38. Jeu, massage et match

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Adèle

— Hep ! Fais pas le trajet pour rien et ramène-moi une tablette de chocolat aux noisettes, s’il te plaît ! Et un verre de blanc aussi, tu seras un amour.

James soupire mais s’exécute alors que je remonte le plaid sur mes jambes en m’installant plus confortablement sur le canapé. Ma polaire sur les épaules, mon ordinateur sur les cuisses, je jette un œil à Batman qui se bat contre Superman à la télévision. Pierre a lâché l’affaire depuis un moment et est monté se coucher, trouvant honteux que la seule héroïne féminine soit à moitié à poil alors que les hommes sont beaucoup trop couverts. Aya est sortie avec quelques filles de sa promo et ne devrait pas rentrer de la nuit. James adore mater les superhéros, alors il n’a pas dit non à une soirée matage.

— Merci mon petit Chat, souris-je en lui piquant le chocolat des mains. Qu’est-ce que je ferais sans toi, sérieusement ?

— Mais rien, ma Chérie. Rien du tout ! Sans moi, la vie serait morne et triste et tu serais toi-même grise et sans énergie. C’est ça, mon super pouvoir à moi !

— Tu serais l’homme parfait si tu faisais les massages des pieds . Tu le sais, ça ? pouffé-je en cognant mon verre de vin contre sa tasse de pisse mémé.

— Ah non, pas les pieds ! Enfin, pour toi qui es la femme de ma vie, je pourrais peut-être faire une exception.

Je tire sur le plaid et lève mes petits pieds emmitouflés dans de grosses chaussettes roses et bleues dégueulasses en me parant de mon plus beau sourire coquin.

— C’est quand tu veux, Beau Gosse ! Ils n’attendent que ça, et je suis sûre que tu as des doigts de fée !

— Tu ne vas pas me demander ça, quand même ? s’effraie-t-il à mes côtés.

— Je ne comprendrai jamais ton aversion pour les pieds, sérieux. Les miens sont magnifiques en plus, m’esclaffé-je. Et je trouve ça hyper viril, un mec pieds nus. Ne me demande pas pourquoi, je n’en ai aucune foutue idée. Pour le reste, je te demande un massage, pas de me sucer le gros orteil non plus !

— Bon, c’est bien parce que j’ai envie de savoir pourquoi tu es en train de déprimer et de boire plus que de raison. Tu vois les sacrifices que je fais pour toi ? déclare-t-il théâtralement en se glissant en bas du canapé.

Je me retiens de rire quand il s’installe et ôte mes chaussettes en grimaçant. Je crève d’envie de lui coller mon pied sur la joue, mais reste sérieuse. James fait des massages du dos du tonnerre, alors je suis sûre qu’il est capable de gérer aussi mes petits petons.

— J’ai pris une douche y a deux heures et je me suis lavée entre les orteils, promis, chuchoté-je. Et je ne déprime pas, je me fais chier sur le dernier site de rencontre. Il n’y a que deux profils qui me correspondent, et les mecs sont chiants à mourir. Enfin… y en a un troisième, mais je n’ai pas répondu à son message. Il n’y a pas de photo, ça me fait un peu flipper.

— Oublie les mecs chiants, pas besoin d’un site de rencontre pour en trouver, me répond-il alors que ses mains se posent sur mes pieds. Et pourquoi ça te gêne qu’il n’y ait pas de photo ? Tu préfèrerais qu’il en mette une fausse ? Oh, c’est vrai qu’ils sont tout doux !

— Je les bichonne, qu’est-ce que tu crois ! Selon la position, les mecs peuvent les avoir juste sous le nez ou presque, je pense à mes partenaires, ris-je avant de lâcher un petit gémissement quand il appuie sur ma voûte plantaire. Nom de Dieu… Je savais que tu avais des doigts magiques, petit cachotier !

J’ouvre à nouveau le message du mec sans photo. Un truc simple mais qui appelle une réponse et démontre son intérêt pour notre compatibilité de 88% selon le site, mais qui, étrangement, s’intéresse aussi à nos différences.

— Pour le profil du gars sans photo, je trouve ça… louche, en fait. Comment parler à quelqu’un sans savoir à quoi il ressemble ? J’aime m’imaginer la personne devant son écran, tu vois ?

— Oui, c’est un peu bizarre, mais peut-être que le gars ne veut pas être jugé sur son look. En plus, il a quand même bien rempli la description, tu peux l’imaginer, quand même.

Il continue ses attentions et s’amuse à faire courir ses doigts sur mon talon, mes chevilles. Je soupire sans savoir si c’est de plaisir sous les caresses de mon coloc ou de frustration de n’avoir qu’une description écrite. Un peu des deux, peut-être. Ce qui ne m’empêche pas de chercher quoi répondre à mon interlocuteur virtuel.

