02. Voir la vie en multicolore

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Adèle

L’article est déjà en train de s’écrire dans ma tête alors que Salomé, une “influenceuse” d’Instagram continue de parler. J’essaie de me concentrer sur ce qu’elle dit et adresse un remerciement silencieux à mon enregistreur vocal qui me permettra de raccrocher les wagons plus tard. Les mots se bousculent plus vite dans mon cerveau qu’ils ne sortent de la bouche de mon interlocutrice qui donne la parole aux femmes que la société ne laisse pas s’exprimer. Ce portrait va être génial, et je dis ça en toute modestie, parce que c’est elle qui va le rendre fabuleux.

Je lui souris alors qu’elle a terminé sa tirade et fais mine de gribouiller sur mon calepin, le temps de tenter d’apaiser mes neurones en surchauffe. Il paraît que dessiner ou colorier permet de se concentrer sur la voix de son interlocuteur, et j’essaie vraiment, mais je m’agace moi-même, pour le coup. Surtout que parler des difficultés pour une femme de faire ce qu’elle veut de son propre corps est vraiment passionnant.

— Je pense que j’ai tout ce qu’il me faut pour mon article. Juste une dernière question. Tu en as déjà parlé sur ton compte, mais je ne me souviens plus de la réponse. Combien de médecins as-tu vus avant de pouvoir te faire ligaturer les trompes ?

— Quatre. Les deux premiers m’ont dit que j’étais trop jeune et que je pourrais changer d’avis. Le troisième m’a demandé si mon mari était au courant de ma démarche et d’accord avec ça, et le dernier m’a dit qu’il refusait d’empêcher une femme d’avoir des enfants et que je devrais avoir honte, parce que d’autres cherchent désespérément à procréer et n’y parviennent pas.

Je soupire alors que la mine de mon critérium se casse. Foutus mâles dominants, foutu patriarcat. Bref !

— OK. Tu as quelque chose à ajouter, de ton côté ?

— Je ne crois pas… Je pense ne rien avoir oublié, mais je t’envoie un mail si je veux ajouter quelque chose.

— Parfait. J’ai ton autorisation signée pour utiliser quelques slides de ton compte… Ne manque plus qu’une photo de toi et on est bons !

— Ah, j’avais oublié que tu te la jouais à la Nikos Aliagas, rit-elle en se levant alors que j’éteins mon enregistreur et sors mon appareil photo.

Je ris en observant un peu le café dans lequel nous sommes installées, puis lui suggère de nous rendre à quelques rues d’ici, où j’ai vu un collage qui pourrait totalement correspondre à l’état d’esprit de cet article. Evidemment, Salomé est emballée par l’idée, et j’en suis ravie.

J’adore mon job. Je rencontre des personnes hyper intéressantes, passionnées, ouvertes et bavardes dès qu’on se montre curieux de découvrir leur univers. Cette influenceuse, je l’ai connue grâce à Aya, ma coloc, et j’avoue que je n’ai pas mis longtemps à l’ajouter sur la liste des personnes que je rêve de rencontrer. Une nana de vingt-quatre ans qui veut se faire ligaturer les trompes parce qu’elle est certaine de ne pas vouloir d’enfants, moi, j’admire. Si je faisais ça, ma mère me rapatrierait à Lille, me séquestrerait sans doute dans la cave et abandonnerait le côté baba cool de sa personnalité pour devenir une future grand-mère aux allures de dictateur. “Tu me feras des petits-enfants, Adèle !”. Mouais… Le collage est parfait pour ça : “Mon corps, mon choix, mon droit”. Faut croire qu’au vingt-et-unième siècle, c’est une idée qui n’est pas ancrée dans toutes les têtes.

Bref, vis ma vie de journaliste, ma liste de personnes à rencontrer s’allonge et rétrécit au fur et à mesure de mes interviews, c’est juste totalement jouissif. J’attends avec impatience le jour où Robert Downey Jr. se trouvera assis en face de moi, et où je devrais contrôler tout mon corps pour ne pas lui sauter dessus en le suppliant de me faire un bébé. Idée à ne surtout pas soumettre à Maman, d’ailleurs.

