09. La voisine indéboulonnable

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Eliaz

Lorsque le train arrive en gare de Saint Brieuc, immédiatement, je sens que je suis chez moi. Cela va faire plusieurs années que j’ai déménagé à Paris, mais encore maintenant, je ne me sens à la maison que quand je suis en Bretagne. Quand je vois l’air épanoui de ma sœur en face de moi, je me dis que c’est pareil pour elle. Je crois que c’est un sentiment partagé par tous les Bretons, en réalité. On va tous travailler à Paris plus ou moins par obligation, mais on ne se sent bien que lorsque l’air marin nous vivifie et que l’on s’éloigne de la grisaille de la capitale.

Mon père s’est proposé de venir nous chercher à la gare et je suis le premier à le voir, au bout du quai, en train de nous attendre. Il est grand, je tiens de lui sa stature, et semble dégager une aura presque magique autour de lui. Alors que tout n’est qu’agitation, précipitation et énervement, lui reste impassible, tel un roc dans la tempête, et il semblerait que tout le monde ressente cette magie car personne n’ose le bousculer. Son regard bleu perçant nous a tout de suite repérés et je lui fais un salut de la main auquel il répond par un simple sourire. Les effusions en public, ce n’est pas trop son truc, même s’il fait une exception quand Nolwenn lui saute dans les bras pour l’embrasser avant de me donner une accolade beaucoup moins démonstrative.

Me retrouver en sa présence, c’est pour moi comme si un poids disparaissait, comme si je pouvais enfin arrêter de faire semblant, de tout assumer et être vraiment moi-même. Je sais qu’en cas de souci, je peux me reposer sur lui et, même si le décès de notre mère l’a profondément atteint, il continue à tenir la barre. J’espère que ma sœur ou moi aurons des enfants parce qu’avec un grand-père comme ça, c’est sûr qu’ils auront un modèle à admirer et plein de douceur à aller chercher, malgré l’air bourru qu’il aime se donner.

Sur le chemin du retour à Erquy, jusqu’à notre maison qui se situe en bord de mer, c’est principalement Nolwenn qui fait la discussion. Elle lui raconte ses cours, ses difficultés avec certains de ses profs et semble encouragée par les hochements de tête ou les réponses monosyllabiques que Papa lui donne. C’est vrai qu’il n’est pas silencieux, c’est qu’il est donc intéressé.

— Ils annoncent quel temps demain ? Ce sera bon pour la sortie en bateau ?

— Situation idéale pour sortir le bateau, vous avez bien choisi votre weekend, les enfants.

— Et ce soir, on fête ton anniversaire ? Ou tu as prévu ça ce midi ?

— Je n’ai rien prévu du tout, marmonne-t-il. Pas besoin de le fêter, vous me l’avez souhaité, c’est largement suffisant.

— Nous, on t’a ramené des surprises et on peut passer à la boulangerie, je suis sûre que Mélanie a du far aux pruneaux pour nous.

Tu m’étonnes qu’elle en soit sûre, nous l’avons appelée hier pour en commander un. Papa grommelle un peu, mais le petit éclat qu’on peut lire dans ses yeux révèle qu’il est content que nous soyons là pour passer cette journée avec lui.

— Et je suis sûr que tu nous as préparé du bon poisson, ça fera un merveilleux repas d’anniversaire !

— Je n’allais quand même pas vous accueillir en commandant des pizzas. J’imagine que vous avez votre dose de malbouffe à la capitale.

Voilà, c’est ça, mon père. Je crois que même si je ne suis pas devenu pêcheur, même si j’ai quitté la Bretagne, il restera mon modèle jusqu’à la fin de mes jours.

Lorsqu’il tourne sur le petit chemin qui mène à la maison, le silence se fait dans la voiture. Même Nolwenn ne dit plus rien tellement le spectacle est féérique. Papa a en effet construit la maison de ses mains et l’a installée au plus près de la falaise qui donne sur la Manche. Elle est orientée de telle façon à ce que les grandes baies vitrées du salon permettent de voir aussi bien le lever que le coucher du Soleil. Je ne sais pas comment il a réussi à réaliser ce miracle, mais cette bâtisse semble indestructible, avec ses murs blancs qui reflètent la lumière. La mer scintille de mille feux derrière la bâtisse et les cumulus qui foncent dans le ciel sont une offrande de la Nature à nos yeux trop longtemps frustrés de cette vue.

