01. Le réconfort breton
Eliaz
Je regarde par la fenêtre la vue sur les toits parisiens qui s’offre à moi depuis mon bureau. Je prends une petite pause dans la rédaction d’un article sur une nouvelle gamme de produits vegans qui vient d’arriver en France et pour lequel j’ai réussi à décrocher un entretien avec le fondateur qui est américain. J’aime que tout soit parfait lorsque j’écris et j’ai passé tout le début d’après-midi à corriger les mots pour rendre compte de la manière la plus fidèle de tout l’engagement dont fait preuve cet industriel agro-alimentaire. C’est un peu fastidieux mais ça me permet de rendre des articles qui sont appréciés par Véronique, ce qui est mon objectif premier avec le second qui est de plaire aussi au plus grand nombre de lecteurs.
Dans le reflet de la grande vitre qui se trouve derrière l’écran de mon ordinateur, j’aperçois plusieurs collègues aussi sérieux que moi, plongés dans leur travail qu’ils font avec engagement et professionnalisme. Ce grand open space ne me plaisait pas beaucoup au départ, parce que je préfère écrire seul dans mon coin, sans avoir le sentiment d’être surveillé par les autres, mais je m’y suis fait. Finalement, c’est parfois quand on est le plus en public qu’on est le plus anonyme et le plus tranquille. Sauf quand on est voisin de bureau avec une tornade qui n’a aucun respect pour le calme et la sérénité des autres. Parce que oui, non seulement on me demande d’écrire des articles avec Adèle, mais en plus, pour faciliter notre collaboration, on m’a installé juste à côté d’elle. Nous ne sommes séparés que par une petite baie vitrée si fine qu’elle ne sert qu’à délimiter quasi virtuellement l’espace. Enfin, elle est utile aussi pour empêcher que tout son désordre ne s’étale de mon côté du bureau.
Je me tourne vers son côté pour voir ce qui est le nouvel élément disrupteur qui provoque chez elle cette agitation qui vient perturber mon calme et ma tranquillité. Elle a des écouteurs sur les oreilles mais c’est juste pour respecter l’obligation qui est inscrite dans le règlement intérieur… parce qu’ils ne sont pas connectés à son ordinateur, ce qui fait que tout le monde profite de ses choix plutôt… éclectiques. J’ai essayé d’en parler à Véronique mais effectivement, sur le plan juridique, Adèle respecte le règlement qui a été mal écrit et pour le changer, c’est toute une histoire. Il faut que ça passe par un avis d’Hervé qui est délégué syndical et qui ne voit pas l’intérêt de mobiliser l’artillerie lourde pour un simple point d’interprétation d’un article. Ou alors, il ne voit que le décolleté de ma collègue et son cerveau ne fonctionne pas plus loin. Bref, Adèle nous embête tous avec sa musique. Là, on n’est pas gâtés, c’est du Johnny Halliday. Oui. Rien que ça. Désespérant.
J’ai l’impression qu’elle est en train de refermer son ordinateur et ranger ses affaires. Ranger, je devrais plutôt dire étaler le désordre pour le rendre présentable ? Je ne sais pas comment on pourrait décrire son organisation, mais ça oscille entre lamentable et indescriptible. Elle a ramené plein de plantes, pour égayer l’atmosphère et la rendre plus naturelle, mais le résultat est qu’elle manque de place et que tout traîne partout, sur des piles qu’elle est la seule à pouvoir différencier. La voyant se lever, je ne peux m’empêcher de l’interpeller.
— Tu t’en vas déjà ? Tu n’as pas un article à terminer ?
Vu l’heure à laquelle elle s’y est mise et la pause qu’elle a prise, c’est impossible qu’elle soit déjà prête à rentrer chez elle. A moins qu’elle ne le finisse en télétravail.
— Il est fini, mon article. Je viens de l’envoyer à Véronique pour avoir son avis. Tu voulais voir un truc avec moi ?
— Non, non, je suis juste surpris de ta rapidité, c’est tout.
Et dégoûté. Parce qu’elle écrit super bien et que je suis sûr qu’elle n’a fait qu’un premier jet et qu’elle a assez de talent pour que ça soit déjà super.
— Ça sort tout seul quand le sujet me passionne, que veux-tu. Il suffit d’un bon travail de recherche et le boulot est déjà mâché. Au fait, tu ne m’as pas dit si tu voulais mes contacts pour le portrait du sportif. J’ai quelques footballeurs, rugbymen, des pilotes auto… N’hésite pas !
