12. Le train de la dispute
Adèle
Mon Dieu, pitié, faites que ce weekend ne se termine jamais.
J’ai éteint l’alarme sur mon téléphone il y a quelques minutes sans que Rémi, dont le corps m’enveloppe délicieusement, ne bouge d’un poil. Je n’ai aucune envie de sortir de ce lit. Pas après deux nuits que le mot “torride” ne pourrait réellement définir avec justesse, mais je n’ai pas mieux. Nous avons passé notre dimanche ensemble à reparler de l’époque du lycée, à rire comme des ados, entrecoupé de séances bien plus chaudes qui laissent mon corps fourbu de délicieuses courbatures. Pourquoi faire du sport, sérieusement ? Ces douleurs-là sont les meilleures.
Rémi a dit être un homme d’action ? Je valide ! L’avantage en passant deux nuits avec un homme, c’est qu’on peut tester davantage de positions, qu’on a le temps de mieux comprendre ce que l’autre apprécie. Résultat, j’ai fini épuisée et nous nous sommes endormis comme des masses hier soir après un dernier round.
Et là, maintenant, j’aimerais bien que nous soyons encore dimanche, surtout alors que Rémi semble réveillé, tout comme son petit copain qui n’a rien de petit, d’ailleurs. Je sens son sourire contre la peau de mon cou et sa main, posée sur mon ventre, commence à se balader autour de mon nombril, descend un peu plus bas avant de remonter pour empaumer l’un de mes seins. J’ai bien envie de me perdre dans une nouvelle étreinte avec lui avant de partir, mais le timing risque d’être serré… Pourtant, quand ses lèvres entament une discussion intime avec mon téton, j’en arrive presque à oublier mon train, le repoussant pour le chevaucher, ce qui le fait sourire de plus belle.
— Il va falloir faire vite et bien, mon Beau, sinon je vais manquer mon…
Je ne termine pas ma phrase, les yeux fixés sur le réveil. C’est clairement trop tard pour le premier train de la journée, et je vais être plus qu’en retard à la réunion du lundi matin. Rémi n’a pas le temps de réagir que je saute du lit et pars à la recherche de mes vêtements.
— Qu’est-ce que tu fais, Bébé ? Tu ne peux pas me chauffer comme ça et fuir, rit-il en s’adossant contre la tête de son lit.
— Je suis à la bourre, je vais rater mon train et le suivant n’est pas longtemps après . Ma patronne va me tuer si je manque la réunion de ce matin, désolée, Beau Gosse.
Je saute dans ma robe de samedi soir en soupirant, marmonne en cherchant mon tanga que je retrouve accroché à la lampe de chevet et pousse un cri lorsque Rémi me fait tomber sur lui avant de me retourner comme une crêpe pour me surplomber.
— Tu me diras la prochaine fois que tu passes dans le coin ? Tu sais, on dit “jamais deux sans trois”, et il manque une nuit pour valider cet adage.
Est-ce que je glousse, à peine réveillée ? Oui. Quelle nouille. Il faut avouer que les quelques coups de reins dont il me gratifie, pressant son sexe tendu contre mon intimité, font griller mes neurones comme une saucisse sur un barbecue à température idéale. Et pourquoi je pense à une saucisse, là, maintenant ? Bon sang, focus, Adèle, focus !
— Laisse-moi ton numéro, on verra selon mon humeur. Maintenant, pitié, lâche-moi avant que la frustration ne gâche ces deux nuits très agréables ! tenté-je avant qu’un gémissement s’échappe d’entre mes lèvres.
Rémi rit en s’exécutant, et je débranche mon téléphone et le lui déverrouille pour le laisser entrer son contact. Pendant ce temps, j’enfile mes escarpins et ma veste, passe dans la salle de bain en vitesse et remercie la douche d’hier soir en arrangeant mes cheveux de mes doigts. Quand je gagne le salon, mon amant d’un weekend a enfilé un boxer, me tend un thermos de café et mon sac à main avec un sourire en coin aux lèvres.
