36. Sa réalité à elle
Adèle
— T’aurais pu prévenir que tu ne rentrais pas !
James, le Papa de la coloc, déboule dans ma chambre comme s’il était chez lui. Et puis il m’observe de la tête aux pieds, et un petit sourire apparaît au coin de sa bouche.
— La nuit a été bonne, à ce que je vois !
— Et qu’est-ce qui te fait dire ça, au juste ?
Je rajuste mon bas avant d’enfiler ma jupe de tailleur rouge, alors qu’il me jauge encore du regard.
— Eh bien… Des bas pour aller bosser, une jupe moulante, des sous-vêtements hyper sexy… et je parie que tu as sélectionné ce petit cache-coeur blanc bardé de fleurs de toutes les couleurs pour le haut. J’ai tort ?
Je lui tire la langue avant d’enfiler… ce petit pull, effectivement. Avec mon soutien-gorge rouge pigeonnant, l’effet est plutôt hot, j’en conviens. Je resserre d’ailleurs les deux pans de mon haut avant d’enfiler mes stilettos rouges sous son rire un peu trop expressif de bon matin.
— Je le connais ? m’interroge-t-il en sirotant mon café, ce qui me pousse à lui lancer un regard courroucé.
— Peut-être, soupiré-je en me laissant tomber à ses côtés avant d’avaler quelques gorgées de mon breuvage magique. J’ai merdé, en fait, et je ne sais pas si je regrette. En fait, non, je ne regrette pas la nuit, j’appréhende la suite.
— Oh ! Alors, tout est vraiment bon dans le Breton ?
Je fronce les sourcils avant de jeter un œil à la tasse que j’ai prise en rentrant. Un sourire à la con naît sur mes lèvres et j’éclate de rire.
— Putain, tout est excellent dans le Breton, James ! Je… je me suis toujours dit qu’un mec timide devait être chiant au lit, mais c’était grisant d’être d’autant plus attentive à ses réactions, et puis… je sais pas comment l’expliquer… mais comment tu sais que j’ai passé la nuit avec lui, d’abord ? m’étonné-je.
— Eh bien, tu as dit que tu regrettais, c’est bien le seul avec qui ça pourrait être possible. Et si tu ne regrettes plus mais que tu as peur de la suite, ça confirme que c’est lui, le bon coup. Grisant, hein ? Raconte-moi tout !
— Quelle partie ? Hier soir, cette nuit ou ce matin sous la douche ? pouffé-je. Je ne suis pas en avance, James, il faut que j’aille bosser…
— Ah, parce qu’en plus, c’est un petit lapin ? File, voyons, il va te sauter dessus vu comme tu es belle !
Je jette un œil à ma tenue et grimace.
— T’as raison, je devrais peut-être mettre autre chose, ça ne lance pas les signaux idéaux, ça… J’ai pas vraiment l’habitude de recroiser mes rencards le lendemain au boulot.
— Non, surtout pas ! Tu es à croquer ! Moi, j’adore ! Et depuis quand tu te préoccupes de ce que les autres pensent ou font pour t’habiller comme tu veux ?
— Les autres, je m’en fous. Je parle d’Eliaz. Je ne veux pas qu’il… Enfin… Tu vois ? C’était une nuit, c’était très agréable, mais ça s’arrête là, quoi.
— Tu es sérieuse ? Tu es radieuse comme ça et tu ne vas même pas remettre le couvert au moins une fois ? Tu me le laisses, c’est ça ? sourit-il en continuant à me mater.
— Eliaz n’est pas du genre à avoir des coups d’un soir, mon petit Chat. Je… je n’ai pas envie de le blesser en profitant de lui quelques nuits, tu comprends ? Tu te rends compte qu’il n’a eu qu’une femme dans sa vie, quand même ? Je ne suis pas une nana pour lui, soupiré-je en descendant les escaliers, mon colocataire à mes trousses.
— Oh la la… Il doit déjà être amoureux… Prépare-toi à ce qu’il ne soit pas prêt à te laisser t’échapper aussi facilement. Et envoie-le moi s’il pleure trop, je le consolerai.
— Il est hétéro, arrête de rêver, ris-je en enfilant ma veste après lui avoir collé ma tasse vide dans les mains. C’est mon baiser qui lui a fait le plus d’effet, je te rappelle ! Allez, à ce soir ! Et n’oublie pas que c’est ton tour de faire les courses, Beau Gosse. D’ailleurs, le placard de chocolat commence à manquer de choix.
— Pas étonnant, vu tout ce que tu manges ! Bonne journée ma Puce !
