Prologue : La pinup chamboule tout

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Eliaz

Lorsque je pénètre dans la salle de rédaction, je réalise que ma place préférée est prise par un stagiaire qui vient de commencer sa mission. J’essaie toujours d’arriver dans les premiers pour pouvoir m’y mettre, entre deux armoires, aucun risque qu’on vienne s’asseoir à côté de moi, mais c’est raté pour aujourd’hui. Et je ne vais surtout pas faire d’esclandre, je n’ai pas envie d’avoir une réputation de mec étrange, mais maintenant, me voilà dans l’embarras pour me trouver un coin tranquille. Je soupire discrètement et m’installe sur un bout de la grande table de réunion. Plus on est près du chef, moins il y a de monde normalement. Je fais un signe de tête avec un faux sourire au stagiaire dont je ne connais même pas le nom et me concentre sur mon ordinateur pour éviter d’avoir à saluer tous mes collègues qui entrent à tour de rôle.

Lorsque Véronique, la rédactrice cheffe et fondatrice du Magazine et site internet éponyme “LifeX” pour lequel je travaille, entre dans la pièce, tout le monde se tait et je lève les yeux de l’article que je suis en train d’écrire. J’ai bien calculé mon coup car effectivement, personne ne s’est installé à mes côtés et je respire.

— Bon, on a un ordre du jour conséquent et il va falloir être efficaces. Le prochain numéro, le quinzième ! s’enthousiasme la jolie blonde qui nous dirige, il faut qu’il soit encore meilleur que le précédent et je compte sur vous.

On alimente le site quasi tous les jours, mais c’est vrai qu’une fois toutes les quatre à six semaines, on sort un numéro spécial, payant, en version papier et numérique, qui est la principale source de notre financement avec toutes les pubs qui habillent le reste du contenu qui est gratuit. Véronique a commencé petit mais a vite fait grandir “LifeX” et maintenant, l’équipe est conséquente et on a même deux personnes qui s’occupent uniquement de la communication et du marketing. Ils sont d’ailleurs assis tous les deux en face de moi et je me retiens de sourire en les voyant chuchoter car ils pourraient sans difficulté jouer les rôles de Laurel et Hardy, l’humour en moins. Alors que nous, les journalistes, nous sommes des créatifs, eux, ils font de notre engagement un business. Et vu les profits que l’on dégage, ils sont super forts. Tant mieux, c’est parfois tellement difficile de vivre du métier.

Nous commençons par étudier le thème général choisi par Véronique qui est sur le fitness à notre époque. Nous allons chacun avoir à écrire un ou deux articles sur des sujets qui se raccrochent au fil directeur et il faut qu’on soit originaux mais dans un style à la fois recherché et accessible. Un véritable travail à réaliser à chaque fois pour avoir le bon équilibre. J’avoue que c’est ce qui me plaît et ce ton un peu différent fait notre succès.

— Je propose pour mon article un reportage sur la façon dont les athlètes de haut niveau s’entretiennent. Je crois que ça pourrait intéresser notre audience, avec des noms connus, des résultats évidents chez ces personnes et voir comment ils font pour rester en forme. Vous en pensez quoi ?

Le silence qui accueille mes propos dure et se fait pesant. Personne n’ose se prononcer avant que l’Oracle ait parlé. Si Véronique dit oui, c’est gagné. Si elle refuse, c’est mort. Personne n’ira contre son avis à elle et, à ce moment-là, j’en veux un peu à mes collègues dont aucun ne souhaite se mouiller.

— Intéressante, cette idée. Cela peut en effet être un bon angle d’attaque. Vous en pensez quoi, les autres ?

Justine, une journaliste qui a un peu plus de bouteille que nous, les “jeunes”, m’adresse un sourire auquel j’évite soigneusement de répondre et prend la parole. Après l’Oracle, on a l’Ancienne. Tout un cérémonial, ces réunions.

— Je trouve aussi. Tu comptes faire un portrait, du coup ? Parce que le sujet est vaste et l’un de nous peut balayer les choses de manière globale.

Je soupire car dans la façon dont les choses sont organisées, je ne suis pas le seul décisionnaire.

— Ce sera sûrement, tu t’en doutes, un double portrait. Un sportif bien musclé et une nana sexy et qui réussit dans le milieu. Donc… nous, on ne va pas balayer les choses de manière globale, mais si ça t’intéresse, tu peux le faire.

Je suis soulagé que la discussion se lance car une fois que les deux femmes ont parlé, la parole des autres se libère et les remarques et suggestions commencent à fuser. Les échanges sont riches et franchement, c’est super intéressant de confronter les points de vue. Malheureusement, nous nous arrêtons tous quand la porte s’ouvre enfin et qu'apparaît mon binôme.