— Nom de Dieu, arrête, on dirait un homme parfait, ris-je.
— Mais je le suis ! Et je passe sur Paris pour le boulot dans quinze jours, si tu es d’humeur. Je te tiens au courant.
J’acquiesce et dépose un baiser sur sa joue avant de fuir sans tarder pour gagner la gare. J’arrive juste avant le départ du deuxième TGV, j’ai à peine le temps de prendre un billet à la borne, et la réunion commence dans cinq petites minutes. La cata totale ! Oh, je sais que Véronique ne va pas me houspiller plus que ça, elle est cool et pas très à cheval sur les horaires tant que le boulot est fait, mais je n’aime pas arriver en retard à cette réunion, et encore moins la manquer. Alors je tente ma chance, lui envoie un message pour lui dire que j’ai eu un problème de train et que j’aimerais suivre la réunion en visio. A peine suis-je installée qu’elle me répond et m’envoie un lien pour me connecter, et je soupire de soulagement en glissant mes écouteurs dans mes oreilles.
— Bonjour, Adèle !
Je souris en voyant son visage en gros plan, avant qu’elle ne tourne l’ordinateur en direction de la table. Fait chier, l’écran de mon téléphone est trop petit pour que je puisse voir tout le monde correctement, et je ne pourrais pas observer la tête de la boss pour anticiper ses paroles et décisions comme j’aime le faire.
— Bonjour à toutes et tous, désolée de vous imposer ça.
— Non, ce n’est rien, voyons, dit Véronique. Ta connexion est assez bonne ? Tu nous entends bien ?
— Pourquoi tu es en visio ? demande Hélène. On dirait que tu es dans le TGV.
— Vu qu’elle est toujours en retard, elle a dû rater celui qui lui aurait permis d’arriver ici à l’heure, grommelle Eliaz derrière.
Je fais un effort monumental pour ne pas partir au quart de tour et me demande déjà si tous les bienfaits de ce weekend ne viennent pas de s’envoler rien qu’avec une remarque de mon collègue l’emmerdeur.
— Ravie de t’apercevoir aussi, Eliaz, c’est un plaisir ! Effectivement, Hélène, je suis dans le train, mais je ne voulais pas manquer la réunion. Merci beaucoup, Véronique, souris-je. Je suis toute ouïe.
— Bien, si on peut commencer par un point sur le numéro fitness, ce serait bien. Ensuite, on parlera du prochain numéro si vous le voulez bien.
Youpi ! Franchement, ce thème ne me branchait pas plus que ça déjà, d’entrée. Mais ça me saoule encore plus depuis vendredi. J’aurais dû la boucler et laisser tomber, faire le sujet chiant qu’Eliaz avait proposé, au moins ça aurait été plié rapidement. Je me retiens de grimacer en pensant à son message de vendredi. J’ai essayé d’occulter ça tout le weekend, mais sérieusement, on a autre chose à foutre que de se coltiner une séance de coaching. Il n’a qu’à mettre de l’eau dans son vin et retirer le balai qu’il a dans le… Voilà, quoi, tout serait réglé.
J’entends tout le monde acquiescer et débute la partie ennuyeuse où chacun évoque son sujet, où il en est, et les autres y vont de leurs suggestions. J’ai rapidement appris à la boucler dans ces moments-là, parce que je ne réfléchis pas comme la plupart d’entre eux, je crois. Mes suggestions les gonflent, alors j’ai arrêté d’en faire. Qu’ils se démerdent après tout, non ?
Ok, mon humeur n’est plus aussi joviale qu’au réveil, ce n’est pas bon, ça, alors je me jette sur le thermos de café pour endiguer mes ruminations et rester focus. J’acquiesce silencieusement, souris, fais mine de réfléchir au cas où quelqu’un serait attentif à l’écran, et patiente que vienne notre tour, à Eliaz et moi. Et quand c’est le cas, je continue de me taire et lui laisse la parole, ce qui semble le surprendre, tout comme Hélène qui jette un œil en direction de l’ordinateur.