— Le chocolat, c’est la vie ! On fête une bonne nouvelle avec du chocolat, on se réconforte avec du chocolat, on partage un bon moment avec du chocolat, on comble l’ennui avec du chocolat ! Evidemment que je mange du chocolat. Je suis tellement incomprise !
Je geins théâtralement en sortant de la maison, et fais moins la maligne en consultant l’heure sur mon téléphone. Je suis carrément à la bourre, mais c’était plus que prévisible. Ce matin, tout aurait pu se passer autrement si Eliaz n’avait pas eu le culot de me rejoindre sous la douche. Je me suis demandé où était passé l’homme timide, mais il semblerait qu’il l’avait remisé au placard pour laisser la place au tigre. Et comme je suis une faible personne, je me suis fait un malin plaisir de lui prouver que j’aimais vraiment les turlutes. Et on peut dire que je ne l’avais jamais entendu autant jurer que lorsqu’il était dans ma bouche. C’était presque aussi excitant que son regard brûlant sur ma petite personne, ou que la façon dont il m’a dit qu’il avait envie de moi. Merde, Eliaz me fait bien trop d’effet pour que je remette le couvert, en vérité.
Après une petite balade dans le métro bondé, je me stoppe à quelques pas de l’immeuble en constatant que mon collègue est de l’autre côté de la rue, pas plus en avance que moi. Je n’ai pas le temps de me planquer qu’il me voit et me sourit, et je suis obligée de reprendre ma marche en direction de l’entrée. Malaise ? Pour ma part, c’est clair.
— Salut, soufflé-je en passant devant lui pour entrer.
Comme à mon habitude, je salue le vigile à l’entrée, la secrétaire à l’accueil même si c’est une intérimaire qui n’est là que depuis quelques jours, et traverse le hall pour me réfugier dans l’ascenseur. Avec lui, évidemment… Quatre étages, on n’a pas vraiment le temps de discuter en si peu de temps, non ? A vrai dire, lui comme moi restons silencieux. Je sens qu’il m’observe mais je garde le nez dans le col de mon manteau. Il fait froid, ce matin, si, si, je jure que c’est vrai.
— Salut la compagnie ! lancé-je lorsque j’arrive dans l’open space.
Je n’ai pas le temps de gagner mon bureau que la voix de Véronique résonne dans mon dos. Ou dans le nôtre, parce qu’Eliaz est juste sous mon nez lorsque je me retourne pour voir notre boss.
— Ah, vous tombez bien, tous les deux ! Dans mon bureau. Et vous êtes en retard, je vous signale ! J’espère que c’était pour travailler sur l’article, car la deadline approche !
— Oh, bonjour Véronique… Désolé pour le retard, s’empourpre Eliaz, donnant tout de suite l’impression que la raison du retard n’est pas légitime.
— Ca va, Véronique, on ne t’a jamais rendu un article en retard, soupiré-je en la suivant dans son bureau. Je te rappelle qu’on bossait hier soir pendant que tes petites fesses étaient dans ton canapé. Et merci pour ce papier, sérieux, les rencards de merde qu’on s’est coltinés, un pur plaisir !
Hors de question que je m’abaisse à m’excuser d’être à la bourre quand je me retrouve à naviguer sur des sites de rencontre pour ses beaux yeux jusqu’à pas d’heure le soir. Plutôt rôtir en Enfer.
— Rencards de merde ? Vous n’avez qu’à mieux choisir qui vous invitez, voyons ! Ce n’est pas à moi de vous apprendre votre travail, quand même ! Bon, vous allez tenir les délais ?
— Non, c’était une très belle soirée, je pense, répond Eliaz, visiblement plus concentré sur mon décolleté que sur la conversation maintenant que j’ai enlevé mon manteau.
Bien sûr que c’était une belle soirée, sauf qu’il s’éloigne du sujet de base, là. Je me racle la gorge bruyamment et le fusille du regard avant de me concentrer sur Véronique.
— Tu m’expliques comment on pouvait savoir que nos rencards respectifs allaient préférer discuter entre eux plutôt qu’avec nous ? J’en peux plus de cet article, sérieux. La prochaine fois que tu as une telle idée, je te conseille grandement, et amicalement bien sûr, de t’étouffer avec dans ton sommeil.
— Eh bien, ça promet. On dirait qu’Eliaz va faire la partie la plus positive, cette fois. Ça changera, tiens. En réalité, je m’en moque de vos rencards, ce que je veux, c’est voir vos écrits. Lundi, vous aurez une première version ?