— Salut la compagnie, désolée pour le retard, j’avais zappé la grève !

Sans gêne, elle contourne la table, s’arrête au niveau de l’une de nos collègues, Hélène, à qui elle fait la bise, oblige Hervé à se rapprocher de la table pour pouvoir passer et se laisse tomber à mes côtés en déposant bruyamment son sac sur la table.

— Ce n’est pas grave, Adèle, on vient à peine de commencer.

Ouch. Là, ça fait mal. Tout le monde sait que notre cheffe aime beaucoup cette jeune journaliste et qu’elle est un peu sa chouchoute, mais de là à l’excuser aussi facilement, c’est énervant. Et puis, “à peine commencé” alors que j’ai déjà bien pu élaborer avec mes collègues sur le sujet sur lequel je vais devoir écrire avec la retardataire, ce n’est pas gentil pour nous et je prends mon courage à deux mains pour en faire la remarque.

— En fait, pour notre rubrique “Elle et Lui”, j’ai proposé un thème et les collègues avaient l’air de trouver ça bien. Donc, je crois qu’on va partir sur ça. Tu sais de quoi va parler le prochain numéro, au moins ? lui lancé-je alors qu’elle est en train de regarder son téléphone.

— Bien sûr, mon Lapin ! Le fitness, à moins que Véronique ait changé d’avis entre-temps ? Bon, pas ma spécialité, mais ça peut être super intéressant. Vas-y, éclaire-moi, Einstein, sur quoi on va encore se piocher le nez, alors ?

J’essaie de résister mais sans succès et je lève les yeux au ciel, ce qui la fait sourire et je sais déjà ce qu’elle va me sortir.

— Non, ce n’est pas Dieu que je regarde, cela ne sert à rien de sortir ta blague pourrie habituelle.

— Hum, fais gaffe quand même, il va finir par le prendre pour lui et porter plainte pour voyeurisme vu le nombre de fois où tu regardes le plafond chaque jour ! Bon, accouche, sur quoi on bosse, toi et moi ?

Les petits rires discrets que j’entends de la part de mes collègues m’exaspèrent. Je ne sais pas pourquoi Véronique a eu l’idée magique de nous faire travailler en duo, mais j’avoue que ces moments où on est sur le même article ne sont pas mes moments préférés. Bon, physiquement, elle a de beaux atouts et il n’y a vraiment rien à rejeter malgré son excentricité, mais quel caractère de cochon. Et elle sait comment me titiller et appuyer là où ça fait mal.

— Je pensais faire un article avec un portrait de deux athlètes de haut niveau. Les lecteurs aiment bien les people, et on se prend un sportif bien musclé, une nana sexy qui est la meilleure dans son sport, et on explique comment ils gardent la forme. Véronique trouvait que ça pouvait être intéressant.

L’intéressée ne répond pas. Elle a l’air trop occupée à détailler la nouvelle mèche de couleur bleue fluo qu’Adèle arbore fièrement. C’est vrai que c’est la touche qui manquait encore à son style qui est… décalé ? Sa belle chevelure noire pourrait apparaître très stricte sans cette touche de couleur et si on oublie le petit piercing sur son arcade gauche et le tatouage de pinup portant une robe rouge sur son bras gauche. Et ses vêtements… Je ne sais pas comment on peut manquer de style à ce point là. Ses leggings sont d’un rose dont l’intensité a rarement été égalée et elle a revêtu une grande robe ample et bien décolletée d’un bleu criard qu’on croirait tout juste sorti des années soixante. Au moins, elle a assorti la robe à ses cheveux.

— Ça risque pas d’être un peu barbant ? Crois-moi, j’en ai rencontré, des sportifs, et leurs enchaînements de pompes, leurs footings, leurs protéines au déjeuner, ça lasse vite dans une conversation, grimace-t-elle. Et puis, sérieux, y a pas plus cliché que le beau gosse et la nana canon, Eliaz. Bon, OK, dans les meilleures joueuses de foot, y a des canons, mais Messi n’est pas un Dieu du stade. En plus, on pourrait carrément partir sur un sujet sur le traitement des hommes et des femmes dans les salles de sport avec notre rubrique, y a matière à discuter. La dernière fois que j’y ai mis les pieds, l’un des coachs ne m’a pas lâchée d’une semelle et m’a même collé la main au derrière pour soi-disant m’aider. Tu vois le topo ?

