18. L’impression de se dégrader
Adèle
Ce matin, mon “bonjour la compagnie” a moins d’entrain que d’ordinaire, si bien que je vois quelques collègues lever le nez dans ma direction et me regarder bizarrement. Ouais, j’ai la gueule de bois. Parée de mes lunettes de soleil les plus larges, les cheveux coiffés à la va-vite, j’ai opté pour un jean déchiré pris à l’arrache dans mon armoire, d’une chemise oversize blanche qui n’a rien à voir avec mon style habituel, sans parler de mon maquillage effectué en une minute top chrono : anticernes, mascara.
Ces sites de rencontre me plombent le moral, et je compte bien aller voir ma cheffe pour le lui reprocher. C’était drôle de remplir ça avec James et Aya, bien que je soupçonne cette dernière de ne pas trop apprécier que je m’inscrive là-dessus, pas seulement parce qu’elle trouve ça ridicule. Bref, c’était drôle au début, et puis James a voulu jouer l’amoureux de l’amour, au point de me rabâcher que je pourrais trouver chaussure à mon pied, que mûrir ne me ferait pas de mal, que je mérite mieux que des coups d’un soir, que ce n’est pas ça qui comble la solitude, blablabla. J’ai eu envie de le faire s’étouffer avec ses coussins multicolores, ses pâtes, ses ustensiles de cuisine, et tout ce qui me passait sous la main. Tout sauf la bouteille de rhum, la limonade, le citron et autres ingrédients qui me servaient à remplir mon verre dès qu’il était vide.
C’est décidé, j’arrête de boire. La semaine au moins. Ou plus d’un verre par soir. Ou… OK, ma volonté est un peu bancale.
Je dépose mes affaires sur mon bureau avec plus de douceur que d’habitude pour éviter de réveiller mon mal de crâne, une bise sur la joue d’Hélène, puis file frapper à la porte du bureau de Véronique, sans trop savoir ce que je vais bien pouvoir lui dire sans me prendre un blâme pour insolence, injures, irrespect, ou je ne sais quels autres affronts à son encontre.
— Tu sais que tu es responsable de ma gueule de bois ? marmonné-je en me laissant tomber sur le fauteuil face à son bureau. Il faut au moins deux grammes dans chaque bras pour remplir un profil sur un site de rencontre.
— Eh bien, voilà un bel angle pour la chronique ! rigole-t-elle en réponse. Et tu n’as pas pensé à le faire avec ton collègue pour faciliter les choses ? Je suis sûre qu’il aurait plein de trucs piquants à dire sur toi.
— Oh oui, pour Eliaz, je suis une emmerdeuse complètement timbrée, peu professionnelle, insupportable et j’en passe. Qu’est-ce qui t’est passé par la tête, sérieux ? Nous sommes tes testeurs, c’est ça ? L’idée, c’est que tu t’inscrives si l’expérience est concluante ?
— On va juste parler d’amour à notre époque, et ça en fait partie. C’est le boulot, Adèle, cela n’a rien à voir avec moi, tu sais ? Quoique, si tu trouves un beau black qui sait se servir de son engin, ça peut m’intéresser. Tu avais des questions ou tu es juste venue te plaindre parce que tu as besoin d’un mot d’excuse pour avoir trop bu ?
— Je suis venue pour te rappeler que tu as choisi les mauvaises personnes pour ton article. Je ne fais pas dans l’amour, Véronique, le beau black me servirait pour une nuit, deux ou trois, maximum. Quant à Eliaz… tu l’as vu parler aux femmes ? Tu nous colles dans une position vraiment merdique. Avec tout mon respect, évidemment…
— Avec tout mon respect, c’est ça qui va faire un merveilleux article ! Et peut-être que vous allez en ressortir chacun avec un amoureux que vous ne quitterez plus ! J’ai hâte de voir le résultat, moi.
— Ben voyons. Bon… je crois que tu viens d’accentuer ma gueule de bois. Je vais filer bosser, tu n’as aucune empathie, Cheffe. Je me demande d’ailleurs si je ne devrais pas me rapprocher de mes délégués syndicaux pour savoir si c’est légal, ton affaire.