Nous prenons un petit temps pour nous installer dans nos chambres respectives et je suis content de retrouver mon domaine inchangé depuis tant d’années. Il y a même encore ma collection de pin’s qui sont épinglés sur un tableau en liège au-dessus de mon lit. Non, non, rien n’a changé, tout, tout a continué, comme le dit la chanson.

Le repas que nous partageons tous les trois est un vrai régal. Papa a appris à cuisiner, par la force des choses, et nous ne sommes pas déçus. Nolwenn a mis cinq grandes bougies et deux petites sur le far et nous avons chanté la traditionnelle chanson jusqu’à ce qu’il les éteigne d’un souffle puissant. C’est comme si nous n’étions jamais partis.

Je suis en train de faire la vaisselle lorsque nous entendons quelqu’un frapper à la porte. C’est surprenant car, pour venir chez nous, il faut vraiment le vouloir et Papa se lève en soupirant.

— Ça, c’est Nina, la voisine. Elle a dû voir depuis sa maison que je recevais du monde et inventé une histoire pour venir faire sa curieuse. On ne peut jamais être tranquille, ici, grogne mon paternel alors qu’à part cette dame que nous ne connaissons pas, il ne doit pas y avoir grand monde qui fait le déplacement pour venir le déranger.

Effectivement, une femme d’une trentaine d’années est devant la porte et mon père la fait entrer pour nous présenter. Elle est vraiment mignonne, une petite brune d’un mètre soixante tout au plus, les cheveux assez courts mais bouclés, une taille fine et une poitrine menue qu’elle parvient néanmoins à mettre en valeur dans sa tenue décontractée mais pas désagréable à regarder.

— Nina, voici mes enfants, Eliaz, le grand blond barbu qui fait semblant de nettoyer, et Nolwenn qui me fait tant penser à sa chère maman. Les enfants, voici Nina. C’est elle dont vous pouvez voir la maison un peu plus loin.

— Enchantés, répondons-nous en cœur alors qu’elle s’approche.

Lorsque son regard se pose sur moi, je constate qu’elle fait comme la blonde de la salle de sport. Elle me déshabille de ses beaux yeux verts qui passent de ma tête à mes pieds. Ma première réaction est de fuir, mais je me retiens et je repense à ce qu’a dit Adèle. Il faut que j’aie plus confiance en moi et, au lieu de trouver une excuse pour m’échapper, je réponds à son sourire.

— Enchantée également, sourit-elle. Je ne voulais pas vous déranger, mais… mon vélo est crevé et je n’arrive pas à desserrer le boulon de la roue, j’ai besoin de muscles… Est-ce que l’un de vous pourrait m’aider ?

Eh bien, on peut dire qu’elle n’a pas froid au yeux et qu’elle déclare clairement ses intentions, même devant mon père. J’ai l’impression qu’elle me dévore littéralement des yeux et je me dis que c’est peut-être le moment de dépasser ce blocage que je ressens dès que je suis en présence d’une femme qui me montre de l’intérêt. Ici, en Bretagne, quel meilleur endroit pour essayer de retrouver des relations normales ?

— Eh bien, je peux venir vous aider, si vous le souhaitez, dis-je en me morigénant intérieurement pour mon formalisme encore un peu trop rigide à mon goût.

— Merci beaucoup, Eliaz, mais seulement si tu me tutoies ! rit-elle doucement.

— Oui, oui, bien sûr. Je mets mes chaussures et j’arrive tout de suite.

— Eh bien, l’air breton te fait du bien, se moque gentiment ma sœur avant de prendre ma place à la vaisselle que j’ai abandonnée.

Je lève les yeux au ciel et file récupérer mes chaussures alors que Nina échange des banalités avec Nolwenn, puis nous partons à pied sur le petit chemin qui mène chez elle.

— Et donc, tu vis seule dans cette grande maison ? demandé-je, pensant enfin à me renseigner sur son statut.

— Effectivement. Je suis une femme indépendante, que veux-tu ! Et puis, seule, au moins, je fais ce que je veux, si je le veux et quand je le veux. Bon, pour ma balade en vélo, c’est raté, j’en conviens, pouffe-t-elle.