Je commence à lever les yeux mais me force à les garder fixés sur elle et prends une grande respiration pour ne pas l’envoyer au Diable devant tout le monde. Non seulement, elle arrive en retard, mais en deux secondes, elle ridiculise mon idée. Tu parles d’un binôme ! Si seulement, je pouvais me retrouver avec Julie, au moins, on travaillerait tranquillement ensemble. Ou encore mieux,avec un mec. Mais non, je suis coincé avec cette femme qui n’en a rien à faire de ce que je peux penser. La fin de la réunion va être longue et exaspérante, je le sens.

Adèle

Je jubile de voir la mine à moitié renfrognée d’Eliaz. Il essaie de masquer son agacement, mais sa mâchoire contractée ne trompe pas. Autour de nous, c’est le calme plat, personne ne moufte. Il faut dire que depuis six mois que je suis là, ils ont pris l’habitude de nous voir nous prendre le chou. Oh, je n’ai rien contre le “Lui” de notre rubrique, vraiment… Il est juste trop prompt à rentrer et rester dans les cases, quand moi j’ai besoin de bousculer mon monde en renversant tout et tout le monde sur mon passage.

Je jette un coup d'œil à Véronique qui, pour le moment, n’est pas encore au stade où elle va intervenir, et me tourne à nouveau vers mon collègue, un sourire innocent planté sur mes lèvres peintes en rouge. Bon, OK, j’ai un peu abusé des couleurs, ce matin, mais j’étais à la bourre, problème récurrent après une soirée entre colocs où l’alcool coule un peu trop à flot. Ne me jugez pas, j’ai vingt-quatre ans et je profite de la vie.

— Allez, boude pas, tu pourras toujours faire ton portrait de beau gosse en solo. J’ai quelques contacts, si tu veux, je te partage mon carnet d’adresses avec plaisir. Sérieux, Eliaz, réfléchis à l’intérêt de mon idée. En plus, pour une fois, on va pouvoir critiquer le comportement des femmes. Qui, ici, va à la salle à moitié pour se faire un fessier de rêve, l’autre pour mater des fessiers de rêves, sérieux ? Ne baisse pas les yeux, Hélène, m’esclaffé-je, je te connais !

Pour une fois, c’est Véronique qui lève les yeux au ciel, mais je me garderai bien de lui faire ma “blague pourrie”. Boss oblige. En revanche, la rougeur sur les joues de mon amie en dit long, et elle n’est pas la seule à détourner le regard.

— Alors, partenaire, tu as peur que je mate ton popotin quand on ira enquêter, c’est ça ? continué-je à le provoquer.

— Mais non, je n’ai pas peur. Mais on ne va quand même pas simplement aller dans une salle de sport pour faire l’article !

— Non, on va faire du sport, mon Lapin ! Je t’assure qu’il y a matière à développer. Le regard des autres, la drague lourdingue, le jugement, les cours non-mixtes. La vie des gens lambdas, loin des strass et des paillettes de ces athlètes qui pourraient éradiquer la faim dans le monde avec leurs salaires mirobolants. Les riches, on les envie, les gens comme nous, on compatit et on s’identifie ! Si en plus on dénonce un peu, ça ne peut qu’être positif. Faut arrêter de faire simplement ce que tu penses qu’on attend de toi, Eliaz. Sors des sentiers battus, tous nos articles dans ce genre-là font un tabac !

— Mais Véronique, on était d’accord pour partir sur les athlètes, non ? Tu ne vas quand même pas l’écouter alors que l’on semblait tous aller dans mon sens !

Je meurs d’envie de l’imiter en pleurnichant, juste pour le pousser à bout. C’est ça, je crois que c’est l’objectif que je me suis fixé quand elle nous a collés tous les deux. Franchement, elle devait être ivre au boulot, ou sous exta, ce jour-là, pas possible autrement. Moi et mon franc-parler, mon style décalé, et lui, le mec qui ne dit jamais un mot plus haut que l’autre, toujours engoncé dans sa petite chemise et son pantalon, le type propret. Canon, hein, ce serait mentir que de dire le contraire, mais tout posé, bien installé dans sa case…

— Mais Véroniqueuh, chouiné-je avant de lui offrir un sourire contrit. Désolée, c’est sorti tout seul. On part sur mon idée pour Lui et Elle, et tu fais ce que tu veux sur ton portrait, ça ne te va pas comme ça ? Ton idée n’est pas mauvaise, c’est juste que déjà, à ce que je sais, tu n’es pas spécialisé dans le sport, et en plus c’est hyper large comme sujet. Et rébarbatif, si tu veux mon avis. Enfin, je sais que tu ne le veux pas, mais je te le donne quand même.

— Parce que tu es spécialisée en salle de sport ? C’est quand la dernière fois que tu y as mis les pieds ?