J’hésite un instant, juste par fierté car je n’aime pas dépendre d’une collègue mais si elle a des contacts, je serais con de les refuser. Et puis, elle a l’air de vraiment me les proposer de bon cœur, sans arrière-pensée. Je ne sais même pas si elle pourrait être capable d’arrière-pensée tellement elle est spontanée.
— Je veux bien oui. Et bonne fin de journée, chanceuse. Moi, je dois encore fignoler un peu les choses avant de l’envoyer à Véronique, pas envie qu’elle le recale comme mon idée de la réunion.
— Je t’envoie ceux susceptibles d’être OK pour te rencontrer pendant ma balade en métro. Et au sujet de ce matin, ce n’était pas contre toi, hein ? J’ai eu une idée, je l’ai balancée et défendue, je ne pensais pas à mal.
— Ne t’inquiète pas, je ne l’ai pas mal pris, rétorqué-je hypocritement.
Elle me sourit, referme la porte d’un tiroir d’un coup de pied et, toujours aussi exubérante, elle souffle un baiser dans ma direction et sort, presque en sautillant. Quel personnage ! Je ne sais vraiment pas quoi en penser car elle m’exaspère, mais en même temps, elle exerce sur moi, comme sur les autres je pense, une forme d’attirance assez étrange.
Je me remets au travail et passe encore une heure à rédiger mon article, en n’arrêtant pas de penser à ma collègue qui doit être en train de faire du shopping ou de profiter de la vie. C’est tellement injuste. Quand j’ai enfin osé appuyer sur le bouton “envoyer”, je soupire de soulagement et me décide à mon tour à rentrer chez moi où ma soeur doit m’attendre. Nolwenn vit en effet avec moi depuis qu’elle a été acceptée à Sciences-Po et j’avoue que je suis content de partager mon appartement avec elle. Elle ramène à la maison un petit air de Bretagne et de famille qui me manquait jusqu’à son arrivée.
Lorsque j’arrive, je constate qu’en effet, elle est bien rentrée et qu’elle est même déjà en train de préparer des crêpes. C’est idiot, mais à chaque fois qu’on doit avoir une discussion avec notre père, l’un de nous deux se met aux fourneaux pour faire des galettes de sarrasin, comme si la simple évocation de notre paternel nous obligeait à redevenir encore plus bretons que nous ne le sommes déjà. Je lui fais une bise avant d’aller m’affaler dans le canapé.
— Je suis content d’être rentré, Petite Soeur. Ta journée a été bonne, j’espère ?
— Meilleure que la tienne apparemment. Tu as une sale tête, sans vouloir te vexer. Des soucis au boulot ?
La jolie brune qui ressemble de plus en plus aux photos de notre regrettée mère a mis de côté la crêpière et vient s’asseoir à mes côtés.
— Ouais, j’ai une collègue qui me fait des misères. Tu sais, c’est ça, la vraie vie, ce n’est pas passer son temps dans des bibliothèques ou écrire des thèses. Il faut gérer les autres, et ça, c’est compliqué, parfois, je trouve.
— Hum… C’est compliqué parce qu’elle t’enquiquine ou parce que c’est une femme ? Tu vivrais les choses de la même façon si c’était un collègue ? Elle est jolie ? Elle te plaît ?
— Elle est jolie, c’est une femme, mais là n’est pas la question. Ce matin, elle m’a fait passer pour un con alors que j’avais une bonne idée et a imposé la sienne comme si de rien n’était. Et je crois que je suis jaloux de sa facilité à écrire. Elle a pris deux heures de pause et s’est barrée une heure avant moi, et je pense que son article sera au moins aussi bon que le mien, parce que je ne veux pas admettre qu’il puisse être mieux vu le temps que j’ai passé sur le mien.
— Tu devrais peut-être t’imposer un peu plus, non ? Si tu es là où tu es, ce n’est pas pour rien, parole de la fille qui écrit des thèses et passe sa vie à la bibliothèque. Tu devrais avoir davantage confiance en toi…
— Pas sûr que ça serve à quelque chose. Je suis un taiseux, moi. J’observe, j’écris, je travaille mes textes. Mon talent à moi, c’est le travail. Rien n’est naturel, tu sais ?