— N’hésite pas et bonne drague, hein ?
Je crève d’envie de lever mon majeur dans sa direction, à la place de quoi je plaque mon sourire le plus faux sur mon visage avant de quitter son bureau. Et elle… elle rigole. Foutue boss, y a des claques qui se perdent.
Je toque à la paroi vitrée avant d’entrer dans le box d’Eliaz et remonte mes lunettes sur mon crâne en essayant de survivre à l’agression lumineuse que je subis.
— Tu veux qu’on se voie à quelle heure ? le questionné-je en posant mes fesses sur le rebord de son bureau parfaitement rangé.
— Quand tu seras réveillée ? Moi, je suis prêt, c’est quand tu veux.
— Très bien, allons-y alors, l’aquarium est libre… Je vais me chercher un café et c’est bon. Tu veux quelque chose au passage ?
— Un café aussi, ça me donnera de l’énergie pour parler de ces putains de sites.
Je pousse un geignement qui en dit long quant à mon avis sur notre tâche, file récupérer de la monnaie dans mon porte-monnaie ainsi que mon ordinateur, et passe chercher nos cafés. Évidemment, mal réveillée, je manque de faire tomber mon PC, puis je galère à faire rentrer cette foutue pièce dans la fente, grommelle qu’il n’y ait pas de touillette dans mon café, pique celle de celui d’Eliaz, et finis par m’installer face à lui dans la petite salle de réunion, lâchant un soupir résigné.
— Alors, quel site a retenu ton attention au point de décider de vendre ton âme à Véronique ?
— Eh bien, au vu de l’étude comparative que j’ai pu réaliser, commence-t-il alors que mon mal de tête s’intensifie, j’ai choisi de m’inscrire sur Beetic. Ça a l’air pas mal. J’ai déjà une cinquantaine de visites, mais pour aller plus loin, il faut payer. Je le ferai une fois qu’on valide. Tu veux voir mon profil ?
— Allez… Je vais essayer de parvenir à lire. Pour être honnête avec toi, j’ai fini la soirée bourrée pour réussir à supporter l’idée que je vais devoir jouer le jeu, grimacé-je en ouvrant mon profil sur mon ordi avant de le faire glisser dans sa direction. Perso, j’ai choisi Adopte un keum, ça me faisait rire de faire mes courses et de mettre les hommes dans mon panier.
— Oui, j’ai vu ça sur la liste. Assez dégradant pour nous, les mecs, dit-il en cliquant sur mon profil pour faire défiler les détails.
— Eh bien, ça change, vu qu’on vit dans une société plutôt dégradante pour l’image de la femme. Sympa, tes photos, tu as mis une demi-heure comme moi pour les sélectionner ?
— Pour être franc avec toi, je n’avais pas de photo et c’est ma sœur qui les a prises. Tu aimes bien celle au bureau ? Et toi, c’est quoi ce truc ? Tu as vraiment mis que ça t’intéresserait de sucer un mec ?
Un nouveau geignement m’échappe et je me masse les tempes en grimaçant.
— Mon coloc… enfin… j’ai arrangé les choses. Pitié, dis-moi que c’est trop sur mon profil, que je l’efface, mais je ne peux pas le faire si tu ne dis rien, il m’a légèrement défiée.
— Je ne sais pas… Si tu aimes vraiment ça, autant le laisser, non ? Et après, on voit le résultat. C’est beacoup plus… direct que ce que j’ai mis sur mon profil, ça peut faire un bon équilibre.
— T’es sérieux ? Je viens de te supplier, bordel, grommelé-je. Vous êtes tous pareils, vous les mecs, c’est dingue. Dès qu’on parle d’une pipe, le cerveau du haut se met en off.
Je souffle en parcourant son profil, incapable de décider si ce que je lis me plaît ou pas. Enfin, si ça me convient pour l’enquête, j’entends. Mon cerveau débloque, ce matin, c’est pas possible.
— J’ai peur que nos profils soient chiants à mourir, lâché-je finalement. Sérieux, comment les gens peuvent avoir envie de se rencontrer en lisant quelques infos jetées à l’arrache ?
