06. En direct de la salle de sport

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Adèle

Je grommelle en déposant mon sac sur un banc au milieu des casiers, et l’ouvre rageusement. Je sens que cette petite visite va être longue et barbante, et elle a très mal commencé. J’assume mon corps, mes formes, je suis bien dans ma peau, mais quand l’une des premières choses que tu entends en arrivant à l’accueil d’une salle de sport, c’est “J’imagine que vous venez pour perdre du poids ? Je peux vous faire un programme adapté pour affiner vos hanches et vos cuisses, Mademoiselle. Vous voulez qu’on teste aujourd’hui ?”, j’ai l’impression de redevenir la petite fille boulotte à l’école, l’ado qui détestait aller en cours de sport et se déshabiller dans les vestiaires, sous le regard de toutes ces filles minces qui adoraient pouffer comme des dindes en se moquant de moi.

Oh, j’en ai fait mon parti, et aujourd’hui j’ai bien envie de les remercier. Elles font partie des personnes qui ont forgé mon caractère, qui m’ont définitivement convaincue d’arrêter de vouloir rentrer dans une case, de vouloir ressembler aux autres. Je suis moi, un être à part entière, et je prends un malin plaisir à me distinguer des autres. D’ailleurs, leurs regards me font sourire, maintenant, plutôt que de me mettre mal à l’aise, et je suis beaucoup mieux dans mes pompes.

Sauf que cet imbécile de coach a attaqué d’entrée, sous les yeux de mon collègue qui attendait derrière moi, et que ça m’a mise mal à l’aise. Quel gros con !

Je me secoue mentalement et enlève ma veste de mi-saison vert kaki affublée d’une tonne de patchs décoratifs dans le dos. La langue des Rolling Stones côtoie une pin up, une fée clochette et autres petits logos et personnages. Un truc qui ne ressemble à rien sauf à moi, j’imagine, cadeau de Juliette, mon amie lilloise, celle qui, au lycée, était plus gothique que Marylin Manson et en garde encore quelques traces aujourd’hui.

Un coup d'œil dans l’un des nombreux miroirs du couloir qui mène à la salle me rappelle que j’ai fouiné pendant une bonne demi-heure dans mon dressing sans parvenir à trouver un jogging, hier soir. Alors je me suis contenté d’une paire de leggings, de l’une de mes brassières de l’époque où je pensais que le yoga pourrait arrêter de me faire cogiter dans tous les sens, et d’un tee-shirt ample que j’ai piqué à Pierre, histoire que mon cul ne soit pas le centre d’intérêt principal de la salle, soit parce qu’il est trop gros au goût de ces foutus coachs, soit parce qu’il attire les mecs qui aiment pouvoir s’agripper à de la bonne chair pendant une partie de jambes en l’air.

J’ignore Eliaz en entrant dans la salle et m’installe sur un vélo en observant un peu les gens qui sont occupés à maintenir leur corps en forme ou à le travailler, et grince des dents en constatant que les salles pour les différents cours sont toutes vitrées, comme si à partir du moment où l’on faisait du sport, l’objectif était de se mettre en avant, de laisser tout le monde te regarder. Et, évidemment, un cours de step est en cours, uniquement composé de femmes, et certains mâles ont les yeux baladeurs malgré leurs exercices de musculation. Et moi, je suis plutôt rassurée de voir qu’il n’y a pas que des tailles mannequin dans le lot. Mon mètre soixante-huit et ma taille quarante-quatre se sentent un peu plus à l’aise et meurent d’envie de lever leur majeur en direction du coach malpoli de l’accueil.

