrait lui dire qu’il ne l’a pas oubliée ; il voudrait savoir clairement quels sont les sentiments de la jeune femme à son égard ; après tout, l’autre jour, quand il a fui en cyclomoteur, elle avait fait un pas vers lui... Avait-elle voulu lui parler ? L'avait-elle reconnu ?

Yann est cependant tiraillé entre l’envie de reprendre leur relation où elle s’était arrêtée, et l’idée que cela ne mènerait pas très loin en raison de son état de santé avec le risque de rendre une séparation encore plus douloureuse.

Leur rencontre avait été brève, mais, quand il se remémore ces instants vécus il y a un peu moins de deux ans et demi, il a l’impression que quelque chose s’était passé entre eux ; une flamme s’était alors allumée dans son esprit, peut-être même est‑ce la seule lueur d’espoir qui l’ait animé durant ces derniers mois difficiles... jusqu’à l’annonce du diagnostic qui a fait l’effet d’un souffle sur une bougie.

À son retour en France, juste avant le réveillon de la St Sylvestre, il avait téléphoné deux fois à Lưu Ly; ils avaient échangé quelques mots, il avait entendu son sourire et goûté ses paroles, revu l’image de son visage et senti qu’il ne lui avait pas été indifférent. Dans les temps qui ont suivi cet appel, les évènements malheureux se sont succédés : la perte de son travail, la difficulté d’en retrouver et, surtout, le décès de son père. Pendant cette période, il n’avait pas voulu rappeler la jeune femme, se disant qu’avec un moral en berne, il n’aurait pas été d’agréable compagnie. Malgré cela, au cours du printemps 2011, il avait tenté de la joindre à plusieurs reprises, mais en vain. Le silence de quatre mois l’avait-il fâchée ? Yann s’était dit qu’elle le rappellerait peut-être car son numéro avait dû s’afficher lors de son précédent coup de fil, mais la mélodie attendue n’a jamais sonné. L’avait-elle oublié ou avait-ce simplement été un problème de réseau ? Cette pensée lui donne une idée aussitôt suivie d’un sourire : « Voilà l’occasion de réessayer, puisque je suis sur place ! » Le numéro de Lưu Ly figure toujours dans son répertoire ; il faut juste le coup de pouce qu’il donne pour lancer l’appel tout en sirotant un jus de canne à sucre. Au bout de quelques secondes, son visage se rembrunit : le correspondant répond qu’il ne connaît personne de ce nom ; cette fois, non seulement Yann n’arrive plus à joindre la jeune femme, mais, en plus, il semble qu’elle ait changé de numéro. Son optimisme en reprend un coup. Son obstination, en revanche, le pousse à trouver des solutions : « Je me dégotterai le numéro du commerce de sa tante au marché de Saigon ; elle pourra déjà me dire si Lưu Ly est revenue travailler chez elle ou, sinon, me donner les coordonnées de ses parents à Phan Thiết. Et dans les prochains jours, tant que je suis encore dans le coin, j’irai au marché où je l’ai aperçue, lundi. Avec un peu de chance, si elle est encore ici, elle va y retourner faire des courses... »

Cet après-midi, inutile d’aller à Mũi Né au village des pêcheurs, il n’y trouvera certainement personne pour le renseigner, selon lui ; il préfère donc revenir à Hoa Biển et aller se changer pour piquer une tête dans les vagues.

Il cherche la baignade rafraîchissante ; il hésite un instant car l’entrée dans l’eau lui évoque sa tentative de suicide. Toutefois, aller faire quelques brasses en mer est aussi pour lui une façon de conjurer un risque de phobie, de vérifier l’impact psychologique que son geste aura éventuellement laissé. Il s’allonge alors et se laisse porter par l’océan ; dans les premiers instants, il ressent une sorte d’oppression, notamment lorsqu’une vague un peu plus forte lui recouvre le visage. Il se redresse brusquement et se met debout en toussant. Mais il reprend rapidement son calme pour se remettre à nager, sans toutefois s’éloigner trop du rivage afin de rester dans la zone rassurante où il a pied. Au bout d’un quart d’heure, il revient sur la plage, s’asseoir à l’ombre des cocotiers, laissant la mer lui caresser les jambes, regardant la côte qui s’étire jusqu’à la presqu’île.

