CHAPITRE V - 3/4

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Yann prend son sac et entre. Il l’ouvre ensuite pour en tirer deux paquets de café et trois briques de lait – des denrées pas très bon marché ici – qu’il dépose sur la table tandis que Lưu Ly cherche la théière et des glaçons. Lorsqu’elle revient, le plateau dans les mains, elle marque un arrêt de surprise puis le pose à côté des présents.

– Tu as encore apporté des choses !?

– Tu aimes le café, non ? Et le lait, c’est bon pour la santé, surtout pour les os !

– Mais pourquoi tu fais ça ?

La question embarrasse un peu Yann qui ne l’attendait pas. Alors qu’il s’apprête à donner une explication, la mère de Lưu Ly rentre à la maison. Il se lève et la salue. Elle aussi étonnée questionne sa fille.

– Anh Yann, indique laconiquement cette dernière.

– Tại sao ? demande encore sa mère.

Yann reprend alors la parole pour répondre à leur interrogation commune en regardant Lưu Ly :

– Grâce à ton père, j’ai eu une deuxième chance et, pour moi, vous êtes comme ma famille… Tu sais bien, Lưu Ly, que je n’ai plus que mon oncle Martin… explique Yann en s’arrêtant là, de peur d’en dire trop.

Lưu Ly traduit à sa mère qui remercie le jeune homme et va ranger ses courses, tandis que la jeune femme monte se changer, laissant patienter Yann au salon après lui avoir servi un verre de thé glacé.

Lorsqu’elle redescend, elle repasse par la cuisine avant de rejoindre Yann. Sa mère et elle ont une conversation animée dont il perçoit et comprend une partie. Pas grand-chose, mais suffisamment pour prendre une décision. Lorsque Lưu Ly reparaît, il se lève :

– Lưu Ly, je dois partir.

– Pourquoi ? demande-t-elle l’air déçu.

– J’ai oublié quelque chose, il faut vite que j’aille en ville ; je serai de retour d’ici une demi-heure, je pense. Est-ce que je peux laisser le sac ici ?

– Oui, bien sûr ! répond-elle, surprise.

– Alors à tout de suite ! dit Yann en mettant son casque.

Comme prévu, il est de retour une demi-heure plus tard, un grand sourire aux lèvres. Lưu Ly est en train de préparer les affaires qu’elle emportera pour son père à l’hôpital. Elle raconte à Yann que, selon les dires de sa mère, celui-ci a changé de chambre, qu’il est maintenant installé plus confortablement et que la qualité des soins s’est également améliorée depuis qu’il a remis ce matin à l’administration un paiement conséquent, ce qui a été rendu possible grâce à l’enveloppe de Yann.

– Merci beaucoup, Yann, dit Lưu Ly avec un regard ému.

– Merci à vous !

– À nous ?

– À ton père, bien sûr mais aussi à ta maman qui est très gentille et à toi aussi qui illumine ma vie.

– Illumine ?

– Oui… Je t’expliquerai… En tout cas, j’aime beaucoup être avec toi, tu sais…

– Moi aussi, avoue à son tour la jeune femme.

Ils se regardent un instant sans rien dire. Puis Yann s’enquiert :

– Ah ! Tu as parlé à ta maman pour la consultation à Saigon ?

– Oui, elle est d’accord. Papa a insisté avec elle et il a donné le reste de l’argent dans l’enveloppe. Mon oncle peut venir à l’hôpital et mon cousin aussi.

– Bon, alors, maintenant on va téléphoner à l’hôpital franco-vietnamien.

– Oui. J’ai cherché le numéro. Voilà... dit la jeune femme en tendant un morceau de papier.

Yann appelle avec son portable, demande à dessein un interlocuteur parlant le français, et obtient sans difficulté un rendez-vous avec le médecin spécialiste des poumons. Ce sera pour dans quatre jours, vendredi matin de cette semaine.

– Si tu veux, on part un peu plus tôt, tout à l’heure et on va en ville réserver des places dans un car pour Saigon.

– Alors c’est mieux partir maintenant.