J’accélère un peu la cadence sur ce foutu vélo à la selle inconfortable, quoique je me souviens du vieux vélo éliptique de ma grand-mère qui l’était encore moins que ça, et je me concentre sur la salle. Quelques hommes sont en train de soulever des poids, d’autres courent sur des tapis, dont mon collègue, qui semble très concentré sur sa tâche, bien loin de reluquer les deux jeunes femmes qui font comme lui, quelques mètres plus loin. Je pense qu’elles, en revanche, l’ont repéré, puisqu’elles gloussent en parlant à voix basse, jetant fréquemment des coups d'œil dans sa direction. Alors je me concentre un peu sur lui. Il a enfilé un bas de jogging gris et un tee-shirt blanc des plus basiques. Le breton a fière allure, et court à bonne vitesse, apparemment plus habitué que moi à l’exercice. Eliaz est typiquement le mec beau gosse qui s’ignore et qui casse tout le sex appeal qui pourrait transpirer par tous les pores de sa peau s’il n’était pas aussi timide. Il a, lui aussi, une personnalité plutôt atypique de par ce trait de caractère, c’est sans doute pour ça que j’aime autant le titiller et le faire sortir de sa zone de confort. Bon, il essaie de rentrer dans les cases au quotidien, et il y parvient plutôt bien d’ailleurs, sauf avec les femmes. Il est tellement mal à l’aise avec la gent féminine que j’en suis arrivée à me demander s’il n’était pas encore puceau.

Je ne sais pas combien de temps je me perds dans la contemplation de ce mec que je rêve de faire sortir de ses gonds, mais je sursaute lorsque son regard croise le mien et détourne les yeux, mal à l’aise de m’être faite griller. Et c’est là que je repère le type installé sur le vélo à mes côtés, apparemment très occupé à mater mes seins bouger au rythme de mes coups de pédales. Est-ce que j’avais ce regard lubrique quand j’observais Eliaz ? Merde, je m’assure toujours d’être discrète lorsque je mate, mais j’ai l’impression que cette fois-ci, je pourrais être cataloguée comme voyeuse.

— Vous devriez ralentir un peu la cadence, Mademoiselle, sinon vous n’allez pas tenir longtemps.

Eh ben voyons, il s’improvise coach, lui ? Et de quel droit il me parle, d’abord ? Qu’il ait raison ou tort, je ne pense pas lui avoir demandé de conseil sur ma façon de faire du sport ! Et ce “Mademoiselle”, qu’est-ce qu’il m’agace !

Je m’apprête à l’envoyer bouler, mais je suis distraite par la petite blonde qui quitte sa copine pour se planter devant Eliaz qui vient de descendre de son tapis et vide une bonne partie de sa gourde alors que son torse se soulève difficilement. Merde, encore… Son tee-shirt humide lui colle à la peau et… Ah, on se calme, Adèle, c’est ton collègue ! Le mec qui ne peut pas t’encadrer, avec qui tu passes ton temps à te piocher le nez, que tu adores agacer… Oui, j’avoue que je rêve qu’il m’envoie vraiment chier, rien qu’une fois, qu’il sorte de ses petites cases bien dessinées, qu’il me dise que je l’emmerde, qu’il arrête de jouer le type bien sous tous rapports et timide, peut-être même qu’il me fasse taire en me collant contre un mur pour me rouler une pelle.

Je pète un câble. N’importe quoi… Eliaz ne fera jamais ça, déjà parce que je l’insupporte, et surtout parce que vu comme il rougit devant la petite blonde qui essaie d’afficher une assurance qu’elle n’a qu’à moitié, je doute qu’il soit ce genre de mecs.

La curiosité me pousse à continuer d’observer cette parade amoureuse avec intérêt. La jolie blonde a de beaux atouts, je crois qu’elle a fait pigeonner son décolleté avant d’approcher, elle se tient droite, une main sur la hanche alors qu’elle essuie son cou avec une serviette de l’autre, cherchant à attirer le regard de mon collègue sur sa poitrine. Collègue qui, lui, semble vouloir regarder partout sauf dans sa direction. Malaise total… Elle semble lui poser une question, lui lance son plus beau sourire, minaude, et lui… aurait bien besoin d’un Will Smith en version Hitch, expert en séduction. Je ne sais pas si j’ai envie de me moquer de lui d’être aussi peu dégourdi, ou si je veux le sortir de là, mais quand je vois la blonde devenir un peu trop entreprenante, envahir son espace vital alors que lui se passe nerveusement la main dans les cheveux, j’arrête de réfléchir. Je stoppe le vélo, descends et me lance dans sa direction. Il bafouille des mots incompréhensibles quand j’arrive à sa hauteur, et je pousse le vice à son paroxysme en passant un bras possessif autour de sa taille, le sentant se crisper contre moi.