Toutes les petites barques rondes sont parquées sur le sable dans l’attente de la prochaine sortie des marins. La vendeuse de coquillages passe par là et lui demande s’il veut en manger plus tard. Il décline la proposition pour aujourd’hui : en rentrant à la pension, il a déjà commandé un plat en vue du dîner. Il en profite pour la questionner, à tout hasard, à propos d’un pêcheur portant une casquette sur laquelle est dessinée une ancre. Elle lui répond qu’il lui est arrivé de le voir mais, pour autant qu’elle sache, il ne vient qu’occasionnellement et invite Yann à se rendre au village demain matin pour se renseigner. Cette lueur d’espoir lui donne de l’appétit pour ce soir. Une autre question le turlupine cependant : que pourrait-il bien faire ou offrir pour remercier l’homme ? Il songe au Bouddha Rieur : l’objet revêt une grande valeur aux yeux de Liêm et à fortiori pour Yann qui l’a reçu en cadeau sans vraiment comprendre pourquoi. Cette statuette que le vieux moine a qualifiée de « porte-bonheur », saura-t-elle bénéficier de la même considération auprès de quelqu’un d’autre ? Yann n’en sait rien. « Après tout, je dois d’abord le rencontrer ; peut-être qu’ensuite j’aurai une idée plus précise de la façon de le remercier », conclut-il.

Cette soirée, il la passe allongé sur son lit, les mains sous la tête, à réfléchir à l’avenir. Après avoir retravaillé pendant deux ans, il a été une nouvelle fois licencié pour motifs économiques le mois dernier ; mais en raison de sa maladie, il est peu probable qu’il retrouve un job. Il reste quelques mensualités de son prêt immobilier à payer et tout le quotidien... Certes, il possède quelques économies, ce qui représente environ 20.000 euros, provenant essentiellement de l’héritage de son père après la vente de l’appartement de ce dernier, déduction faite de divers impôts et taxes, et d’un montant qui lui avait permis de rembourser par anticipation une part de son propre crédit immobilier. Cependant, les réserves finissent par s’épuiser si on ne peut pas les alimenter. Au moins dans un premier temps, il va pouvoir bénéficier de l’assurance chômage et ensuite, peut-être, d’une prise en charge par la sécurité sociale. « Il va falloir s’occuper de tout ça en rentrant... Et le plus tôt serait le mieux, se dit‑il ; qui sait, j’ai peut-être une chance de m’en sortir. En tous cas l’oncle Martin y croit... Et, si c’est le cas, il faudra que j’assure pour la suite !... »

Yann se laisse bercer et même emporter par l’imagination : s’il revoit Lưu Ly, que tous deux s’entendent bien, qu’ils se lient, qu’ils s’unissent, il devra alors subvenir aux besoins du couple et, qui sait, d’une famille !... Elle viendra vivre en France avec lui... À moins qu’ils ne restent au Viêt Nam... Mais, si en tant que touriste, on trouve ici la vie bien agréable, l’appréciation est différente lorsqu’il s’agit de la gagner. Encore faut-il trouver du travail... Et si son état de santé demandait des soins réguliers et spécialisés, il serait certainement mieux loti en France… Son état de santé : voilà encore un point important qui conditionne l’éventuelle relation qu’il pourrait avoir avec la jeune femme. Et elle, dans tout ça ? Quel est son avis ? A-t-elle envie de le revoir ? Voudrait-elle seulement de Yann ?

Ces interrogations tournent dans sa tête de plus en plus embrumée par la fatigue et finissent par s’estomper dans son sommeil.