Je quitte Salomé après avoir fait quelques photos et prends le chemin de la colocation, en retard. J’ai à peine ouvert la porte que je pousse un soupir de plaisir. J’aime vivre ici. Bientôt un an que je partage la vie de ces trois cinglés dans cette petite maison de ville aussi exubérante que ma petite robe cintrée aux couleurs de l’arc-en-ciel, que mes boots et mon rouge à lèvres rouge, que mes mèches bleues, que mon cerveau… J’ai eu un véritable coup de cœur, autant pour James, le propriétaire qui partage le deuxième étage avec moi, que pour Pierre et Aya, installés dans les chambres du premier. Sans parler de cette pièce de vie où règne un bordel sans nom, dans une ambiance de crèche, tant grâce à nos conversations qu’aux murs et meubles hyper colorés. Cuisine rouge, chaises de la même couleur, mais aussi jaunes et bleues, canapés et murs dans les même tons, c’en serait presque flippant pour des individus normaux. Heureusement, personne n’est normal ici !

Je me déchausse, abandonne mon soutif au pied de l’escalier avec mon sac, et rejoins mes trois colocs, occupés à danser dans le salon, verre de blanc à la main. Pierre, mon petit rouquin de vingt-trois ans, notre génie de l’informatique et streamer à ses heures perdues, est le premier à m’accueillir. Lui si réservé devant des inconnus, me gratifie d’un câlin et d’une bise sur la joue avant de me faire tournoyer pour m’envoyer dans les bras de James, qui s’esclaffe, chemise rose bonbon ouverte sur son torse blanc comme un cul, avant de me smacker. Ce grand blond de trente-deux ans accueille les petits jeunes chez lui comme s’il refusait de grandir, ce qui ne l’empêche pas d’être parfois mâture et de bon conseil.

— Je vois que vous avez entamé les festivités sans moi, ris-je en allant embrasser Aya, la nana la plus belle que le ciel nous ait envoyée sur Terre.

Métisse, grande, des formes pulpeuses, des yeux bleus qu’elle tient de sa mère suédoise. Une Jesse Williams de vingt ans au féminin, qui sait ce qu’elle veut et n’a pas peur de le dire. La convenance aurait voulu que je résiste quand elle m’a voulue, moi, mais difficile de dire non à cette bombe, alors il nous arrive de nous amuser entre filles quand la solitude se fait trop pesante.

Bon, soyons clairs, je suis la seule de ce petit groupe à être attirée par le sexe opposé. Ce qui veut dire que je peux passer deux heures attablée avec les gars à disserter sur le dernier calendrier des Dieux du stade, accroché au-dessus de la cafetière, sans aucun souci. Les femmes me plaisent également, donc Aya et moi profitons de nos sorties pour papoter à ce propos, même si j’avoue être davantage mec que nana.

Coloc de fous, je l’ai déjà dit ?

— Où est mon verre ? Je veux rattraper mon retard ! James, t’as une sale tête, mon Bouchon, grimacé-je en le voyant se laisser tomber sur le canapé rouge, manquant de renverser du vin sur un coussin. Enfin, loin de moi l’idée de te vexer, mais la déprime est interdite dans une soirée Just Dance !

— Je pensais que j’avais trouvé un mec au restau tout à l’heure, mais au moment de venir ici, il s’est dégonflé. Et ces deux abrutis se sont mis à danser, tu vois le tableau ?

— Ils ont juste voulu te changer les idées, Mister Bougon ! Remercie-les et fais-moi tourner dans tous les sens ! pouffé-je en cognant mon verre, miraculeusement apparu dans ma main, contre le sien. Tu t’en fous, vive le célibat ! Et au pire, je te le dis depuis qu’on se connaît, essaie les femmes, t’auras plus de possibilités, crois-moi !

Oui, bon, je sais, on ne choisit pas son orientation sexuelle, mais quand il a découvert que j’étais bisexuelle, James m’a regardé très sérieusement et m’a demandé comment je pouvais survivre dans une relation avec une nana et donc sans queue à portée de main… Du James tout craché, quoi.

— La seule femme que j’aime aime les autres femmes, répond-il en montrant Aya. Tu vois, je suis maudit !