Arrivés chez l’autocariste, Yann reste dehors, à l’écart, laissant Lưu Ly s’occuper de l’achat des billets ; elle obtiendra un meilleur prix que lui avec son visage occidental. Mais avant qu’elle n’entre, il doit préciser que, pour lui, ce ne sera qu’un aller simple car dimanche prochain il prend l’avion pour retourner en France. À l’évocation de cette réalité, une ombre de tristesse passe dans le regard des jeunes gens. Puis il sort une liasse de dôngs et les tends à la jeune femme pour le paiement des places.

– Non !

– Si ! Sinon je ne viens pas avec vous, insiste-t-il.

Lưu Ly ressort vingt minutes plus tard avec les tickets en main.

– Départ jeudi midi pour l’arrivée à Saigon le même soir. Retour pour maman et moi, samedi matin... Mais on peut reporter, précise Lưu Ly.

– Pour les deux nuits, je vais réserver à l’hôtel Lavender.

– Il y a ma tante...

– Tu préfères aller chez ta tante ?

– Ben... Sa maison est petite, mais…

– Alors ce sera l’hôtel. J’ai le numéro, j’appelle tout de suite.

Lors de la visite à l’hôpital ils trouvent meilleure mine au blessé qui, le moral aidant, a également bon appétit. Ils l’informent à propos du voyage à Saigon, ce qui le met en joie. Sur les coups de 18 h, ils le quittent pour rentrer dîner à la maison où des calamars farcis les attendent.

Pendant le repas, la mère de Lưu Ly en profite pour connaître un peu mieux le jeune homme et lui pose essentiellement les mêmes questions que celles de Lưu Ly la veille. Cette dernière, peut-être pour la rassurer sur sa prudence, répond certaines fois à la place de Yann qui confirme ou apporte quelques précisions, leur apprenant entre autres qu’il possède un appartement à Huningue en Alsace, qu’il a déjà vécu avec quelqu’un pendant deux ans et qu’il a perdu son emploi mais qu’il envisage de créer sa propre entreprise de graphiste en publicité. Ce dernier détail étant un peu édulcoré puisque, s’il avait effectivement ce projet en tête par le passé, il avait fini par l’abandonner depuis.

Il n’aborde cependant pas le sujet de sa maladie. Il se rend d’ailleurs compte que, plus il attend, plus il sera difficile et douloureux de l’évoquer. Il se promet cependant de le faire avant son départ.

La conversation se centre ensuite sur Lưu Ly à l’initiative encore de sa mère. Lorsque il est question de sa vie à Saigon où elle a travaillé chez sa tante, la jeune femme annonce d’elle même, par égard pour la franchise de Yann, qu’elle a fréquenté quelqu’un pendant un an environ, l’année passée, ce qui ne manque pas de provoquer un petit pincement au cœur du jeune homme qu’il évacue aussitôt en se raisonnant.

Sans le dire, les jeunes gens se rendent bien compte que la maman a une idée derrière la tête. Elle finit par exposer ce qu’elle a déjà dit à Lưu Ly la veille et qui lui avait arraché cette petite exclamation, à savoir que, quelque temps auparavant, un devin lui a prédit que sa fille épouserait un « Tay » – un occidental – de caractère gentil et qui lui permettrait de réaliser un rêve. Cette fois, la jeune femme ne proteste pas. Elle attend la réaction de Yann. Celui-ci, justement, ne sait trop comment réagir ; son avenir à lui semble plutôt compromis et ce n’est pas un devin qui le lui a dit. Il aimerait tant déclarer à la jeune femme : « Lưu Ly, mon souhait le plus cher est d’être ce Tay » mais ce serait faire de façon sous-jacente une promesse pour le futur qu’il sait avoir peu de chances de pouvoir tenir. Il s’en sort finalement avec une pirouette :

– Je ne sais pas si le devin a raison mais je souhaite de tout cœur que Lưu Ly réalise ses rêves, car elle le mérite… et je pense que le Tay qui l’épousera aura beaucoup de chance…

Un instant de silence suit cette déclaration que Lưu Ly vient de traduire à sa mère pendant lequel tous trois poursuivent leur repas silencieusement en songeant vraisemblablement à la portée de cette phrase. Les jeunes gens ont encore besoin de temps, leur première rencontre à Saigon et ces deux dernières journées c’est un peu juste pour pouvoir s’engager, doit bien admettre la maman qui croit cependant dans le coup de foudre et dans les prédictions dont elle a gardé momentanément une partie pour elle. En effet, le devin avait également ajouté que le Tay en question quitterait sa fille par deux fois avant de se fixer avec elle, et encore qu’en joignant leurs capacités, ils auraient une situation aisée. La jeune femme, quant à elle, ne peut, pour les mêmes raisons que sa mère, pas attendre une réponse tranchée de Yann, même si cela aurait pu la rassurer… et lui faire plaisir.