Au matin, il récupère son portable mis en charge sur la table. Il a reçu un message de l’oncle Martin, soulagé par les nouvelles et cette « sage décision » consistant à rentrer se faire soigner. Il l’attend impatiemment et lui demande de l’avertir dès qu’il connaîtra les horaires de vol, pour qu’il puisse venir le chercher à l’aéroport

« Décidément, il veut pas me lâcher, tonton ! », se dit Yann en souriant. Cet empressement, il ne le perçoit pas comme une contrainte, mais comme un geste d’affection de la part de son oncle, grand voyageur demeuré célibataire, dont Yann est le seul membre restant de la famille. Pour Martin, si son neveu peut encore escompter avoir femme et enfants, lui n’y parviendra plus... Et cela semble manquer à ce sexagénaire qui, à défaut d’une belle-fille et de petits enfants, espère un jour voir arriver des bambins ressemblant à Yann et sa compagne. Voilà aussi l’une des raisons qui le motivent à pousser le jeune homme afin qu’il ne se laisse pas aller et surmonte les nombreuses difficultés de la vie auxquelles il a été confronté ces dernières années.

Yann s’aperçoit qu’il ne s’est pas encore occupé du billet retour. Il compte se brancher sur Internet et réserver un siège par cette voie. Pour cela, non seulement il lui faut trouver un ordinateur ou une tablette, mais aussi définir un délai de retour. Il sait qu’il doit absolument se fixer une date, quel que soit le résultat de ses recherches, et sans trop tarder, pour conserver les meilleures chances de guérison. À ce propos, il vient de remarquer que, curieusement, depuis son arrivée au Viêt Nam, il se sent en pleine forme. « Serait-ce l’air du pays qui me fait du bien ? » se prend-il à penser en allant se doucher.

Lorsqu’il ressort de la salle d’eau, il entend frapper à la porte. Il s’entoure la taille d’une serviette qu’il maintient d’une main et, de l’autre, va ouvrir, tout dégoulinant. C’est la jeune employée ; elle sourit, baisse les yeux comme par timidité, puis le regarde à nouveau.

– C’est pas à tous les coups ! lâche-t-il en français, sachant qu’elle ne comprend pas.

– Cái gì ?

– Không có gì, répond Yann avec un sourire amusé pour lui expliquer que sa réflexion n’a aucune importance.

Elle vient lui demander s’il souhaite prendre un petit déjeuner. Il commande juste un café car il compte aller manger au village et réserve par la même occasion un cyclomoteur à cet effet. Elle s’en va tout en prenant une communication sur son mobile qui vient de sonner, tandis que Yann referme la porte et va s’habiller. Il n’a pas fini d’enfiler ses vêtements que déjà il aperçoit par la fenêtre l’employée qui revient. « Décidément, elle s’accroche ! » se dit Yann en ouvrant avant qu’elle n’ait eu le temps de toquer. Elle vient, en fait, lui remettre les clés du cyclomoteur qu’il a loué ; cette fois, elle n’arbore pas son sourire malicieux. « Elle a l’air déçu, du coup... » pense-t-il.

Après avoir bu son café, Yann va se renseigner auprès du patron sur la possibilité d’un accès Internet. Ce dernier lui répond qu’il y a un ordinateur à disposition des clients dans une pièce annexe où il l’invite à l’accompagner pour le lui montrer. Il s’agit d’un appareil datant d’il y a bien cinq ans, mais il fera l’affaire selon Yann qui envisage de s’en servir dans la soirée. Il enfourche ensuite son deux-roues et file au village des pêcheurs, à Mũi Né.

Comme il ne s’est pas réveillé aux aurores, il préfère aller en premier lieu sur la plage avant de manger, espérant rencontrer encore quelqu’un qui pourra le guider vers le « capitaine Haddock ». La majorité des hommes de la mer sont déjà partis mais il en rencontre quelques uns occupés à réparer une coque, un moteur ou des filets. Il n’obtient aucune réponse intéressante et pense alors à chercher celui qui l’avait emmené sur Ghềnh ; les anciens savent toujours beaucoup de choses, selon lui. Une femme en train de laver des coquillages l’informe qu’il n’est pas venu aujourd’hui, ni hier. Yann évoque l’hypothèse de la maladie mais elle contredit d’emblée en précisant qu’elle est passée tôt ce matin à la maison du marin où elle a trouvé porte close. Des voisins lui ont dit l’avoir vu partir l’avant-veille; il avait l’air soucieux. Elle conseille à Yann de retenter sa chance demain matin de bonne heure et, avant de le laisser partir, propose quelques fruits de mer à la vente. Il décline l’offre avec un sourire poli et retourne vers la rue principale pour s’attabler devant un bol de pâtes qu’il mange sans grand enthousiasme tant il est déçu du résultat de ses investigations.

