03. L’interview du Dieu du cochon

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Eliaz

Avant de me présenter à l’accueil du siège de la société où mon interview est programmée, je me suis arrêté à l’abri de bus et, sous le regard un peu vague du sans-abri qui y est installé avec ses cannettes et ses sacs, je relis la trame de questions que j’ai préparée. Normalement, je la connais par cœur et j’ai même prévu plusieurs lignes de questions en fonction de ses réponses, je suis donc prêt, mais je préfère m’assurer que je peux y accéder facilement si j’ai un trou de mémoire. Je soupire et regarde l’heure. J’ai encore cinq minutes pour aller me présenter à la standardiste. Il faut faire attention à ne pas être en retard, ça, c’est un crime de lèse-majesté, mais il faut aussi ne pas arriver trop tôt. Si on veut avoir de la légitimité, il ne faut pas apparaître comme quelqu’un qui n’a que ça à faire… Bref, ma sœur me dit que je fais attention à trop de détails, mais c’est comme ça qu’on travaille bien. Un travail bien fait est un travail bien préparé !

— T’as pas un euro, s’il te plait, c’est pour m’acheter à manger, je crève la dalle.

Je lève les yeux vers le gars qui est à côté de moi et qui essaie de me sourire malgré le fait qu’il lui manque tellement de dents qu’on se demande s’il est heureux ou s’il fait une grimace.

— Alors, je vais vous donner un peu d’argent, mais c’est pour manger, hein ? Pas pour boire !

— Ben ouais, j’te promets, c’est pour bouffer. Je bois pas, moi !

Je lui tends une pièce en essayant de me convaincre que c’est ce qu’il faut faire, que c’est bien d’aider les gens et de les conseiller, même quand ils n’ont pas l’air de vraiment écouter, puis je me dirige vers le siège de la société agro-alimentaire dont je vais rencontrer le PDG.

Lorsqu’une jeune femme me fait signe de la suivre après avoir annoncé mon arrivée en téléphonant à son responsable, je suis un peu intimidé par les espaces modernes et aérés de ce bâtiment. Elle m’indique de la rejoindre dans l’ascenseur, ce que je fais en admirant son joli tailleur et ses hauts talons. L’apparence a vraiment l’air importante dans cette entreprise. Je suis un peu mal à l’aise de me retrouver seul avec cette hôtesse d’accueil, mais j’essaie de faire bonne figure et fais mine de me concentrer sur les noms affichés à côté des boutons de la cabine alors qu’elle ne se gêne pas pour me détailler. Je jette un œil à mon reflet dans le miroir de l’ascenseur et ne vois pas ce qu’elle peut me trouver. J’ai l’impression que ma barbe ne dissimule pas assez mes traits, que je suis un peu trop maigre, un peu trop grand. Bref, malgré le sport que je peux faire le weekend, je ne me trouve pas attractif.

Nous arrivons au dernier étage et la porte s’ouvre directement sur un espace immense encadré de grandes baies vitrées qui offrent une vue magnifique sur les autres tours de la Défense et, au loin, la Tour Eiffel.

— Bienvenue, Monsieur Kerouaec. Ravi de vous rencontrer. Vous avez de la chance, Elise n’accompagne pas tous nos invités jusqu’à moi, ajoute-t-il alors que la porte de l’ascenseur se referme sur l’hôtesse qui rougit en entendant les propos de son patron.

— Merci à vous de me recevoir, Monsieur Leblanc. Et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour LifeX.

— C’est moi qui vous remercie de vouloir mettre en avant notre entreprise. Asseyez-vous, je vous en prie, je vous écoute.

Je m’installe sur un canapé devant une table basse en verre alors qu’il prend place dans un fauteuil confortable. Il tient vraiment à afficher sa réussite et je me décide à modifier un peu la trame de questions que j’avais préparée.

— Eh bien, je dirais qu’on entend beaucoup parler de votre succès grâce aux produits à base de porc que vous avez eu la bonne idée de présenter sous la forme même des cochons dont ils sont issus. Ce succès, vous en êtes fier, n’est-ce pas ? Et comment vous est venue cette idée… saugrenue ? Originale ?

— Eh bien, j’aime à penser que c’est original plutôt que saugrenu. Aujourd’hui, le consommateur veut savoir ce qu’il a dans son assiette, et ça commence dès le rayonnage en magasin. L’originalité attire l'œil, c’est commercial, et ce sont également des produits que les parents peuvent servir à leurs enfants, alors, c’est distrayant ? Et si je vous dis que j’ai eu cette idée sous la douche, je passe pour un fou ?

Cette dernière phrase m’inspire le titre de ma chronique : “Cochon sous la douche”. Avec toutes les connotations qu’il y a derrière, ça va attirer les lecteurs. Nous passons les quinze minutes suivantes à détailler l’explosion des ventes suite à un show télévisé où l’animateur a mis en lumière le produit. Je crois que c’est tellement loufoque que tout le monde a eu envie d’essayer et désormais, les prochains produits qui seront commercialisés seront des vaches et des dindes. J’ai réussi à revenir rapidement à ma trame et en arrive aux questions un peu plus tendancieuses, et je me demande comment Monsieur Parfait va s’en saisir.