Après un bref moment, Yann reprend la parole en s’adressant à Lưu Ly :

– Comme on s’en va jeudi pour Saigon, je voudrais te proposer, avant ça, un petit voyage d’une journée à Tà Cú... Ça te dit ?

Lưu Ly regarde sa mère qui, ayant assez mangé, se lève pour les laisser entre eux. Elle n’hésite pas à l’encourager ; depuis quelques temps la jeune femme se consacre beaucoup à sa famille, une sortie lui fera du bien.

– D’accord. Tu veux aller quand ?

– Demain ! Comme ça, mercredi on peut encore rendre visite à ton papa avant le départ, propose Yann en finissant son assiette.

– Mais il faut partir le matin et je n’ai pas préparé manger.

– On s’arrêtera simplement sur la route quand on a faim. Je veux que tu en profites et pas que tu te donnes encore du travail.

– Bon… On va comment ?

– Xe honda !

– Tu connais le chemin ?

– Je regarderai sur Internet, quand je serai rentré à Hoa Biển. Et puis on pourra toujours demander au gens sur la route... Si je viens te chercher demain matin à 9 h, ça va ?

– Oui, bien sûr ! confirme Lưu Ly en rassemblant les assiettes vides sur le plateau.

– Alors, je vais pas rentrer trop tard, ce soir.

– Tu veux boire un café ?

– Oui, je veux bien ! répond Yann, toujours enclin à gagner quelques minutes en présence de la jeune femme.

– Maman a fait chauffer l’eau... Cà-phê đen ou sữa đá ?

– Cà-phê đen.

Lưu Ly se rend à la cuisine en débarrassant ce qui reste sur la table et va préparer le filtre pour le café. Pendant ce temps, Yann fouille dans la poche de son pantalon et en sort un petit étui de papier qu’il pose derrière lui sur le fauteuil.

Il fait lourd, ce soir. La mère de Lưu Ly sort arroser les plantes en pot disposées dans la courette. En passant, elle met en marche le ventilateur mural dont le souffle ne semble pas perturber les petits lézards couleur crème positionnés sur le mur d’en face à l’affût des moucherons qu’attire la lumière du néon. Au bout de deux minutes Lưu Ly reparaît avec, à la main, le verre chapeauté de son filtre métallique qu’elle pose devant Yann. Celui-ci la remercie et demande :

– Lưu Ly ? Tu ne portes plus ton pendentif ?

– « Pendentif » ? C’est quoi ?

– La chaînette avec le médaillon, explique-t-il en dessinant d’un va et vient de l’index une courbe imaginaire autour du cou.

– Ah ?... Non...

– Il est joli, je trouve... Il y a un dragon dessus, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Tu l’as reçu de tes parents ?

– Non. De bà nội, répond Lưu Ly, les yeux humides.

– Tu le mettras, demain ?

– Non. J’ai plus le collier... J’ai vendu, lâche la jeune femme en essuyant une larme qui glisse sur la joue.

– Pourquoi ? insiste Yann.

– Papa ne travaille plus. Moi, j’aide maman pour un peu la couture, mais il faut soigner...

– Lưu Ly ! coupe le jeune homme, je vous ai donné une enveloppe avec de l’argent, je prends en charge le voyage à Saigon et la visite chez le médecin de ta maman... Lưu Ly, je te l’ai dit, vous êtes comme ma famille ! Alors si tu as un problème, parle-moi avant de faire une bêtise ! intime doucement le jeune homme. Tu comprends, Lưu Ly ?

– Oui, mais...

Yann prend la main de la jeune femme dans la sienne, la regarde au fond des yeux et insiste :

– Lưu Ly, s’il te plait... Je peux le faire et je veux le faire.

Puis, de l’autre main, il cherche la pochette de papier derrière son dos pour la déposer dans la paume de Lưu Ly.

– C’est quoi ? demande-t-elle sans détourner son regard du visage de Yann.