— Il nous manque encore un rencard, donc il va falloir que tu patientes, Boss. Mais comme d’habitude, tu auras nos articles pour le site Internet sur le date d’hier soir d’ici deux jours. Ça va aller vite… On s’est dit bonjour, la blonde a joué la nunuche, le barbu a kiffé son décolleté, ils sont allés fumer une cigarette tous les deux pendant une éternité et nous, on a fini par se barrer, nos egos écrabouillés à nos pieds. Morale de l’histoire : éviter les doubles rencards sous peine d’avoir le cœur brisé.
— Vivement le troisième rencard, alors. Je compte sur vous.
— Youhou, j’ai hâte d’y être, lui lancé-je avec mon plus beau sourire faux.
— Moi, je me serais bien arrêté là, répond Eliaz avant que je ne le pousse vivement pour éviter qu’il ne sorte une bêtise à Véronique.
— A plus, Cheffe ! On va bosser ! crié-je en tirant mon collègue jusque dans l’aquarium. A quoi tu joues, Eliaz ?
— Je ne joue pas, je… J’étais déconcentré, c’est tout.
— Eh bien remets tes neurones en place, mon Lapin, on a encore un date à assurer et un article à écrire, je te rappelle…
— Je crois que je n’ai pas assez dormi pour avoir la tête à ça, moi. On se dépêche d’avancer pour se retrouver après le boulot ? me demande-t-il, les yeux brillants à cette perspective qu’il doit déjà avoir imaginée dans sa tête.
Bingo, voilà que je regrette vraiment, maintenant. Pas le sexe en lui-même, non, juste… d’être moi. D’être libre et d’aimer ça, de ne pas me retrouver dans le même lit plusieurs nuits, de vouloir profiter de la vie. Oh, je ne dirais pas non à une autre nuit avec Eliaz, je crois même que j’adorerais ça. Mais lui et moi sommes le jour et la nuit. Nous n’avons clairement pas les mêmes attentes suite à ce dérapage.
— Eliaz… c’était sympa, cette nuit. Je… je t’assure que j’ai adoré ça, mais tu me connais, non ? Je ne fais pas ça, revoir les hommes. Surtout pas quand j’ai conscience qu’ils n’ont pas les mêmes attentes que moi.
— Je sais que tu ne fais pas ça, revoir les hommes… mais moi, tu me revois, là. Tu n’as pas comme moi cette envie de recommencer ? C’était quand même… céleste, non ?
— Et ça complique surtout tout. Je ne regrette pas ce qui s’est passé, mais on ne peut pas mêler le boulot et le perso à ce point. Je te fais arriver en retard, en plus, toi ! Tu vois bien que ça ne peut pas coller… Et je crois que tu n’es pas le genre de mec qui baise pour s’amuser, profiter de la vie. Je ne veux pas…
— Non, je ne vois pas, non, bougonne-t-il avant de se détourner de moi. Mais je comprends. Je suis juste comme les autres hommes, ajoute-t-il en essayant de dissimuler le fait que je l’ai blessé. Et pour info, je m’en fous du retard, c’est juste que jusqu’à présent, je n’avais jamais eu une bonne raison de l’être.
— Non, c’est justement parce que tu n’es pas comme les autres qu’il vaut mieux éviter de remettre le couvert. Je pense t’avoir suffisamment cerné pour comprendre que tu veux autre chose que quelques parties de jambes en l’air, Eliaz… Et je ne peux pas t’offrir plus que ça. Je… je n’ai jamais été en couple, tu comprends ? Tout ça, ça m’est inconnu, et je ne suis pas certaine de vraiment le chercher. Alors mieux vaut s’arrêter là avant que tu t’attaches trop, je ne veux pas te faire du mal, je ne suis pas comme ça.
— Moi, ça ne m’a pas fait peur d’essayer de nouvelles choses cette nuit. Mais t’en fais pas, on va se remettre à bosser. Le troisième rencard sera peut-être le bon.
Je me retiens de grimacer et acquiesce. Adèle, ou la reine pour compliquer les choses. Il y a encore quelques semaines, nous passions notre temps à nous chamailler pour le boulot, parce que j’étais trop ci, pas assez ça, tout comme lui, d’ailleurs. Et aujourd’hui, on va se faire la tronche et se voir le moins possible pour éviter ce malaise qui est apparu après que chacun a découvert l’autre à poil, après que nos corps se sont rencontrés et apprivoisés. Merde, si je ferme les yeux, je peux encore l’entendre jouir, sentir la douceur de ses lèvres sur les miennes. Mauvaise idée, tout ça, c’est sûr ! Je fais la douloureuse expérience des conséquences du couteau dans le contrat “no zob in job”, et je déteste ça.
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