Bonsoir, Monsieur 88%. C’est un plaisir de savoir que je ne suis pas si folle que je le pensais, ou tout du moins que je ne suis pas seule dans ma folie. C’est vrai, peut-être qu’il faut être un peu fou pour être sur ce genre de sites de rencontre. Ou pour qu’un profil corresponde au mien, je crois. Oh, je ne t’insulte pas, j’adore la folie, moi. Comme j’aime beaucoup de choses affichées sur ton profil. Tu l’auras compris à ce message, je suis une bavarde, à l’oral comme à l’écrit, et j’aime jouer avec les mots au point d’en avoir fait mon métier. Merci d’avoir fait le premier pas, et au plaisir de te lire.

— T’en penses quoi ? questionné-je James après lui avoir lu le message que j’ai tapé.

— Que j’espère que c’est un intellectuel parce que sinon, il ne va rien comprendre ! Ou il va fuir ! Tu peux pas lui dire tout simplement : “Je sais, j’ai de beaux roploplos, on se voit quand ?”

— Je suis censée chercher l’amour, pas une baise dans les jours à venir, soupiré-je en envoyant mon message. C’est forcément un intellectuel, ou un sacré mytho, vu son profil.

—Et c’est ça qui te plaît alors ? Ou il y a des questions qui t’ont fait dire qu’il est différent ?

— Je ne sais pas… Un feeling, en fait. Mais… hier matin, avec Eliaz, c’était hyper naturel entre nous. Je veux dire… On n’a pas fait que se reluquer comme des chiens en chaleur, se sauter dessus. On a partagé un rapide petit déjeuner durant lequel on a parlé de tout et n’importe quoi. La plupart du temps, les types veulent en profiter à mort et font tout pour me coucher sur la table du petit déjeuner, s’ils m’en proposent un.

— Et donc, cet inconnu, tu crois qu’il est comme ton collègue : un dieu du sexe qui aime papoter au petit déjeuner ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit, ris-je. Juste que son profil me laisse penser qu’il pourrait chercher autre chose que la levrette sur la table du petit dej’. Oh, il m’a répondu, tais-toi et masse, mon petit Chat !

Je lui fais un clin d'œil, mon plus beau sourire, et ouvre le message de Monsieur 88% avec une petite pointe d’empressement. C’est souvent l’effet que ça me fait lors des premiers échanges, l’envie de cerner la personne, de comprendre ses intentions. En fait, tout se joue sur les premiers messages pour moi.

Bonjour, charmante femme. C’est vrai que 88%, c’est pas mal. Si seulement j’avais un peu menti, j’aurais pu approcher les 100%, mais quel est le but de ces sites si on ment ? Je veux bien être fou, comme tu l’indiques, mais un fou honnête ! On a des valeurs ou on n’en a pas ! En tout cas, pas mal, ton approche, avec une insulte pour commencer, c’est original. Je suis sûr que c’est ça qui te caractérise, ce qui rend ces échanges encore plus intéressants. Et sinon, tu penses vraiment que faire croire au Père Noël à ses enfants, c’est mal ? C’est aussi leur apprendre à rêver, non ?

J’éclate de rire à ses derniers mots et ne réponds même pas à James qui finit par me pousser un peu pour s’installer de telle sorte à voir mon écran alors que je tape déjà un message.

Honnêtement ? Une partie de moi trouve ça honteux de mentir aux gosses. Le Père Noël, la petite souris, tout ça, ça semble mignon, mais le chantage derrière est terrible. Sois sage ou tu n’auras pas de cadeau. Qui fait ça à un gosse ? Mais bon, je crois que le pire pour nos enfants (et nos filles, particulièrement d’ailleurs), ce sont les contes de fée. Le Prince Charmant, les filles qui ne font rien de leur vie en attendant un homme… Sans parler du fait que les princesses sont la moitié du temps mineures, embrassées sans leur consentement… Alors… Trop folle pour toi ? #TeamPocahantas (La seule trop cool)

— Je crois que je suis folle, James, pouffé-je. Qui balance ces conneries à son deuxième message, sérieusement ?

— Eh bien, toi ! C’est juste toi ! Et lui, c’est pas mieux. Non seulement, il a regardé ton message mais te provoque, et ça marche. Tu réponds au quart de tour, il va être trop content. On t’a jamais dit qu’il fallait les faire languir ?

— Je ne fais jamais rien comme les autres, tu le sais. Et puis, à quoi bon mentir ? Son message m’a fait réagir, je réagis et puis c’est tout ! C’est moi, ça, l’impatience, l’impulsivité.

— Tu es toujours dans le cadre professionnel, là, ou tu fais ça juste pour toi ? Parce que tu prends tout très à coeur !

— Je crois que j’ai fait ça pour chaque type avec qui j’ai discuté, James. L’idée était d’être honnête et de vraiment chercher, sinon ça biaise l’article, non ?