— Pour en arriver à la question qui fâche, que répondez-vous aux militants qui ont manifesté devant votre siège la semaine dernière et qui accusent vos usines de ne pas respecter le droit animal, voire de faire preuve de barbarie pour les pauvres bêtes qui seraient enchaînées dans vos abattoirs ?

C’est aussi ça que j’aime dans mon métier de journaliste. Mettre les gens devant leurs contradictions, les forcer à se mettre à nu pour les lecteurs, découvrir la vérité, traquer les incohérences. Et même s’il est décontenancé par mon brusque changement de ton, il est assez professionnel pour dissimuler cet état par un petit sourire que je trouve un peu crispé.

— Nous sommes très vigilants à tous les niveaux de notre chaîne de production. Il est évident qu’à notre époque où manger de la viande est de plus en plus questionné, les rumeurs vont bon train pour nous décrédibiliser. La concurrence est rude, en prime, alors il y a forcément des critiques, mais aucune preuve apportée à ce sujet. Et personne n’en trouvera, nous sommes très à cheval sur le traitement des animaux.

— Et cette vidéo qui circule sur les réseaux sociaux, alors, vous ne trouvez pas que c’est incriminant ?

Je pose la question comme si ce n’est qu’un détail, essayant de paraître détaché et professionnel, mais intérieurement, je suis tout excité car il nie des faits qui sont réels. Certes à la marge et sur une seule de ses unités de production, mais c’est un mensonge qui va me permettre de donner un peu de relief à ma chronique.

— Il s’agit d’un acte isolé, d’un individu mal intentionné qui a, depuis, quitté l’entreprise. Cette vidéo date d’il y a plusieurs mois, même si elle n’est sortie que très récemment. Son comportement a été signalé rapidement à l’époque et nous avons fait le nécessaire immédiatement. Il ne faut pas croire tout ce qui traîne sur les réseaux sociaux, Monsieur Kerouaec

— Non, mais c’est normal d’évoquer la question et de pouvoir retranscrire votre vérité. Les lecteurs se feront leur opinion, c’est ça aussi notre travail. Donner les différents points de vue, les éléments et ensuite, à chacun de juger.

Sauf que nous sommes pour beaucoup dans la façon dont les personnes vont se positionner. Si je fais un article à charge, les ventes risquent de baisser. Au contraire, si je prends sa défense, ça sera un bon coup de pub. Ou peut-être que je me fais trop d’idées sur mon pouvoir réel… Mais bon, c’est ce qui me motive, alors espérons que j’ai un peu d’influence quand même.

— Je me suis déjà exprimé à ce sujet. Nous ne pouvons malheureusement pas avoir l'œil partout, mais faisons en sorte d’agir au mieux, pour nos consommateurs, mais aussi nos employés et notre marchandise.

Nous poursuivons notre entretien sur des sujets plus consensuels et je pense qu’il est content de la façon dont s’est passée l’interview. Je vais sûrement faire un article moins critique que j’aurais aimé le faire, mais cela me permettra d’obtenir plus facilement des rendez-vous avec certains de ses collègues. C’est un peu frustrant, mais il faut se faire un nom pour perdre cette dépendance qui s’installe. Si personne ne répond à mes questions, je n’ai rien à écrire et je me retrouve en difficulté, des concessions sont nécessaires.

— Bien, je vous remercie pour votre temps. La chronique devrait être publiée avant la fin de la semaine prochaine. J’enverrai un mail à votre assistante pour que vous puissiez la lire.

— Entendu. Ce fut un plaisir, Monsieur Kerouaec, et merci de l’attention que vous nous portez.

Comme par magie, la porte de l’ascenseur s’ouvre à nouveau et il me raccompagne avant de me serrer la main avec chaleur. J’arrête l’ascenseur au premier étage et finis de descendre en prenant l’escalier de service, ce qui me permet de me retrouver directement près de la sortie et d’éviter de recroiser la route d’Elise, l’hôtesse d’accueil qui a passé un peu trop de temps à me mater. Je file chez moi et m’installe à mon bureau où je me dis que vu tous les éléments que j’ai obtenus, ça devrait rouler tout seul et, effectivement, les premières phrases sont limpides et évidentes. Malheureusement, après quelques minutes, je me retrouve à me poser des questions existentielles sur l’emploi de tel ou tel adjectif, sur mon style que je trouve un peu engoncé et je reprends mon article plusieurs fois.

Finalement, j’ai une première version à envoyer à Véronique après un travail acharné de presque trois heures. C’est frustrant de passer autant de temps sur une première ébauche que la rédac cheffe va de toute façon passer au scalpel et décorticoter jusqu’à ce que je finisse par me demander si je suis bien l’auteur ou pas. C’est frustrant, certes, mais c’est aussi très satisfaisant d’envoyer ce que je pense être le meilleur de ce que je peux produire. En dessous du meilleur, rien n’est suffisant.

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