— Oh, mais ça va s’arranger, ça. Tu as demandé des muscles, la livraison est en cours ! rétorqué-je en pliant le bras pour lui montrer mon biceps.

— Tu es mon sauveur alors ! Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire pour te remercier ?

J’ai une dizaine de réponses qui me viennent en tête mais je n’ose en dire aucune car la plupart implique de se retrouver nus tous les deux et franchement, je ne sais pas si j’en suis capable. Alors, une nouvelle fois, je rougis.

— On trouvera bien, marmonné-je alors qu’elle ouvre la porte de son garage.

— Si tu as une idée, je suis toute ouïe, me lance-t-elle avant de me désigner son vélo. C’est la roue avant, dieu merci, vu comme je galère déjà…

— Bon, je vais d’abord t’aider à réparer cette crevaison et ensuite, on en discute. D’accord ? demandé-je en me penchant déjà sur la roue.

Elle se positionne juste à côté de moi pour maintenir le vélo et j’ai une vue magnifique sur ses jambes. Je sens mon stress augmenter un peu et j’essaie de me concentrer sur la réparation. Je desserre sans difficulté le boulon en question et démonte le pneu que j’examine pour trouver la crevaison. Elle me tend une rustine et je procède à la réparation avant de réinstaller la roue à sa place.

— Voilà ! Il est comme neuf ! dis-je, fier de moi en me relevant, alors que j’ai l’impression qu’elle s’est encore rapprochée de moi.

— Merci beaucoup, Eliaz, souffle Nina en se mettant sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur ma joue.

Je me dis que c’est le moment ou jamais de tenter quelque chose. Sinon, je vais rester bloqué à vie et je ne suis pas sûr qu’une occasion comme celle-ci se représente rapidement. Nina a l’air ouverte et intéressée et je serais stupide de ne pas en profiter, surtout que j’entends dans ma tête la voix d’Adèle me dire de foncer. Alors que la jolie voisine commence à s’écarter, je la rattrape par les hanches et l’attire contre moi.

— Tu es jolie, tu sais. Je crois que pour le remerciement, je serais d’accord pour aller aussi loin que tu le veux, dis-je d’une voix hésitante, loin de la confiance que je devrais afficher au vu des signaux qu’elle m’envoie depuis que nous nous sommes rencontrés.

— Aussi loin que je le veux ? Tu… je pensais à t’offrir une bière ou te faire un gâteau, Eliaz, qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? me demande-t-elle, décontenancée, en reculant de plusieurs pas.

— Oh oui, bien sûr, dis-je alors que je dois devenir rouge comme une écrevisse. Je… tu nous feras un gâteau la prochaine fois qu’on vient, d’accord ? Je vais te laisser aller faire ton tour, maintenant que ton vélo est réparé. Bonne fin de journée ! lancé-je alors que j’ai déjà repris le chemin pour rentrer chez mon père.

Quelle honte ! J’ai vraiment cru qu’elle était intéressée par moi mais bien entendu, ce n’était que dans ma tête. Adèle peut dire ce qu’elle veut, je ne suis pas aveugle, je suis au contraire plutôt très clairvoyant et c’est évident que les femmes ne sont pas attirées par un grand dadais comme moi. Nina a dû me prendre soit pour un pervers, soit pour un obsédé. Quel con j’ai été de faire ça avec la voisine de mon père ! J’espère qu’elle n’ira pas se plaindre auprès de lui, mais ça m’apprendra à essayer de lutter contre mes instincts naturels. La pauvre, elle a dû se sentir agressée et il faudrait peut-être que je pense à lui envoyer un mot d’excuse. Mais non, il vaut mieux ne rien faire sinon elle va croire que j’insiste et que j’essaie de m’imposer.

Je ne suis pas fait pour être dans une relation, c’est tout. Je crois que je vais finir ma vie célibataire, en espérant que Nolwenn ait des enfants pour que je puisse jouer au tonton qui gâte ses neveux, parce que j’aime beaucoup les enfants. Peut-être que je devrais faire comme mon père et me retirer dans une belle maison, en Bretagne, au bord de la mer, avec les mouettes et les goélands comme seuls compagnons. Et clairement, il faut que je me fasse une raison : les femmes et moi, ce ne sera jamais possible.

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