15. la brasserie des échanges cordiaux
Eliaz
J’arrive aux bureaux de LifeX un peu avec des pieds de plomb. Je crois que c'est une première et c'est juste à cause de la chronique que nous a demandé d'écrire Véronique. J'ai essayé de lui dire que ce n'était pas moi qui pourrai dire des trucs intéressants sur le sujet mais je n'ai pas été assez convaincant ou incisif, elle a tout simplement ignoré mes tentatives d'échapper à ce sujet.
La partie en ligne ne m'inquiète pas trop. Si je me cache derrière mon écran, ça ira. Et puis, je peux tout à fait me faire passer pour quelqu'un que je ne suis pas. Mais Véronique a été claire : il faut aller jusqu'aux rencontres. Et là, je ne me sens pas du tout capable d'y arriver. Je vais juste me couvrir de ridicule comme avec Nina et ma collègue se fera un plaisir d'enfoncer le clou. Oh, elle aura un magnifique angle d’attaque pour l'article, avec moi qui vais accepter l'invitation de la seule femme qui sera en réalité un homme…
Bien entendu, ladite collègue n'est pas présente à son bureau et je vais devoir patienter jusqu’à ce qu’elle arrive. Quelle manie de ne jamais être à l'heure ! Je ne sais pas comment Véronique fait pour accepter ça… Enfin, si, je sais : elle regarde les chiffres de fréquentation du site et ce qu'écrit Adèle fonctionne toujours très bien. Tant pis pour les écarts et les non respects du règlement.
Je commence donc mes recherches pour voir ce qui existe comme sites, afin de comparer avec la liste remise par notre cheffe, et je suis surpris de voir le nombre et la diversité. Il y en a même un qui met en relation les propriétaires de chiens. N'importe quoi… En tout cas, tous promettent l'amour, le sexe et la fin de la solitude. Cela me force à réfléchir à ma situation. Est-ce que la solitude me pèse ? Pas vraiment, je crois que je l'ai acceptée. Mais en même temps, une petite partie de moi se dit : Et si j'avais un coup de chance… Je pense que tous ces sites fonctionnent grâce à cette pensée…
J'en suis là de mes réflexions quand la tornade Adèle fait irruption dans l'open space. J'ai l'impression qu'elle est habillée pour aller dans un bar plus que pour venir travailler. Ses bas noirs sous sa robe flashy, franchement, ça vaut le détour. Et vu sa mine un peu fatiguée, cela ne m'étonnerait pas qu'elle soit sortie hier, ait passé la nuit en charmante compagnie et soit venue directement depuis l'appartement de son coup du soir.
— Eh bien, je ne t'attendais plus ! Tu te souviens qu'on a un sujet à préparer ?
— Bonjour à toi aussi, mon Lapin ! Un réel plaisir de voir ta bouille de bon matin. Je t’avais dit de ne pas m’attendre trop tôt pour bosser là-dessus, j’avais besoin de digérer cette galère.
— Il n'y a que ça que tu as digéré cette nuit ? la provoqué-je gratuitement.
— Dis-donc, Kerouaec, serais-tu en train de t’intéresser à ma vie ? J’en suis flattée ! me rétorque-t-elle sur le même ton.
— Je vais bientôt tout savoir de tes rencontres amoureuses, je me prépare. On se voit quand pour bosser ? Le plus tôt, c'est le mieux.
— On déjeune ensemble ce midi ? Ce sera… moins formel, et ça évitera que Véronique m’entende la maudir sur dix générations.
— Déjeuner ? C'est pas facile de discuter la bouche pleine. Et pour prendre des notes, ce n’est pas pratique… C'est le temps de pause, normalement, tu sais qu'on en a besoin quand on respecte ses horaires ?
— Oh bon sang, geint-elle, bosser avec toi est un vrai cauchemar, Monsieur le moralisateur. T’as raison, je ne sais pas ce qui m’a pris de vouloir partager avec toi un temps de pause. J’ai dû me cogner la tête quelque part. A croire qu’à part bosser et dormir, tu n’es pas capable de partager un moment lambda avec une collègue.
J'ai l'impression que je l'ai vraiment blessée en refusant son invitation et je me dis que ce n'est pas forcément le meilleur moyen de commencer notre collaboration sur ce nouveau sujet. Et puis, on avait réussi à un peu calmer les choses après notre coaching de couple, autant essayer de maintenir la trêve.
— Ouais, tu as raison, je devrais être plus adaptable. Va pour un déjeuner mais c'est toi qui choisis l'endroit.