— Eh bien, je pense que tu gagnerais à défendre davantage tes idées, je pense. Mais bon, certaines choses sont plus naturelles que d’autres, c’est sûr.
— Bref, Adèle m’a déjà gâché ma journée, elle ne va pas aussi pourrir ma soirée. Et si on parlait d’autre chose ? Tu as réfléchi à quand on pourrait aller voir Papa ? Ce serait bien pour son anniversaire, non ? C’est samedi, dans dix jours, mais ça lui ferait plaisir, je suis sûr. Tu peux te libérer ou pas ?
— Je vais bosser davantage les soirs de la semaine prochaine et ça devrait le faire. Attends, c’est encore Adèle qui te pourrit tes journées ? glousse ma sœur. Remarque, j’aurais dû m’en douter, ça ne pouvait être qu’elle. Je crois que c’est la seule dont je connaisse le nom dans ton boulot.
— Ouais, c’est la seule qui m’exaspère, c’est pour ça.
Je récupère mon téléphone sur le coussin à côté de moi et lance un appel visio, en espérant que Papa arrive à y répondre. Souvent, il nous faut plusieurs tentatives pour y arriver mais ce soir, il réussit à activer sa caméra du premier coup.
— Salut P’pa. La forme ?
On ne voit pas toute sa tête mais sa belle barbe blanche remplit presque tout l’écran. Je me dis que dans quelques années, je lui ressemblerai sûrement. Si Nolwenn a tout pris de notre mère, moi, je suis à l’image de notre père, le côté bourru en moins. Enfin, je crois. Je me demande seulement si je continuerai à porter la barbe quand elle sera blanche et plus blonde comme actuellement.
— Demat deoc'h(1), les enfants ! La forme, toujours. Et vous ? Pas trop pollués et déprimés ?
Ah, s’il parle de la pollution de Paris, c’est qu’il est en forme. Quand il déprime trop, il ne répond que par des monosyllabes, mais là, ça a l’air d’aller.
— Demat dit, Papa. En pleine forme, on va manger des galettes ce soir ! répond ma sœur enthousiaste.
— J’espère que vous ne les avez pas achetées dans l’une de vos boutiques de parigots coincés, rit-il. Rien ne vaut la recette de Mamie Gaela.
— Mais non, Papa, c’est moi qui les fais, voyons ! On n’est pas devenus parisiens non plus ! En fait, on t’appelle parce qu’on veut venir, pas ce weekend mais le suivant, mais on n’a pas envie d’arriver et de trouver porte close parce que tu es parti en mer. Tu crois que tu pourras résister à l’appel du large et nous accueillir ? Tu sais qu’on a un truc à fêter, au moins ?
— Ça doit pouvoir se faire, oui. Encore un passage rapide, j’imagine ? Pas de jours de congés en plus ? Tu vas réussir à décrocher de tes bouquins, Chérie ? Et toi, Eliaz, pas d’article à boucler en urgence de prévu ?
— Non, ça devrait aller. De toute façon, je ne pourrai rien faire depuis Erquy. Si j’ai du boulot, ça attendra le retour à Paris. On arrive vendredi soir et on repartira dimanche après le dîner, si ça te va. Tu m’emmèneras en mer dimanche matin ? Ça me manque…
— Promis ! Et je vous ferai de bons petits plats. Y a un Fest Noz le samedi soir dans le village voisin, si vous voulez. Je comptais y aller, mais… enfin, on verra bien.
— Oui ! Moi, je suis partante, s’enthousiasme Nolwenn alors que je fais la moue.
— On verra si vous arrivez à me convaincre de sortir, oui. Bonne fin de soirée, P’pa. On a un dîner à déguster.
— Ok, bon appétit alors. A la semaine prochaine, les enfants ! Kenavo(2) !
— Noz vat(3), lui répondons-nous en chœur.
Qu’est-ce que ça fait du bien d’entendre ces sonorités différentes, un peu comme si on avait recréé un petit coin de Bretagne chez nous. Après une horrible journée comme celle que je viens de vivre, c’est ça qui me permet de me ressourcer. L’air du pays, c’est le meilleur remède à toutes les tracasseries.
(1) Demat deoc'h signifie Bonjour à vous en breton. Demat dit, salut à toi. C'est un mot plutôt désué mais encore utilisé.
(2) Kenavo : au revoir, à la prochaine en breton.
(3) Noz vat : bonsoir, bonne nuit.
Annotations