30. La mama en phase too much
Adèle
Est-ce que je suis garce au point d’avoir prévenu Véronique que j’étais en télétravail ce matin sans avertir mon collègue sur le retour ? Oui.
Est-ce que j’espère qu’il va quand même se pointer chez mon oncle ? Ouep, j’avoue. Il serait bien du genre à ne pas venir, par peur de ne pas m’y retrouver, non ? Ou par pur esprit de contrariété ?
Je souris au frère de mon père en entrant dans le restaurant et lui claque deux bises alors qu’il contourne son comptoir pour m’accueillir. Je crois que je ne suis jamais venue aussi souvent chez lui que ces dernières semaines.
Je suis rassurée de voir Eliaz entrer alors que je papote avec mon oncle et, comme un peu trop souvent à mon goût ces derniers temps, je me surprends à le détailler tandis qu’il marche dans ma direction. J’en suis encore à me demander comment il peut manquer les regards féminins à son encontre. Eliaz, sous son air timide, a un charme fou, des traits marqués et masculins, harmonieux et vraiment pas désagréables à détailler. Seul son regard un peu trop fuyant dans ma direction pourrait être déstabilisant. D’ordinaire, je n’y ai pas droit, moi, et ça m’interroge. Peut-être que je n’aurais pas dû essayer de lui ouvrir les yeux sur l’intérêt que la gent féminine peut lui porter ? Ou sous-entendre que je pourrais moi-même être intéressée ? Je manque parfois de subtilité, j’en ai conscience, je suis plutôt du genre à mettre les pieds dans le plat.
— Salut, le revenant ! Bon sang, c’est pas juste, tu reviens bronzé au mois de novembre, je suis jalouse, souris-je en lui faisant la bise, ce qui semble le surprendre.
Oui, moi aussi ça me surprend un peu, j’en conviens. Je suis un peu trop contente de le revoir, je crois. Il va falloir que je calme mes ardeurs. Une petite dispute pendant le repas ?
— Bonjour Adèle. Je me demandais si tu serais là, j’ai bien fait de venir quand même. Et pour le bronzage, tu sais que la Bretagne, c’est plus ensoleillé qu’on le croit. Même à cette période de l’année.
— On a eu quelques beaux jours ici pendant ton absence, mais je ne me serais pas mise en maillot pour faire bronzette dans la cour de la coloc pour autant, ris-je. Quant à ce midi, j’avoue que j’étais encore un peu contrariée. Tu es le premier à me ghoster, tu as malmené mon ego, j’étais décidée à t’enquiquiner ce matin.
Je lui offre mon plus beau sourire et m’installe à table après avoir ôté mon manteau. Eliaz en fait de même, et je le vois lorgner discrètement sur mon décolleté. J’hésite à le charrier, mais décide de rester sage, comme mon pull cache-cœur prune peut l’être. A peu près… Bon, OK, cette coupe quand tu as une forte poitrine, c’est fourbe…
— Elle te plaisait vraiment, la blonde ? le questionné-je. Enfin, je veux dire… ça va, tu vas te remettre de sa connerie ?
— En fait, en y réfléchissant, pas tant que ça. Bon, elle avait de jolies formes, c’est sûr, mais quand je te regarde, je me dis que je peux franchement trouver mieux. Tu as prévu une visio avec un de tes dates ? Tu es… ravissante, finit-il par dire après une légère hésitation, avant de se plonger dans le menu.
Oulah… merde, il ne peut pas me dire ça, il est fou ou quoi ? Chose rare, c’est moi qui détourne le regard. J’ai envie de me gifler, c’est nouveau, ça. Ce menu est vraiment très intéressant, il faudra que je pense à féliciter mon oncle.
— Non, pas de visio, mais merci du compliment ! Je crois que je vais prendre le saumon, ce midi, je n’ai jamais testé ce pl…
Je bugge littéralement sur la porte d’entrée du restaurant et la tornade qui vient de l’ouvrir. J’aurais presque envie de rire en voyant que ma mère fait se relever toutes les têtes dans sa direction, dans sa longue robe bariolée de fleurs de toutes les couleurs, sous un manteau à poils longs absolument dégueulasse. Ses longs cheveux noirs virevoltent au gré de ses mouvements et mon père le lui ôte avec galanterie. J’ai envie de me cacher derrière mon menu, histoire de ne pas me faire repérer, mais mon oncle montre déjà notre table du doigt, et le visage de ma mère s’illumine lorsqu’elle constate que je suis accompagnée.