Son repas terminé, il consulte sa montre. S’il ne tarde pas trop, il pourrait être au marché de Phan Thiết avant midi avec une chance d’y rencontrer Lưu Ly ; le hasard sera peut-être une nouvelle fois au rendez-vous, mais à son avantage. Il paye, récupère son deux-roues et fonce vers la ville voisine.

Tout en roulant, il s’interroge sur l’opportunité de vouloir absolument revoir la jeune femme. Que lui dira-t-il alors, dans ce cas ? Et que lui dira-t-il encore après avoir expliqué son comportement de l’autre jour... Après qu’ils se soient éventuellement expliqués tous les deux sur ce silence qui a duré de longs mois ? Toutes ces questions, il se les est déjà posées maintes fois, d’une manière ou d’une autre, sans pouvoir y apporter de réponse et cela lui donne l’impression de tourner en rond… Peu importe, pourvu qu’il puisse la revoir ; ensuite, il faudra aviser en fonction de ses sentiments à elle et sans se cacher la vérité... La rencontre entre eux sera finalement la seule façon de mettre fin à ses interrogations et de pouvoir envisager plus sereinement la suite des évènements. C’est la conclusion à laquelle arrive Yann dont l’obsession pour la jeune femme n’a cessé de croître, notamment depuis son réveil à la maison des moines, comme si la passion avait couvé au fond de lui pendant tout ce temps, depuis la première fois où leurs regards se sont croisés, pour s’activer soudainement avec cette foi en la vie qu’a réveillée en lui sa discussion avec Liêm.

En route, il décide de faire un crochet par la pagode – ou, plus précisément, la maison qui sert d’annexe aux moines – pour rendre visite à Liêm.

Arrivé à l’entrée de la ruelle qui mène à la cour, il aperçoit, au fond, les deux gamins assis par terre en train de jouer. Il gare son cyclomoteur et commence par faire de petites courses : des fruits, des briques de lait aromatisé avec leurs pailles, un paquet de bonbon, deux plats de riz au poulet et deux casquettes car les petits sont souvent au soleil sans rien sur la tête pour les protéger. Il entre ensuite à pied dans le passage et se dirige vers eux, un gros sac en nylon à la main.

Comme lors de leur première rencontre, ils le gratifient d’un grand sourire suivi d’un « chào chú » de bienvenue. Yann pose le sachet sur le sol, en sort les couvre-chefs de couleur et leur en pose un à chacun sur sa tignasse d’ébène. Ils les retirent immédiatement pour les regarder, puis se les échangent en riant. Le plus grand explique que son camarade de jeu préfère la rouge, puis ils remercient Yann. Celui-ci roule ensuite les bords du sachet jusqu’à laisser apparaître son contenu en les invitants à se servir, ce qu’ils font en poussant des cris de joie.

Yann les laisse à leur occupation pour entrer dans la maison. Il y règne la même quiétude qu’au jour où il y a ouvert les yeux ; seules les exclamations des enfants au-dehors viennent résonner dans le silence ambiant. Il s’arrête au seuil de la chambre et penche la tête par discrétion afin de vérifier s’il y a quelqu’un. Sur la paillasse, un moine semble se reposer. Yann se racle la gorge pour manifester sa présence. L’homme se redresse, se retourne et, apercevant le visiteur, se lève en l’accueillant avec le sourire. Yann s’excuse et lui dit qu’il souhaitait rendre visite à Liêm. Son interlocuteur l’informe qu’il est reparti pour Nha Trang, la ville où il a passé ses jeunes années en tant que novice ; puis, avant que Yann n’ait le temps de se renseigner sur l’état de santé du vieil homme, le bonze lui fait savoir, à sa grande surprise, que Liêm s’attendait à la visite d’un dénommé « Yann » – ce qu’il confirme être – à qui il doit transmettre ses remerciements pour cette visite, que son corps fatigué l’a conduit à se retirer, mais qu’il garde bon moral, qu’avec l’aide de Bouddha il vivra sa vie pleinement jusqu’à la dernière minute que son corps lui laissera et, enfin, qu’il espère que Yann a gardé sa nouvelle sérénité pour en faire de même.