— Ah mince, ma sœur avait raison, alors. Mon profil est chiant… Je le savais que ce n’était pas fait pour moi, ce truc. Le tien ne l’est pas du tout, je te rassure.
— Ce sont les sites qui veulent ça. Perso, j’ai l’impression d’être fade en lisant mon profil. Enfin bon, c’est à l’écrit, donc forcément, ça n’aide pas, mais je me sens moins fade dans mes articles. Pareil pour toi, enfin, sans vouloir te vexer, hein ? T’es plus intéressant en live que sur cette page.
— Eh bien, on n’est pas sauvés alors. Tu crois qu’on va en faire, des rencontres ? Enfin, je ne m’inquiète pas trop pour toi, tu es une femme. Mais moi, entre mes photos et mon profil chiant, c’est pas gagné. Tu as une idée pour le troisième site qu’on va essayer ?
Je me retiens de geindre à l’idée de devoir encore m’inscrire sur le site qu’il a choisi plus un autre, et réfléchis à sa question quelques secondes.
— Un truc moins sérieux ? Histoire de contraster. Je pensais à Zinder, éventuellement, plus porté sur les relations éphémères.
— Ah non, pas Zinder ! Je ne veux pas échanger trois banalités sur un site et finir chez une fille qui n’attend qu’une chose, que je lui fasse l’amour ! s’emporte-t-il de manière plus véhémente que je ne m’y attendais.
— OK, OK, concédé-je en levant les mains en l’air, m’excusant presque de ma proposition. Mais bon, si tu veux mon avis, tu devrais peut-être t’y mettre, ça te détendrait.
— Et toi, ça t’arrive un peu de te respecter et de penser qu’une relation, ce n’est pas que deux corps qui s’imbriquent ? On peut voir quelqu’un sans passer au sexe, tu sais ?
Wow, il vient de me réveiller totalement, là. Une réplique acerbe et Adèle retrouve toutes ses capacités perdues dans les vapeurs de l’alcool. Du moins, je l’espère, parce que je rêve de le dégommer, là.
— Ben voyons ! Tu dirais ça à un mec, peut-être ? Quoi, parce que j’aime le sexe et que je n’ai aucune envie de m’attacher, je ne me respecte pas ? Avoir une sexualité libre et épanouie n’a aucun rapport avec le fait de se respecter ou pas, putain T’es vraiment né au mauvais siècle, mon petit père. Je plains la nana qui partagera ta vie. Tu vas faire quoi, la coller aux fourneaux et en faire une bonne petite ménagère, tant qu’on y est ?
— Ce n’est pas non plus ce que j’ai dit, ce n’est pas la vision de la femme que j’ai, voyons. Et tu fais ce que tu veux de ton cul. Bon, on va sur Zinder, alors, c’est ça que tu veux ?
— Fais ce que tu veux, je m’en fous. Je m’inscrirai sur celui que tu choisiras. J’ai besoin d’une pause, soufflé-je en me levant. Oh, tant que j’y pense, et histoire de rester pros… j’aimerais qu’on fasse nos rencards en même temps et au même endroit, si ça te convient. Puisque vous voulez que je laisse mon amour pour les pipes sur mon profil, j’aimerais autant ne pas me retrouver avec un pervers qui m’agenouille aux chiottes pour obtenir ce qu’il attend. A moins que ce soit trop te demander, peut-être.
Je vois qu’il hésite un peu avant de me répondre. Il a l’air aussi un peu désolé de m’avoir ainsi fâchée mais j’essaie de rester distante et froide, ça lui apprendra à me juger pour être une femme libérée de notre époque.
— Oui, pourquoi pas. Cela ne va pas être facile, mais on peut s’arranger. Ce n’est pas comme si on ne pouvait pas faire ça sur nos heures de travail, en plus.
— Bien. A plus tard.
Je récupère mon ordinateur portable et sors rapidement pour aller me calmer en salle de repos, non sans avoir récupéré une nouvelle dose de caféine. Cet article me court déjà sur le haricot alors que nous n’avons même pas commencé à l’écrire. Et que dire de ces rencards… Je sens que les prochaines semaines vont mettre mes nerfs à rude épreuve.
Annotations