— OK, Eliaz, je suis désolée d’avance pour l’heure qui se profile, grimacé-je avant de me lever pour réceptionner ma mère qui m’ouvre grand les bras. Salut M’man ! Quel heureux hasard !
— Ah ma Chérie ! Je ne pensais pas te voir ici. Et tant pis pour la surprise qu’on te réservait ce soir pour ton anniversaire ! On ne te dérange pas ? Tu as l’air en très charmante compagnie, dis donc ! Tu nous présentes ce magnifique spécimen de la gent masculine ?
— Salut Papa, souris-je alors qu’il m’enlace à son tour. Je vous présente Eliaz, un collègue de boulot. Eliaz… Victoria et Anthony, mes parents.
— Bonjour, Adèlou ! me répond mon paternel avant de se tourner vers le beau blond qui a l’air de ne plus savoir où se mettre.
Ma mère est toute guillerette et l’enlace comme s’il faisait déjà partie de la famille à peine s’est-il levé pour les saluer. Mon père me ferait presque rire à jouer le paternel protecteur. Je suis quasi certaine qu’il tente de broyer la main d’Eliaz en le jaugeant du regard.
— Bonjour Monsieur, bonjour Madame, leur dit-il très formellement. Enchanté de vous rencontrer. Je vais vous laisser en famille, je crois que ça vaut mieux.
— Oh mais non ! le retient ma mère en serrant sa main. Restez donc ! Ce serait malheureux de ne pas profiter de la vue sur votre magnifique carrure qui doit beaucoup plaire à notre fille.
Qu’est-ce qu’elle en sait, d’abord, que sa carrure me plaît ? Je ne lui ai jamais présenté un homme. Certes, il m’arrive de lui parler de mes conquêtes, mais quand même…
— Maman ! Ne commence pas, je t’en prie, soupiré-je. Déjeunez tous les deux, et… merci pour la surprise. On se voit ce soir, j’imagine, du coup ?
— Eh bien, vu qu’on est tous là, on peut tous manger ensemble, non ? intervient mon père. Eliaz, restez donc, nous allons nous faire tout petits, promis.
— Je ne veux pas m’imposer, répond-il vraiment gêné en me regardant pour me demander mon avis.
J’adore mes parents, vraiment, mais je ne suis pas certaine qu’Eliaz soit prêt pour cette rencontre. Je crains d’ailleurs que personne ne soit réellement paré pour survivre à mes parents, en vérité.
— C’est-à-dire que nous sommes censés bosser, là, marmonné-je alors que mon père tire déjà une table pour l’accoler à la nôtre.
Je me résigne en me réinstallant et fais signe à Eliaz d’en faire de même, non sans lui lancer un regard d’excuses. Mon oncle débarque déjà pour prendre nos commandes, et je meurs d’envie de lui demander un cocktail bien corsé pour supporter ce déjeuner qui va, je le sais, être compliqué, et pas seulement pour moi.
— Pourquoi vous ne m’avez pas prévenue de votre venue à Paris ? Et vous restez combien de temps ?
— Oh, tu sais, nous partons faire des randonnées à la fin de la semaine en Corse et nous allons manquer ton anniversaire. On s’est dit qu’on allait passer te voir et te faire la surprise. On repart déjà demain, Chérie.
— Je vois… Eh bien, ça me fait plaisir de vous voir.
— C’est quand ton anniversaire ? demande Eliaz presque timidement.
— Mais, c’est ce samedi, voyons ! Elle ne vous l’a pas dit ? Et vous savez que vous êtes craquant quand vous rougissez comme ça ! Vous devez avoir un succès fou avec les nanas !
Oh bon sang… Ce repas va vraiment être long, c’est certain !
— Papa, tu peux resserrer la bride, s’il te plaît. Et toi, M’man, je t’en prie, laisse mon collègue tranquille, tu vas le faire fuir.
— Oh, ne t'inquiète donc pas, ma Puce, on lui offrira un joint s’il stresse trop, ça le calmera.
— Chérie, la reprend mon père, plus sage, tu es dans ta phase too much, là. Un petit “Omm” te fera du bien.