— Bien, y a une brasserie pas loin d’ici, je connais le proprio, il devrait pouvoir glisser de la mort au rat assez facilement dans ton plat, ce sera parfait, me lance-t-elle en souriant outrageusement.
— Eh bien, ça promet. Il est corruptible, au moins, ou il est tellement sous l'effet de tes charmes que je peux commencer à préparer mon testament ?
— C’est mon oncle. Tu peux toujours essayer, mais bon courage, rit-elle. Tu penses pouvoir parvenir à lui faire trahir sa propre famille ? Parce qu’il n’a pas d’enfant et que je suis sa petite chouchoute, tu vois ? J’ai hâte de te voir essayer !
— Impossible. Les gens du Nord ne trahissent pas les leurs. Pires que les bretons. Je vais devoir me contenter d'une eau minérale pour ne pas finir empoisonné. J'ai hâte de partager ce déjeuner avec toi, dis donc.
— Oh oui, je n’en doute pas une seconde ! Passe me prendre à midi, tu sais où je travaille, plaisante-t-elle en s’installant à son bureau.
Je ne peux retenir un sourire alors qu'elle s'assoit juste en face de moi et qu'une simple cloison transparente nous sépare. J'ai vraiment bien fait de lui dire oui, finalement, il vaut mieux qu'on parvienne à s'entendre vu le sujet qui n’est déjà pas facile à traiter.
A l'heure prévue, je “passe la prendre” et elle me mène à la brasserie où effectivement, elle fait la bise au patron qui nous installe dans un box où nous devrions être tranquilles.
— Bon, ça vaut le coup de réfléchir ou je ne finirai pas le repas ? l'attaqué-je d'entrée.
— Ça dépend… Tu es du genre à dévisager une femme qui mange autre chose que de la salade comme si c’était écoeurant ou tu t’en fiches ? Parce que les tagliatelles au saumon sont une tuerie.
— Si tu commences tous tes rendez-vous comme ça, tu vas tous les faire fuir, rigolé-je. Tu manges bien ce que tu veux !
— Bien, alors ça vaut le coup de réfléchir, je ne demanderai pas à mon oncle d’empoisonner ta nourriture, me répond-elle avec un clin d'œil et un sourire aux lèvres.
— Bon, je vais commencer par le truc honteux, comme ça, tu te moques un bon coup et on peut passer à la suite rapidement. Je ne suis pas allé à un rendez-vous avec une femme depuis presque dix ans. Je jouerai donc le rôle du candide, si ça te va.
— Dix ans, s’étonne-t-elle. Mais… pourquoi ? Enfin, je veux dire… Non, laisse tomber, moi non plus, je ne suis pas du tout rencards, en fait. Les seuls que j’ai, ce sont avec des amis et plus, en fait, donc je sais déjà comment ça se terminera. Ils sont déjà sous le charme, pas besoin d’en faire des caisses.
— Oh, je croyais que tu allais plus profiter de ma situation pour rigoler un bon coup. Et donc, si je comprends bien, d'habitude tu passes direct de la case rencontre à la case sexe ? Je crois que c'est un peu le principe de Zinder, non ? On le met sur notre panel ?
— On peut, oui. De ce que j’ai lu, effectivement, c’est plus propice aux coups d’un soir. Après, ça dépend quelle orientation on prend pour notre article… Je peux te poser une question plutôt… personnelle ? Je ne t’oblige pas à y répondre, mais je crois qu’on devrait partir sur un sujet avec lequel nous sommes en accord. Tu crois en l’amour, toi ? Tu te vois rencontrer une femme, passer ta vie avec elle, être fidèle, l’aimer encore dans dix, vingt, trente ans ?
Je crois que l'écriture de cet article va être une épreuve du début à la fin. J'ai envie de l'envoyer bouler et de lui dire de se mêler de ses affaires mais un serveur vient prendre notre commande et cela me laisse le temps de réfléchir.
— Je crois que j'ai déjà rencontré cette femme mais que ce n'était pas réciproque. Elle vient de se marier à un autre. Je ne sais pas trop ce que je veux maintenant. Pourquoi tu me demandes ? Tu penses qu'un des sites pourrait correspondre à mon profil ?
— Je ne te demande pas ça pour te trouver chaussure au pied, Eliaz, bien que si c’est ce que tu cherches, j’en serai ravie pour toi. Un peu de professionnalisme, mon Lapin, tu te souviens ? Je réfléchis à l’angle d’attaque pour notre article. Chercher l’amour ? Ou chercher à passer du bon temps… Tu vois ?
