22. L’objet de toutes les convoitises

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Adèle

Je jette un regard à la pendule et soupire en me déconnectant du site de rencontre. Rares sont les fois où je reste aussi tard au bureau, mais j’en ai marre de faire tout ça à la maison. J’ai l’impression de ne plus décrocher en m’obligeant à tchater sur les différentes applications. Bon, d’accord, certains sont intéressants, et je pourrais même dire que j’apprécie d’échanger avec eux, mais ça n’en reste pas moins une obligation du boulot, après tout.

L’open space est quasiment vide, il ne reste que trois autres personnes dont mon cher collègue abonné au même traitement que moi. A quasiment dix-neuf heures un vendredi soir, plutôt logique.

Je récupère mon petit sac de voyage et file aux toilettes pour troquer mon pantalon jaune poussin et mon chemisier fleuri multicolore contre ma robe années cinquante au bustier noir à pois blanc et à la jupe bouffante d’un rouge pétant. Je troque mes baskets contre des stilettos de la même couleur, accentue un peu mon maquillage devant le miroir et remets de l’ordre dans mon carré plongeant avant de regagner mon bureau. J’en profite pour jeter un œil à ce que fait Eliaz et souris en le voyant papoter avec l’une de ses rencontres virtuelles.

— Alors, ça donne quoi tout ça ?

— Oh, ça va, ça avance. Il y en a une, là, je suis sûr que c’est un mec, j’essaie juste de le démasquer.

— Pourquoi tu dis ça ? ris-je en m’asseyant sur le bord de son bureau.

Je suis contente de voir que je le détourne complètement de son écran. C’est flatteur et c’est toujours bon à prendre.

— Euh… Je lui ai demandé une photo à côté d’une horloge pour être sûr que c’est bien une femme et elle ne veut pas. Par contre, elle ne parle que de cul. Ce n’est pas naturel, je trouve.

— Eh bien, tu pourras te reconvertir en détective si tu as visé juste !

Eliaz et moi sursautons d’un même mouvement en entendant la porte de la pièce s’ouvrir brusquement. Ici, on a tous l’habitude d’y aller mollo, son poids la fait buter contre le mur déjà marqué, mais j’ai oublié d’avertir Pierre qui déboule, un sourire contrit sur le visage, passant son bras autour de mes épaules avant de déposer un baiser sur ma tempe.

— Évite de détruire mon lieu de travail, tu veux ? ris-je alors qu’il observe mon collègue en silence. Hum… Eliaz, je te présente Pierre. Coloc, mon partenaire pour la chronique Elle et Lui.

— Ah, c’est lui le fameux enquiquineur au corps d’Apollon ?

Je lui donne un coup dans le ventre et le fusille du regard avant de soupirer lourdement.

— Dis-moi, tu as déjà bu ? Où est passé ton filtre ?

— Oh juste un verre. Pour l’échauffement. Eliaz, elle n’est pas trop embêtante au quotidien ?

— On va dire qu’elle a ses hauts et ses bas, rigole-t-il en nous observant.

— Pas plus que toi, mon Lapin ! ris-je. Ne sois pas désagréable. Bon… on y va, nous, les autres doivent attendre et vont prendre de l’avance. Bon weekend, Eliaz.

— Attends, un beau mec comme ça, il faut l’inviter à se joindre à nous ! Tu viens boire un coup ? J’aimerais mieux te connaître.

Quoi ? Sérieusement ? C’est le weekend et il veut inviter mon collègue à la soirée détente du vendredi soir ? Bon, possible que ça me gêne moins que je veux bien l’avouer, mais il aurait pu me demander mon avis avant.

— Euh, je ne sais pas… Je ne veux pas m’imposer, ce n’est pas mon genre. Et puis, il faudrait que je finisse mon boulot…

— Eliaz, on est vendredi et il est dix-neuf heures, soupiré-je. Éteins ton ordi et viens te détendre !

— Oh, oui, tu as raison. Et puis, si ça ne te dérange pas comme je le pensais, je veux bien venir voir ceux qui sont capables de te supporter au quotidien.

— Fais gaffe, finalement je vais peut-être demander à mon oncle de mettre cette fameuse mort-au-rat dans ton prochain tiramisu !

— Il n’a pas envie de perdre un bon client, je ne crains plus rien, répond-il en se levant. Pierre, me voilà !

Bien, mes deux univers vont entrer en collision et je ne l’ai absolument pas vu venir. Peut-être qu’après cette soirée, Eliaz va me trouver encore plus cinglée. Ou il se rendra compte qu’il y a pire que moi.

Pierre accapare totalement mon collègue sur les quinze minutes de trajet à pied pour gagner le Calypso, un bar où nous avons nos habitudes. James et Aya sont déjà installés à une table, un plateau de tapas entre eux et un Mojito à la main.

— Tu t’es trouvé un cavalier entre ici et l’immeuble d’Adèle ? pouffe la jolie métisse.

— Merde, t’as visé le haut de tableau, Pierrot !

James dévore littéralement Eliaz du regard et je commence à me demander si cette proposition était une bonne idée. Je ne suis pas sûre que mon collègue soit très à l’aise avec ces trois dingues… Si Pierre est sans doute le moins frappé de la bande, sa façon d’observer le journaliste pourrait faire peur

— Un peu de tenue, les amis, leur intimé-je. Je vous présente Eliaz, mon collègue. Eliaz, mes autres colocataires et amis, James et Aya.

— Oh, désolé, s’excuse immédiatement James alors qu’Aya éclate de rire.

— Bel accueil, n’est-ce pas Eliaz ? Enchantée !