Il relâche la main de la jeune femme sans rien dire. Elle baisse les yeux et soulève le rabat.

– Oh ! Yann ! Mais comment ?...

– Chut ! l’interrompt-il en mettant son doigt devant la bouche, c’est le destin...

Le lendemain matin, à peine Yann arrête-t-il son moteur devant la maison de Lưu Ly que celle-ci apparaît sur le seuil en arborant ce sourire qu’il espérait depuis longtemps, celui du plaisir de se retrouver. Elle a revêtu cette simple tenue qui la rend si craquante aux yeux de Yann : son t-shirt « parisien » avec un jean taille basse dont les ourlets s’effilochent. Mais surtout, elle porte autour du cou le pendentif de sa grand-mère.

– Bonjour Yann !

– Bonjour Lưu Ly !

– Tu bois le café ?

– Non, merci. On s’arrêtera peut-être en route pour boire quelque chose, si tu es d’accord.

– Alors, on va ! lance Lưu Ly en grimpant derrière Yann.

La route ne sera pas excessivement longue jusqu’au Mont Tà Cú, un ancien volcan de soufre aujourd’hui recouvert d’une végétation luxuriante sur lequel on a jadis bâti une pagode. Celle-ci, rénovée il y a une cinquantaine d’année, attire une foule croissante de pèlerins et touristes. Avant d’arriver à destination, c’est environ une trentaine de kilomètres qu’il faut avaler en cyclomoteur, sur un macadam encore défoncé par endroits de cratères dont la profondeur surprend le voyageur non initié se risquant à rouler dans ce qui ressemble à de simples flaques d’eau pendant la saison des pluies. En avril, le temps est sec et, si l’on évite les trous, il n’en subsiste pas moins l’encombrement habituel de la chaussée dans les villages et les nuages de poussière pour ralentir la cadence.

Lorsque l’état de la chaussée oblige à un mini rodéo, Lưu Ly lâche l’arceau de la selle pour s’agripper aux épaules de Yann et, quand il accélère dans une belle portion de route en rase campagne, elle resserre ses jambes contre ses cuisses et se penche en avant, faisant bloc avec lui pour fendre le vent chaud de la vitesse. À ce contact, Yann ressent une petite jubilation : par ces gestes, elle montre à la fois qu’elle cherche la sécurité auprès de lui et qu’elle fait un pas de plus vers l’intimité de leur relation. De temps à autres il ralentit pour négocier un virage, éviter un obstacle ou au prétexte de considérer un élément du paysage. En fait, ce qui le motive davantage, c’est de sentir le corps de la jeune femme se plaquer contre son dos et son visage se rapprocher de sa joue sous l’effet de la brusque décélération. À travers le tissu fin de leurs t-shirts, il sent les formes qui s’appuient contre sa peau... Dans ces moments-là, il se dit qu’il commence à jouer avec le feu. Lưu Ly aussi se rend compte que, de plus en plus vite, elle se laisse aller à une proximité croissante avec lui et, même si elle ne veut pas encore se l’avouer totalement, elle sait déjà où cela finira par la mener. Elle se dit qu’avant la fin de cette journée, il lui faut savoir clairement quels sont les sentiments et les intentions de Yann.

À mi-parcours, profitant d’un ralentissement qui permet une communication plus facile, la jeune femme demande à Yann de s’arrêter dès que l’opportunité d’un lieu correct se présentera pour faire une pause, ce qui sera également l’occasion de reprendre du carburant, selon le jeune homme qui acquiesce.

Ils font une halte au bourg suivant qui dispose d’une station où, après avoir fait le plein d’essence, ils peuvent en profiter pour passer aux toilettes et se rafraîchir le visage. Ils s’attablent ensuite devant un café au lait frappé.

– Il y a les champs de thanh long tu as vu ? demande Lưu Ly.

– Les fruits du dragon, oui. Il y en a qui sont encore en fleur, et d’autres qui portent des fruits mûrs... Tu aimes ces fruits ?

– Oui. C’est bon.

– Alors on en achètera.

– C’est bien, comme ça on peut manger quand on veut et c’est aussi bon quand on a soif...

– On en prendra suffisamment pour en rapporter à tes parents.

– Bonne idée !