Après avoir attentivement écouté ces paroles et n’ayant pas d’autre question à poser, le jeune homme prend congé du moine en le remerciant.

Tout en rejoignant la rue pour récupérer son deux-roues, il s’étonne encore de cette situation saugrenue et de la perspicacité de Liêm à qui il pensait faire la surprise d’une visite et qui, finalement, l’a surpris, lui, à la fois par son absence mais aussi en montrant qu’il s’attendait à ladite visite ! « En conclusion, si je veux le voir, il faut que j’aille à Nha Trang... Pour peu que Lưu Ly soit retournée à Saigon... Plus le temps passe, plus les gens que je cherche s’éloignent les uns des autres, se dit Yann. Bon, allez, direction le marché ! »

C’est une heure de pointe en cette fin de matinée. Au ballet habituel des cyclomoteurs et des poids lourds s’ajoutent de nombreux cars de voyagistes qui font la navette sur la route côtière en passant par ici. Yann est rompu à la conduite dans ce trafic, il a « fait ses classes à Saigon » comme il aime à le dire. Mais si le « jeu » consiste à rester toujours en mouvement jusqu’à destination, il arrive qu’il faille tout de même certaines fois marquer l’arrêt. Ce qui est précisément le cas maintenant puisqu’un camion porte-container débouche d’une rue adjacente, lentement mais sûrement, pour tourner dans la rue principale, forçant le flux à s’arrêter progressivement. Yann met pied à terre. Soudain, à travers l’espace existant entre la cabine et le chargement, il distingue parmi les passants à une cinquantaine de mètres plus loin, une silhouette familière sortant d’une officine de pharmacie. Une jeune femme portant un t-shirt sur lequel se dessine la forme de la Tour Eiffel. C’est elle ! Lưu Ly ! Il l’appelle, mais le bruit de la circulation couvre sa voix ; de plus, elle vient d’enfiler son casque et s’apprête à grimper derrière un cyclomotoriste. Yann crie une nouvelle fois « Lưu Ly ! » Elle n’entend pas. Il tente alors une manoeuvre pour contourner le poids lourd tandis que celui-ci vire pour s’insérer dans sa voie de circulation : Mais Yann se retrouve nez à nez avec un car, heureusement à l’arrêt, ce qui le contraint à freiner brutalement, le faisant glisser du repose-pied et prendre un coup dans le mollet. La collision est évitée de justesse, la chute aussi. Cependant, le temps qu’il reprenne le contrôle de sa direction, le deux-roues emportant Lưu Ly s’est évaporé dans le trafic.

Yann peste à haute voix : « Merde ! Je n’y arriverai donc jamais ? »

– Excusez-moi ! lance quelqu’un depuis le trottoir.

Il tourne la tête. Une jeune femme aux cheveux roux, le look « routarde » avec son pantalon large, son haut en tissu léger, ses bracelets de cordelette et un sac de voyage à la main, lui fait signe. Il pousse son deux-roues pour se rapprocher en boitant.

– Vous êtes Français ? reprend-elle.

– Oui ! Ça a dû s’entendre ! répond Yann en souriant avec un air contrit.

– C’est vrai !... Vous vous êtes fait mal ?

– Ce n’est rien, juste le mollet...

– Vous devez être un habitué du coin, je vois que vous avez votre propre mobylette...

– Un peu ; j’y suis déjà venu plusieurs fois...

– Vous pourriez peut-être me conseiller un hôtel chouette, pas trop cher ?... J’ai débarqué à Phan Thiết alors que c’était pas prévu...

– Malheureusement je peux difficilement vous indiquer un bon plan ici ; je loge toujours à Mũi Né...

– Dans un « resort »?

– En quelque sorte. C’est un guest house, une pension, quoi, mais plutôt fréquentée par les autochtones, moins par les touristes étrangers ; c’est moins commercial et plus familial, je dirais, comme ambiance...