— Tout va bien ici, mon Lapin ?

— Euh… oui, ça va. Je faisais une petite pause, parvient-il à dire une fois son étonnement surmonté.

— Je vois ça, souris-je en dévisageant la nana qui nous observe tour à tour.

Désolée, ma jolie… Vraiment pas si à l’aise dans ses pompes, elle semble gênée d’avoir osé draguer Eliaz sous mon nez. Bien, au moins elle n’est pas du genre à chasser les mecs déjà pris. Enfin… ceux qui semblent l’être quand une folle comme moi débarque.

Elle se racle la gorge en me lançant un regard d’excuse et s’éloigne retrouver sa copine, et moi je tarde à relâcher mon collègue avant de me planter finalement devant lui.

— Elle ne te plaisait pas ? T’avais l’air d’avoir envie d’être partout sauf ici, ris-je.

— Pourquoi tu dis ça ? C’est juste que… eh bien, on est au boulot, non ? Le but, ce n’est pas de draguer, il me semble…

— Tu aurais pu profiter de ta pause syndicale pour ça. Je jure que je n’aurais pas cafté à Véronique ! En tout cas, elle te bouffait des yeux, je suis sûre que si tu vas la voir, c’est dans la poche.

— Après le coup que tu as fait et le “mon Lapin” ? Je ne crois pas, non. Et puis, il y a une tonne de gars ici qui seraient plus légitimes que moi pour l’accoster. Je ne pense pas que je lui plaisais vraiment, de toute façon.

Sérieusement ? Est-ce qu’il a regardé les mecs qui sont présents dans la salle ? Il n’a absolument rien à leur envier. Qu’est-ce que je disais, déjà ? Ah oui, le beau gosse qui s’ignore, on est pile dedans et il ne semble pas jouer un rôle, juste le penser réellement.

— Tu n’es pas très observateur, Eliaz, soupiré-je. Ça lui a demandé du courage de t’aborder, elle a essayé d’avoir l’air sûre d’elle, mais elle avait la trouille, donc si tu ne lui avais pas vraiment plu, elle n’aurait pas osé le faire.

— Bon, en tout cas, ce que j’ai observé, c’est que la salle de sport, c’est plus un lieu de drague qu’un lieu où l’on fait des exercices. Le type à tes côtés, il t’a fait une approche aussi, non ? Et tu l’as juste ignoré… C’est l’hôpital qui se moque de la charité, là.

— Il ne m’intéresse pas. Je déteste les mecs malpolis, il a attaqué en me suggérant de pédaler moins vite, sans même me dire bonjour. Et ne sois pas si catégorique sur les salles de sport, quand même, toutes les femmes ne sont pas venues te draguer, si ? souris-je.

— C’est vrai, soupire-t-il. Et merci d’être venue à la rescousse, je ne savais pas comment m’en sortir. On continue ou on a assez vu ici pour aujourd’hui ?

— Personnellement, j’ai ma dose. Je vais aller prendre une douche. On se retrouve au boulot pour débriefer ?

— Oui, on fait comme ça, répond-il en jetant un dernier regard autour de lui, comme s’il voulait noter tous les détails de la salle pour les retranscrire après.

— Je pense que notre article gagnerait en profondeur si on prenait le temps d’interroger quelques habitués, mais on pourra faire ça chacun de notre côté quand on aura plus de temps. C’est ton dernier mot pour la blonde ? Vraiment pas intéressé ? Parce qu’elle te jette encore des regards et à mon avis elle rêve de te déshabiller, le taquiné-je.

— Je crois que oui, rougit-il en passant sa serviette sur son visage pour cacher sa gêne avant d’ajouter précipitamment. Allons-y.

Je me retiens de rire et prends la direction des vestiaires. Ce mec est une énigme pour moi, et j’adore les énigmes. Comment peut-on être aussi mignon et si peu sûr de soi ? Tout ça me donne encore plus envie de jouer… Vilaine Adèle.

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