— C’est pas faux. Mais donc, si tu cherches plus que du cul, comme tu disais tout à l’heure, pourquoi tu donnes pas une chance à Eliaz ? Si j’ai bien compris, il était déçu d’en rester à une nuit, non ?

— Tu me cherches des poux, ce soir ? grommelé-je. Je cherche vraiment sur le site, pas dans la vie. Je… je ne suis pas faite pour un type comme Eliaz, James. Je suis frappée ! Exubérante, bavarde, bravache, je parle fort, je ris tout le temps, je sors, je picole comme un trou, je vis avec des dingues, je baise avec des partenaires différents chaque semaine… Eliaz… Il vit avec sa petite sœur, il est calme, posé, sensé. Il ne dit jamais un mot plus haut que l’autre sauf pour me dire que je manque de professionnalisme ou insinuer que je suis une Marie-Couche-toi-là ou que je suis folle… Il ne sort quasiment pas, est toujours à l’heure, toujours respectueux. Qu’est-ce que je peux lui apporter ?

— Eh bien, ton cul et tes seins, non ? C’est déjà pas mal, se moque mon coloc qui est hilare à côté de moi. Tu te rends compte que tu demandes des trucs sérieux à des mecs comme moi qui sont aussi fous que toi ? Tu es irrécupérable !

— C’est comme ça que tu m’aimes ! Allez, chut, laisse-moi lire la réponse de Monsieur 88%, soufflé-je en posant ma main sur sa bouche.

— Si c’est fou de considérer que les contes de fée donnent une image conservatrice de la femme soumise et qui attend son sauveur, ce n’est pas toi qui est folle, c’est notre époque qui l’est ! Par contre, Pocahontas, ce n’est pas la seule qui est cool. Tu as oublié Mulan par exemple ! Et si je n’étais pas distrait par tes photos, je suis sûr que j’en trouverais plein d’autres. Eh oui, moi, c’est plutôt #TeamLaPetiteSirène (la seule avec une queue !). Bref, maintenant que je t’ai fait peur avec mon côté pervers, tu penses que ma folie pourrait répondre à la tienne ? Parce que si c’est le cas, on pourrait en profiter pour mieux se connaître. Ah, et surtout, la question éliminatoire : tu aimes le chocolat ? Parce que si ce n’est pas le cas, tu as beau avoir un beau cul, c’est mort pour moi. Je t’ai dit que j’avais des valeurs non négociables.

Tu sais que la petite sirène a quinze ans dans le dessin animé ? Qu’elle tombe amoureuse d’un prince juste en le voyant ? Qu’on l’empêche carrément de s’exprimer pendant une bonne partie du film ? Sois belle et tais-toi… C’est bien beau d’avoir une queue, Monsieur 88%, mais quand on est une femme, ça ne nous sert pas à grand-chose ! Heureusement que tu aimes le chocolat, sinon je ne donne pas cher de ta peau ;) Une petite sœur, peut-être, pour être aussi calé sur les Disney genrés pour les petites filles ? Ou pour les filles en général, parce que je suis du genre à me caler devant les Aristochats ou Rox et Rouky les dimanches après-midi pluvieux… Mais chut, c’est un secret !

Je vais filer dormir, il se fait tard et j’espère pour moi que la ponctualité n’est pas une question possiblement rédhibitoire, parce que ce n’est pas ma plus grande qualité. Merci pour ce petit moment agréable. Au plaisir, Monsieur 88% !

Je ferme le capot de mon ordinateur et souris à James qui fronce les sourcils.

— Je suis censée me faire désirer, non ? Je répondrai demain dans la matinée. Et je vais vraiment aller me coucher, Batman et Superman sont potes maintenant et on n’a même pas fait attention. Merci pour le massage des pieds, mon petit Chat, tu es le meilleur, tu le sais, ça ?

— Oui, et je devrais créer un profil sur ton application pour avoir une chance que tu t’intéresses un jour à moi. Arrête de chercher le Prince Charmant, tu l’as déjà trouvé !

— Dommage qu’il préfère les mecs, gloussé-je en le smackant après m’être levée. A demain, Chaton.

— Bonne nuit, et rêve à Monsieur 69 plutôt qu’à Monsieur 88%, surtout ! C’est beaucoup plus fun !

Je dépose mon ordinateur sur la table de la salle pour ne pas être tentée de le rouvrir une fois dans mon lit afin de voir si mon interlocuteur du soir m’a répondu, et monte rapidement au deuxième pour me brosser les dents et me glisser sous la couette. Je sais que je n’ai pas montré mon meilleur profil dans ces échanges, mais Monsieur 69/88% a semblé apprécier notre conversation, vu ses réponses, non ? Au moins, j’ai arrêté de me prendre le chou sur la situation avec Eliaz pendant un bout de ma soirée, c’est mieux que rien.

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