— Heureusement que je ne suis pas susceptible, bon sang, ris-je. Je sais qu’Aya est une bombe, et je peux te dire qu’au lit, c’est l’adjectif parfait pour la décrire, mais y en a bien d’autres qui se laisseraient approcher, mon Chou. Et puis, elle a juste douze ans de moins que toi, petit pervers !

— Ne les écoute pas, James. Les nanas, c’est que des problèmes. Demain, je t’emmène au bar au Marais. On va pécho des beaux mecs !

— C’est vous, le problème des nanas, mes petits Chats, marmonné-je. Dans tous les domaines, d’ailleurs. Encore heureux qu’on puisse vous rendre la pareille de temps en temps, vu comment la femme galère au quotidien ! Laisse tomber l’idée de trouver l’homme de ta vie, James, amuse-toi, au moins, tu ne seras pas déçu !

— Mais je cherche l’amour, moi. Je ne suis pas comme Pierre, il ne m’en faut qu’un.

— Si un jour, je suis fatiguée des nanas, je penserais à toi, Papy, se moque Aya.

— Pour un soir ou pour la vie ? la taquiné-je. Parce que James risque de ne plus pouvoir se passer de toi, fais gaffe !

— Qui sait ? Mais le problème, c’est que j’aime trop les foufounes, moi. Et franchement, un gode, ça fait aussi bien l’affaire, n’est-ce pas, Chérie ?

— Hum… Ça dépend. Si le mec me prend en me disant qu’il veut me faire un bébé, clairement, je penche pour le gode, analysé-je avec le plus grand des sérieux. En revanche, si Chris Hemsworth est au bout de ce pénis qui me fait grimper aux rideaux, je suis prête à faire l’impasse sur le jouet sans aucune hésitation.

Pierre et James soupirent de concert avant d’éclater de rire. OK, ici, on est capables de regarder des navets juste pour le plaisir des yeux. Et je ne dis pas que les films de superhéros sont des légumes, juré ! Personnellement, j’adore. Mais nous avons déjà mis quelques films très mal notés par la critique, juste parce que l’acteur nous fait rêver. Pas de prise de tête dans cette coloc, le plaisir avant tout !

— Je me demande si pour Chris, je pourrais faire une exception et envisager un peu plus que quelques nuits, continué-je en me resservant un verre. Bon, il ne faudrait pas qu’il tombe amoureux de moi non plus, mais je suis sûre qu’il y a moyen de s’amuser un petit moment avec ce mec.

— Tu sais, Adèle, si un jour j’abandonne avec les mecs, je veux que tu deviennes mon épouse. Je suis sûr que l’on s’amuserait beaucoup au lit et que tu es un super cordon bleu. Sans parler de tes capacités à faire le ménage, se marre James qui semble avoir retrouvé le sourire.

— Mon petit Chat, le mec qui me collera au ménage et à la cuisine n’est pas né ! Je ne dirais oui que si je vis allongée nue sur ton lit et que je me fais servir par tes beaux yeux. Ah, et n’oublie pas qu’une femme a un vagin aussi, gloussé-je, et le mien adore qu’on s’occupe de lui.

Aya rit, installée sur l’autre canapé, et confirme d’un hochement de tête tandis que James grimace. Ouais, la nana qui le fera virer de bord n’est pas née non plus, il faut le dire.

— Bon, et si on dansait ? J’ai hâte de vous mettre la pâtée !

Est-ce que j’ai déjà dit que j’aimais cette coloc ? Je crois bien, mais je ne pourrai jamais assez réitérer. On aura tous les quatre la gueule de bois demain matin, on va se battre pour prendre la machine à café d’assaut, grimacer, marmonner et s’insulter, mais on s’adore, et c’est une vraie petite famille, un peu loufoque, totalement déjantée, qui s’est créée ici. Bon… Peut-être pas une famille, ça deviendrait glauque de dire qu’Aya est comme une sœur pour moi… mais les liens tissés ici sont forts, et personne ne juge personne, tout le monde s’écoute et supporte l’autre sans broncher. Bref, j’ai trouvé la bande d’amis de mes rêves.

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