Je pouffe alors que ma mère lui offre un regard las avant de tapoter ma main sur la table. La phase too much, c’est tout à fait ça. Surtout quand je vois Eliaz se renfoncer dans son siège en tentant de masquer toutes les émotions qui peuvent passer sur son visage. Le pauvre doit être très mal à l’aise.
— Je te promets qu’ils ne mordent pas… Tu as devant toi les gens qui ont fait de moi ce que je suis. Remercie-les pour ma capacité à m’en foutre des horaires, de l’avis des gens, des cases et j’en passe, souris-je.
— J’avoue que je comprends mieux qui tu es, admet-il en retrouvant un peu de confiance. Et je vois aussi d’où vient ton charme. Vous êtes très belle, Madame, mais je n’ai pas besoin de joint, ça ira, merci.
Ma mère rougit… Wow, ma Maman rougit et glousse ! Help ! Et ça fait rire mon père… Dimension parallèle… Ils sont fous, et je les adore.
— La prochaine fois que mon retard t’énerve, tu voudras bien te rappeler que j’ai été élevée par des gens “stone” H24 ou presque, s’il te plaît ? ris-je alors que mon oncle dépose nos assiettes devant nous. En fait, tu devrais surtout être satisfait que je ne sois pas stone au boulot. Bref, bon appétit !
— Peut-être que moi, je devrais essayer, en fait. Cela résoudrait certains de mes problèmes, qui sait ?
— Tu n’as jamais essayé ? Je veux dire… pas pour résoudre tes problèmes, mais au lycée, à la fac ou en école de journalisme ?
— Non, non. Mes parents sont très différents des tiens.
— Ah, jeune homme, vous ne savez pas ce que vous ratez ! Je vous conseille d’essayer de faire l’amour à une femme après avoir gouté à Marie-Jeanne, je vous assure, c’est une toute autre expérience. N’est-ce pas Chéri ?
— J’avoue que c’est différent, oui, mais je te rappelle qu’Eliaz est un collègue de ta fille. N’allons pas lui faire croire qu’Adèle est une délinquante en puissance !
— Qu’est-ce que je ferais sans toi, Papa, soupiré-je théâtralement. Quant à moi, je te suggère de ne pas goûter ce genre de trucs avant de bosser ou d’aller à un rencard… Mieux vaut avoir tous ses neurones efficaces ! En plus, tu crèves la dalle et tu as l’impression d’être desséché après avoir fait copain-copain avec Marie-Jeanne, pas super agréable.
— Ah nous avons bien élevé notre fille, rigole ma mère. Et vous Eliaz, vous allez apprendre beaucoup avec elle !
— Eliaz n’a pas besoin d’apprendre, M’man, c’est déjà un excellent journaliste qui a plus d’expérience que moi. Et arrête de me mettre sur un piédestal comme ça, une chance que je n’ai pas encore pris le melon avec vous.
— Je ne sais pas si j’apprends beaucoup avec votre fille, mais elle me permet de progresser au quotidien. Notre chronique fonctionne grâce à ce travail en commun.
— C’est vrai qu’on fait plutôt une bonne équipe quand on ne se chamaille pas, souris-je. Et quand on ne s’incruste pas à nos déjeuners de boulot !
— On travaillera cet après-midi, sourit Eliaz, beaucoup plus décontracté. Finissons d’abord ce repas et racontez-moi tout ce qu’il y a à savoir sur votre fille !
Eliaz vient de lancer la machine… Ma mère est intarissable sur le sujet Adèle et mon père ponctue chaque anecdote sur ma vie de remarques diverses. Finalement, c’est moi qui suis la plus mal à l’aise en me rendant compte qu’Eliaz écoute avec attention mes parents et qu’au fil de la conversation, il en apprend beaucoup sur mon compte. Oh, je n’ai pas grand-chose à cacher, pas de cadavre dans le placard, mais on peut dire que j’aurais préféré que ma mère évite de lui dire que je dormais encore avec mon vieux doudou dépouillé à quinze ans, ou que j’adorais me balader les fesses à l’air, petite… Oui, y a quand même des trucs qui sont de l’ordre du très privé, mais ça nous fait tous rire et le repas se passe au mieux, même si je suis soulagée qu’il s’achève. Je crois que ma mère n’était pas loin de lui raconter comment j’ai perdu ma virginité. L’honneur est sauf !
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