Je m'en veux d'avoir oublié un instant que je n'étais pas en train de parler à une amie mais à une collègue. Il faut que je me ressaisisse.
— C'est un peu bateau comme approche mais si on n'a rien d'autre, pourquoi pas ? On pourrait aussi aborder les sites comme des pompes à fric pour des personnes souffrant de solitude et désespérées, non ?
— Sauf que c’est généralement gratuit pour les femmes. Et puis, tous ceux qui s’inscrivent ne sont pas désespérés non plus. Il y a juste des gens timides qui, contrairement à d’autres, ne parviennent pas à aller au-devant des gens pour faire des rencontres physiques.
— C’est moi que tu vises en disant ça ?
— Pourquoi, c’est ton cas ?
Et boum, j'ai encore réussi à tout ramener à moi. Cette chronique va être un véritable sacerdoce.
— Non, non, je ne crois pas. Tu vois, avec toi, je ne suis pas du tout timide. Mais ça peut être intéressant d'essayer d'avoir un rendez-vous avec quelqu'un qui est dans ce cas. D'ailleurs, j'ai une question pour toi : à la fin de nos "dates", on leur dit qu'on est journalistes et on leur fait une interview ou on ne dit rien ?
— Je pense qu’il vaut mieux ne rien dire… Et puis, qui sait, certains rendez-vous pourraient en amener d’autres, non ? Si une fille te plaît, article ou pas, tu comptes la revoir ?
— Je ne crois pas qu'une fille me plaira. Bon appétit, ajouté-je alors que nos tagliatelles sont arrivées.
— A toi aussi. Et pourquoi tu dis ça ? Tu n’en sais rien du tout. Si ça se trouve, tu vas avoir un coup de foudre, grimace-t-elle. Tu sais, le truc qu’on voit dans les films à l’eau de rose, dans les romances, où toutes ces nanas défaillent et perdent l’utilité de leur cerveau.
— Apparemment, tu n'y crois pas du tout ! ris-je en voyant sa tête. Peut-être que tout est possible, oui. Pour les profils qu'on va présenter, si on veut faire des comparaisons, il faut qu'ils soient similaires, non ? On les fait ensemble, tu crois ?
— Je pense qu’il faut surtout qu’ils soient honnêtes, qu’ils correspondent à nos goûts et nos personnalités, si on veut se baser sur du réel. Pour le reste, on peut les faire ensemble et essayer de conseiller l’autre sur ce que le genre opposé pourrait apprécier ou non. Alors, ces tagliatelles ?
— Excellentes ! Et tu crois que tu pourrais me conseiller ou que moi, j'aurais des choses utiles à te dire ? On est trop différents, et je crois vraiment que tu n'as pas besoin de moi…
— Eh bien… je n’ai besoin de personne, je suis une femme indépendante et qui s’assume totalement. C’est peut-être bien le problème pour un site de rencontre. Et puis, certains hommes ne supportent pas ça, les femmes de caractère qui ne se laissent pas influencer. Sans compter que je suis capable d’écrire de sacrées conneries sur mon profil, donc… qui sait ?
— Ok, on fait ça alors. Pour demain, ça ira pour toi ou tu as besoin de plus de temps ?
— Ça doit pouvoir se faire. Si je trouve le courage de me lancer. On choisit chacun un site ce soir et on voit ensemble demain pour le troisième ?
— Parfait. Il y a du chocolat en dessert ?
— Quelle question ! Tu ne me verras jamais mettre les pieds dans un resto où il n’y a pas de dessert au chocolat à la carte, s’esclaffe-t-elle. Tu devrais goûter le tiramisu trois chocolats, c’est un orgasme culinaire qui t’attend. Au pire, c’est mon choix, si tu es mignon, je te laisserai goûter.
— Alors, de un, je suis toujours mignon, et de deux, si c’est pour un orgasme culinaire, je vais prendre aussi ce tiramisu merveilleux ! Je ne vois pas pourquoi je m’en priverais !
C’est fou comme ce déjeuner à deux se passe bien, me dis-je alors qu’elle s’est absentée pour se rendre aux toilettes. Je n’aurais jamais cru qu’on en serait à rigoler ensemble ainsi. Il faut croire que de devoir affronter l’épreuve des sites de rencontre, ça rapproche. Ou alors, c’est qu’on commence à s’habituer à travailler ensemble ? Je ne sais pas combien de temps ça va durer, mais c’est sûr, je vais en profiter tant que ça dure !
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