— Euh… Bonjour… Oui, c’est un accueil un peu particulier.

Je m’installe sur la banquette et souris en le voyant faire rapidement de même à mes côtés. James l’observe sans gêne et regrette visiblement d’être déjà assis quand Pierre oblige Eliaz à se décaler davantage vers moi pour s’asseoir également.

— Hep, Pierrot ! l’interpellé-je. Dernier assis, c’est à toi d’aller nous chercher à boire, l’ami. Une Margarita pour moi, s’il te plaît. Tu prends quoi, Eliaz ?

— Un cocktail de la Passion, pour moi.

— Tu veux qu’on établisse un mot d’urgence au cas où tu voudrais fuir ? chuchoté-je à mon collègue.

— Tu me proposes déjà un safe word alors que je n’ai pas commencé à boire ? C’est rassurant, dis donc, rigole-t-il.

— Tu me trouves déjà cinglée… et tu ne connais pas mes colocs. Je crois que c’est une nécessité, non ?

— Qu’est-ce que vous vous racontez ? intervient James. Pas de messes basses, ici ! Et le travail, c’est terminé ! C’est l’heure de s’amuser !

— On parle de safe words, mon Chat. Toi qui es doux comme un agneau, je doute que la conversation te plaise, lui lancé-je le plus sérieusement possible.

— Ah oui ? Je croyais que vous étiez collègues, je ne connaissais pas ton côté Dominatrix ! Eliaz, si elle t’embête, viens à côté de moi, tu verras qu’en effet, je suis beaucoup plus doux et surtout beaucoup plus doué de mes mains !

— Vous accueillez tout le monde comme ça ? répond Eliaz entre sourire et un peu de gêne.

— On adore recueillir les beaux matous errants, sourit James. Tu sais, dans le groupe, il n’y a qu’Aya qui ne profite pas de la vue…

— La vérité c’est qu’on aime les gens, intervient ma petite métisse préférée. Et puis, je suis sûre que James attend avec impatience le moment où vous allez vous piocher le nez, tous les deux. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui tiennent tête à Adèle, alors on est curieux !

— Je crois qu’on le fait assez au travail. Je propose une petite trêve ce soir. Enfin, sauf si tu veux qu’on offre un spectacle à tes amis, répond mon collègue en observant le plus discrètement possible chacun de mes proches.

— Ne me cherche pas et tout ira bien, souris-je en levant le verre, que Pierre vient de déposer devant moi, dans sa direction. A cette trêve alors, je serais ravie de ne pas donner à James ce qu’il souhaite, crois-moi !

— De toute façon, quand on a un mec aussi mignon que toi à proximité, on ne peut pas dire grand-chose, ajoute celui qui vient de nous ramener à boire en s’installant à nouveau tout contre Eliaz et en posant sa main, sans gêne, sur son genou.

J’ai l’impression d’avoir embarqué mon collègue dans un traquenard pas possible, là. Si même Pierre, plutôt discret d’ordinaire, se montre entreprenant alors qu’il le connaît depuis peu… Bon, le point positif c’est que c’est flatteur pour Eliaz, j’imagine…

— Pourquoi, tu perds tes neurones quand tu es en présence d’un beau garçon ? Comme ces petites minettes de romances à l’eau de rose ? me moqué-je.

— Ah, tu vois que toi aussi, tu le trouves mignon ! s’amuse James, alors qu’Eliaz reprend une gorgée de son cocktail.

— Vous êtes marrants mais un peu lourds, si je peux me permettre. Aya, aide-moi ! dit-il en la suppliant du regard.

— Oulah, désolée mais je ne m’immisce jamais dans leurs histoires, rit ma coloc. Il va falloir te débrouiller pour les refouler ! Ils sont gentils, t’inquiète, juste un peu dingues.

— Bon, on va peut-être arrêter le focus sur Eliaz et le laisser respirer un peu, non ? soupiré-je. Vous allez le faire fuir !

— Mais non, Eliaz, ne te formalise pas, on te bizute un peu, et si tu veux, tu peux réagir comme quand Adèle t’embête, on ne t’en voudra pas ! Moi, j’ai toujours aimé les hommes qui se rebellent !

— Eh bien, messieurs, je vous aime bien, mais clairement, ces dames m’intéressent plus que vous ! Désolé de vous décevoir. Je suis un beau garçon qui aime les jolies femmes !

— Lâche tout de suite l’affaire avec Aya alors, ricane James. Elle est plutôt du genre à s’intéresser à Adèle, vous entrez en concurrence officiellement, tous les deux !

— Du foie gras jeté aux cochons, marmonne Pierre en reluquant Eliaz. C’est pas juste…

— Tu sais ce que te dit le cochon, le bougon ? ris-je en lui adressant mon majeur.

— Ben c’est pas juste quand même, conclut-il en faisant une bise à un Eliaz tout surpris.

— Eh bien, vous êtes chaleureux ici, on ne peut pas dire le contraire, rigole-t-il en se resserrant néanmoins vers moi.

Oui, c’est vrai que nous sommes plutôt du genre chaleureux. C’est le premier sentiment que j’ai eu en visitant la coloc. Je ne saurais dire si c’est eux qui m’ont acceptée ou moi qui ai décidé d’y vivre, en fait. Tout a été très naturel, j’ai visité, ils m’ont proposé un verre, et je n’ai plus jamais quitté ce lieu où les sourires et les rires rythment notre quotidien. Un peu comme ce soir où, une fois le sujet Eliaz passé, tout le monde se met à papoter, à blaguer avec tout le monde. Soirée détente, avec mon collègue… Qui l’aurait cru ?

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