— Tu nous entends bien ? vérifie notre cheffe.
— Oui, oui, je vous entends très bien. J’attends le résumé du plus professionnel de nous deux, réponds-je simplement en m’installant plus confortablement dans mon siège sous le regard d’un quadragénaire en costard, assis en face de moi, et qui semble très intéressé par mes propos.
— Bien, pour l’instant, au vu de nos observations, nous avons quelques angles d’approche, notamment la question du genre et des activités de fitness, ainsi que la vision des salles de sport comme lieu de drague. Et nous allons faire une expérimentation cet après-midi d’une activité de couple. Si ma collègue daigne rentrer et se présenter au travail, bien sûr.
— Je serai là, à moins que tu aies la bonne idée de te jeter sous mon train pour me faire mentir, rétorqué-je d’un ton léger.
— On n’est pas là pour que vous régliez vos comptes mais pour voir si votre chronique “Elle et Lui” avance bien et va dans le sens du thème général, nous réprimande Véronique. Sur le côté drague, c’est quoi le lien d’ailleurs ?
Sérieusement ? C’est quoi cette question ? Rah, ça me gonfle, ce matin.
— Sais-tu combien de femmes ne veulent pas aller faire du sport en salle à cause des mecs lourds qui passent leur temps à les reluquer comme des affamés devant un morceau de viande ? rétorqué-je un peu vivement avant de souffler pour me calmer. Et puis, Eliaz s’est fait draguer, c’était drôle à voir, on va pouvoir jouer là-dessus dans l’article et même inverser l’image classique de la drague. Ou la comparer aux deux lourds qui m’ont fait des remarques.
— Ah oui, je vois, je me doutais que tu avais tes raisons, Adèle, répond la rédac cheffe tout de suite plus apaisée.
— En même temps, il ne faut pas que ça devienne trop personnel, cette chronique. Un peu de drague, ça va épicer le sujet, mais ça ne doit pas être l’angle principal. Je crois que c’est important de dire ça à Adèle, sinon on risque d’avoir son autobiographie.
— Ce sera toujours moins chiant que ta version vide d’âme et robotique du journalisme, marmonné-je, constatant que le costard en face de moi semble dubitatif.
Ok, j’y suis peut-être allée un peu fort, mais il me gonfle, et c’est lundi matin, bon dieu !
— Ce ne serait pas mon autobiographie, Monsieur Je-sais-tout, simplement la biographie de toutes les femmes qui subissent quotidiennement les remarques de mecs comme toi qui se pensent supérieurs et sont persuadés d’avoir la seule bonne et unique façon de penser, en fait.
Si des murmures se faisaient entendre dans mon écouteur jusqu’à présent, là, c’est le silence total, ou alors l’appel a figé. En fait, c’est maintenant que j’y suis allée trop fort. Eliaz n’a rien d’un misogyne, je ne sais pas pourquoi je suis allée jusque là, mais c’est dit, tant pis. L’autre, en face de moi, semble plus gêné qu’autre chose, cette fois. Peut-être que lui fait partie de ce groupe de connards insupportables et qu’il se sent visé.
— Eh bien, je vois que vous allez encore nous produire une belle chronique, pleine de sel et de contradictions ! J’ai hâte de voir le résultat, intervient Véronique comme si je lui avais dit qu’il faisait chaud dans le train et non comme si je venais presque d’insulter Eliaz.
J’en sourirais presque, mais mon rictus se fige lorsque je vois mon collègue se lever brusquement pour quitter la salle. Et merde… Adèle a encore fait des siennes. Il va vraiment falloir que je me calme avant d’arriver au bureau. De toute façon, il faut que je repasse par la coloc pour me doucher et prendre des affaires de sport. Ça me permettra de réfléchir à comment me rattraper avec mon petit coincé du bulbe. Heureusement que dans ma vie perso, je ne m’encombre pas d’une relation qui inclut arrangements, négociations et retenue, parce qu’avec ce que je vis avec lui au boulot, je serais à deux doigts du burn-out !
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