Est-ce que je peux dire qu’il m’excite un peu quand il montre les crocs ? J’ai une tasse chez moi qui dit que “Tout est bon dans le breton”, je pourrais presque être d’accord si je considère le beau blond barbu face à moi. Enfin, c’est blond, ça ? Foncé, à la limite du châtain, je crois, mais je n’y connais pas grand-chose, pas assez coloré pour moi.

— T’as raison, ça fait un bail que je n’y ai pas mis les pieds, je préfère le sport en chambre, le provoqué-je en le regardant dans les yeux, constatant qu’il lutte pour ne pas détourner le regard. J’y connais pas grand-chose en fitness, mon cul parle pour moi, mais je sais ce que c’est d’être une femme dans un environnement d’hommes, je sais les regards, les remarques. Et je sais aussi ce que ça fait à une nana d’avoir une tonne de mâles sous les yeux qui transpirent et font travailler leurs muscles. Donc, j’ai un petit aperçu des comportements déplacés qu’on pourrait développer.

Je constate avec un plaisir certain son regard qui se pose sur mes hanches avant de vite remonter et tomber sur ma poitrine. Il devient rouge écrevisse et détourne le regard, gêné comme pas possible. J’ai l’impression qu’il jette un œil vers le petit stagiaire qui s’est installé un peu à l’écart avant de fermer un instant les yeux.

— Je crois que de toute façon, ce n’est pas toi ou moi qui décidons… dit-il simplement en regardant un point au plafond.

— Effectivement, soupiré-je en me tournant vers notre Cheffe. Alors, Véronique, on s’emmerde sur les marques de compléments alimentaires ou on parle mains au cul et obsédés ?

Oui, bon, OK, j’abuse un peu. Parfois je réfléchis après avoir parlé, ça sort tout seul, c’est comme ça. Et c’est ce que ma patronne a aimé pendant mon entretien, je crois. Ça et mes papiers engagés sur le féminisme, mes idées loufoques. Sauf que vu sa tête, je crois que j’ai un peu trop poussé le bouchon. Est-ce que j’ai été blessante ? Merde, qu’est-ce que j’ai dit, déjà ?

— Bien… je crois qu’il va encore falloir que vous travailliez tous les deux sur la communication et l’écoute, soupire notre boss en jouant avec son stylo qu’elle tapote sur la table. Je pense que l’idée d’Adèle est bonne pour votre rubrique à deux. Ce qui n’empêchera pas les spécialistes du sport de développer ton idée, Eliaz. Et toi de faire le portrait d’un sportif, canon ou pas.

— C’est le moment de regarder Dieu et de dire Amen, mon Lapin, chuchoté-je à mon voisin, moqueuse.

— C’est le Diable, tu veux dire, chuchote-t-il avant de parler plus fort. Comme tu voudras, Véronique. On va aller mater des popotins, comme dit ma collègue, et faire un écrit digne du Pulitzer.

— On ne plaisante pas sur les différences faites entre les hommes et les femmes, mon Lapin ! grincé-je. Et c’est toi qui finiras en Enfer si tu continues à mater le derrière du Seigneur comme ça.

— Pas envie d’aller en Enfer pour t’y retrouver, me lance-t-il, énervé.

— Tu déconnes ? J’adorerais passer l’éternité à me chamailler avec toi, moi !

— C’est bon, Adèle, mets-toi un peu sur pause, soupire Véronique.

— Bien, Cheffe ! rétorqué-je en la gratifiant d’un salut militaire avant de me pencher vers Eliaz. Je suis sérieuse pour mon carnet d’adresses, par contre. Si tu veux, j’ai mes entrées à quelques places, j’ai fait un stage dans le milieu.

Il m’observe en silence comme si j’étais un ovni ou… je ne sais pas. J’ai l’impression de l’intriguer autant que de lui faire peur, le pauvre. Parfois, il me donne envie de le secouer, d’autres, simplement de le prendre dans mes bras pour lui dire que tout va bien se passer, que c’est pour son bien, que… Ouais, non, on va éviter le câlin, il en profiterait sans doute pour me planter un couteau dans le dos histoire d’avoir la paix. Je crois que je l’aime bien, en fait, malgré son côté coincé. C’est juste que certains jours, ça m’énerve. Surtout quand on doit bosser tous les deux. C’est comme s’il se bridait tout le temps par peur de se mettre en avant, ou d’en dire trop, de faire un pas de travers, et c’est dommage.

En tout cas, moi, j’ai hâte de le voir en jogging en train de faire de la muscu. C’est vrai, il est mignon, j’ai du mal à comprendre comment il peut vouloir se fondre dans la masse, rester en retrait. C’est comme s’il manquait d’assurance alors qu’il est doué. Ce nouvel article en duo promet !

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