– Je préfère aussi ; les palaces, c’est pas mon truc... Vous savez s’il y a encore de la place ?

– Je pense... Je peux toujours vous y emmener, je vais rentrer, là…

– Ah ! Génial ! dit la jeune femme, ravie. Au fait, je m’appelle Alex, je suis Belge.

– Moi, c’est Yann.

Il lui donne son casque, elle grimpe à l’arrière en passant le bras dans les anses du sac puis il démarre. Sa passagère, un peu surprise, s’agrippe à sa taille. Arrivés à Hoa Biển, il lui présente la patronne qui l’accueille et lui fait visiter les lieux pour qu’elle choisisse sa chambre.

À 13 h, il prennent le déjeuner ensemble sous la gloriette, bientôt rejoints par Dimitri auquel Alex semble beaucoup s’intéresser, d’autant plus qu’elle aurait déjà séjourné à St Petersbourg, ville natale du Russe, ce qui leur donne un sujet inépuisable de discussion durant l’après-midi qu’ils ponctuent de baignades, tandis que Yann s’occupe, entre autres, d’aller réserver son vol de retour. Le soir après le dîner, ces deux-là vont faire une balade au clair de lune sur la plage, prenant congé de Yann qui préfère rejoindre sa chambre et se coucher ; demain il veut se lever tôt pour ne pas louper les pêcheurs.

Après une bonne douche, il s’assied sur le lit et regarde sa statuette qu’il a posée sur la table, comme s’il souhaitait qu’elle lui porte chance. Puis il lui fait un clin d’œil complice, et s’allonge.

Sur la page qui sert de port, la marée descendante laisse place à l’activité quotidienne autour des barques bleues.

Yann a garé sa honda non loin du rivage et traverse à pied la bande de sable jusqu’à l’endroit même où, une semaine auparavant, il était venu rejoindre Cường. Il n’a aucun mal à reconnaître le vieux pêcheur en train de décrocher les poissons d’un filet ; il s’avance vers lui et le salue. Ce dernier lève la tête et demande en haussant les sourcils d’un air étonné :

– À ! Đi chơi đảo Ghềnh vè hả !

– Vâng ! répond laconiquement Yann qui ne souhaite pas s’étendre sur son retour de l’île.

Tout en poursuivant sa tâche, le marin cherche à savoir si ce qui amène le jeune homme c’est le souvenir de leur conversation à propos de sa nièce. Yann ne veut pas le décevoir et répond qu’il serait enchanté de la rencontrer pour parler français et de son pays si cela lui faisait plaisir, mais il avoue être venu pour savoir où trouver le pêcheur qui porte une casquette avec le dessin d’une ancre...

Le vieux interrompt son travail et, l’expression de son visage se faisant plus grave, demande à Yann de quelle manière il est revenu de Ghềnh. Ce dernier, étonné, tente d’éluder la question en indiquant que c’est justement pour cette raison qu’il souhaite rencontrer l’homme. Cường adopte alors un ton où transparaît un soupçon de méfiance ; il dit se douter de la façon dont Yann est revenu de l’île mais il voudrait savoir quel motif le pousse à rechercher le pêcheur. Yann ne comprend pas trop cette prudente curiosité du marin qui, visiblement, est au courant de ses péripéties. Il décide cependant de répondre directement aux interrogations de Cường en expliquant que c’est pour le remercier de l’avoir sorti de l’eau. Et le coup à la tête ? Il est involontaire et, quoi qu’il en soit, ne pèse pas lourd dans la balance par rapport à sa vie sauve !

Le vieux pêcheur reste un instant silencieux en fixant Yann de son regard profond. Un sourire se dessine sur son visage tanné par les années de soleil.

Il sort de sa poche un crayon, un bout de crayon plutôt, maintes fois retaillé au couteau, et un petit carnet sur lequel il inscrit quelques mots. Tout en écrivant, il dresse brièvement le portrait de l’homme et raconte que ce dernier a eu un accident et se trouve actuellement à l’hôpital. Puis il arrache le feuillet et le tend à Yann en terminant :

– Này !... Nó là em tôi.

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