Un car passe, bruyant, interrompant un instant leur conversation. Yann reprend :

– Tu es déjà allée à Tà Cú ?

– Oui, avec la famille ; on a loué un petit bus avec chauffeur. Il y avait mes parents, les deux bác hai, Trừơng, le fils de bác hai et sa sœur Kim Chi, dĩ tư (c’est ma tante à Saigon) et dừng tư (mon oncle)…

– Hé ben ! Je vois que je ne connais pas encore toute ta famille !

– Oui, et même il y en a que tu sais pas ! s’exclame-t-elle avec un petit rire malicieux.

Yann ne comprend pas exactement ce qu’elle entend par là mais certainement a-t-elle redit, avec ses mots à elle, la même chose que lui, conclut-il.

Il la trouve gaie, aujourd’hui ; ce même allant qu’il lui avait trouvé lors de leur première rencontre. Elle sirote son cà phê sữa đá en le regardant de temps à autres, les yeux pétillants, tandis qu’il lui lance un sourire ou un clin d’œil complice avec la même expression de joie sur le visage ; puis ils font mine de s’intéresser aux alentours.

De l’autre côté de la rue, devant un atelier sombre, s’amoncellent des souches et une variété de branches tortueuses.

– Tu vois le bois, là-bas, il a des formes particulières ; j’ai l’impression qu’ils l’utilisent pour de la sculpture, non ? suggère Yann.

– Il fait des chaises, des tables et des animaux.

– C’est bien ce que je pensais.

– Tu veux voir ?

– Ben ouais, pourquoi pas !

Lưu Ly appelle la serveuse pour l’addition :

– Em ơi ! Tính tiền !

Celle-ci arrive de la table à côté et encaisse les 30.000 dôngs de l’addition avant que Yann n’ait eu le temps d’extraire la liasse roulée au fond de sa poche de jean.

Lưu Ly avait « préparé son coup » et avait discrètement sorti deux billets qu’elle n’avait plus qu’à tendre.

– Mais, Lưu Ly ! proteste Yann.

– Aujourd’hui, c’est moi, je paye manger et boire ! impose-t-elle en prenant un air sérieux avant, finalement, d’esquisser un sourire.

– Bon, d’accord, obtempère le jeune homme en rangeant son argent. Puis il adresse une mimique d’impuissance à la serveuse restée là dans l’attente d’un éventuel changement. Lưu Ly indique à celle-ci que l’affaire est réglée puis tous deux se lèvent et rejoignent le bord de la chaussée pour la traverser.

– Anh ơi ! appelle une voix derrière eux, celle de la serveuse. Cái ba-lô ! continue-t-elle en indiquant le dessous de la table.

Yann se précipite pour récupérer son sac à dos et la remercie avec un sourire.

Une fois de l’autre côté, Lưu Ly interroge Yann :

– Elle est jolie ?

– Qui ? demande innocemment le jeune, sachant bien où elle veut en venir.

– La fille du café.

– Ah ? Oui.

– Je vois tu aimes les filles avec les longs cheveux...

– Oui... et aussi avec les cheveux courts, enchaîne Yann pour la taquiner en l’observant du coin de l’oeil.

– Ah ? fait Lưu Ly avec une moue de déception.

– Mais je préfère celle avec la queue de cheval ! reprend le jeune homme.

– Il y a beaucoup de filles avec la queue de cheval ! insiste Lưu Ly.

– Mais celle que je préfère, il n’y en a qu’une seule et elle porte un collier avec un dragon sur le médaillon, précise-t-il pour ne plus laisser de doute à son amie.

Elle se sent soudain un peu stupide d’avoir ainsi testé Yann car elle se souvient que c’est grâce à lui qu’elle a récupéré son pendentif et comment aurait-il pu agir de la sorte s’il n’avait pas été motivé par des sentiments forts ?

Elle lève un peu la tête pour voir ce visage aux yeux verts qui ont l’air de chercher à la rassurer. Elle ne sait que dire. Elle se hisse sur la pointe des pieds et lui pose un bisou sur la joue, accompagné d’un « Merci ». Puis elle regarde autour d’elle, un peu effrayée par ce témoignage d’affection qu’elle a manifesté en public, ce qui n’est ici pas aussi habituel qu’en France. Et que va penser Yann ?

Justement, Yann se dit qu’il est sur un petit nuage pas désagréable du tout mais que la route est encore longue ; alors il la prend doucement par le bras pour l’emmener dans l’échoppe du sculpteur sur bois.

Derrière la matière brute entassée au-dehors se cache du mobilier, essentiellement des tables et des chaises en pièces uniques, façonnées selon le mouvement naturel donné par les racines ou les branches. Des objets de moindre taille représentant un buffle, un échassier ou encore un serpent ont été soufflés au couteau par la même inspiration. À côté de ces représentants de l’art figuratif, divers personnages et créatures finement ciselés ont pris vie dans des blocs d’essences diverses qui se déclinent en tons de teck et d’ébène dans une atmosphère où flotte l’odeur du vernis.

Au fond de l’atelier, le chant de cigale du papier de verre cesse. L’artisan, une cigarette aux lèvres, vient vers les jeunes gens pour les renseigner. Une créature attire particulièrement l’attention de Lưu Ly : un dragon aux naseaux fumants. La statuette représente l’animal avec les pattes avant posées sur un globe. Il s’agit en fait d’un dispositif pour faire brûler de l’encens. Lorsqu’on soulève le dragon, la sphère s’ouvre pour y placer un cône dont la fumée, lorsqu’il se consume, chemine dans la sculpture jusqu’à sortir par les narines.

– Bao nhiêu ? demande Yann.

– 400.000, répond l’homme.

Une négociation coutumière, néanmoins ardue et soutenue par Lưu Ly, permet de diviser le prix par deux.

Tandis que le vendeur emballe l’objet devant eux, Yann remarque, sur une étagère fixée contre le mur, une statue de Bouddha et, sur un petit meuble en dessous, un hippocampe aux nageoires de nacre ou, plus exactement, constituées de coquillages plats. Yann s’en approche pour mieux l’admirer. Il semble taillé dans le même bois couleur châtaigne que son Bouddha Rieur.

– Il n’est pas à vendre, le monsieur a dit, c’est un cadeau de son professeur, annonce Lưu Ly.

– De toutes façons je ne voulais pas l’acheter... Mais c’est un beau poisson, n’est-ce pas ? juge Yann en payant le sculpteur qui lui tend son paquet.

– Chez nous on dit « poisson-cheval », tu connais ?

– Oui ! Nous on l’appelle « cheval de mer »... Et maintenant, il vaut mieux reprendre la route, il est déjà 10 h passées, fait remarquer le jeune homme en pointant une horloge murale.

Il n’ont pas roulé très vite et se sont arrêtés en chemin pour acheter de l’eau en bouteille, un paquet de biscuits et des dragons rouges. Lorsqu’ils arrivent au pied du mont Tà Cú, il est pratiquement 11 h, un peu trop tôt pour manger, conviennent-ils, mais ils comblent un petit creux par quelques bouchées de ces fruits à chair blanche qu’ils savourent assis dans l’herbe, en bordure d’une allée.

L’endroit est assez fréquenté mais pas autant qu’à l’occasion des fêtes du Têt où d’innombrables pèlerins viennent cheminer et prier devant les sanctuaires dont les jarres de sable déploient leurs bouquets de bâtonnets d’encens desquels s’élèvent les effluves qui embaument la forêt environnante. Le commerce touristique s’est sensiblement développé ces derniers temps, constate Yann qui a conservé quelques souvenirs de sa première visite, une dizaine d’années auparavant, ce que confirme le point de vue de Lưu Ly.

Une fois calés, ils entament leur ascension en empruntant d’abord un sentier dallé qui mène au téléphérique. Il n’a pas changé, égrenant son chapelet de cabines ovoïdes aux couleurs vives pour déposer les visiteurs en contrebas de la pagode construite dans la montagne au milieu du XIX siècle. Ensuite, ce sont les marches de l’interminable escalier qu’il faut grimper pour y parvenir. Ils décident d’y faire une halte, Lưu Ly souhaitant se recueillir un instant. Yann se joint volontiers à elle en allumant quelques bâtonnets qu’il tient du bout des doigts joints. Tous deux restent un moment immobiles, les yeux fermés, formulant en pensées leurs prières ou leurs vœux, puis, ensemble, s’inclinent devant la statue de Bouddha. Ils font ensuite un bref tour de visite du lieu avant de sortir.

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